Résister et construire

Niek Tweehuysen

p. 17-20

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Niek Tweehuysen, « Résister et construire », Revue Quart Monde, 256 | 2020/4, 17-20.

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Niek Tweehuysen, « Résister et construire », Revue Quart Monde [En ligne], 256 | 2020/4, mis en ligne le 01 juin 2021, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10076

Ce texte, dont le titre original était Barclay et Cyndie, a été publié dans le cadre d’un séminaire organisé par le pôle recherche du Mouvement ATD Quart Monde et l’équipe des relations internationales, sur l’articulation entre la justice environnementale et la justice économique et sociale, les 8 et 9 juin 2020.

En Centrafrique, comme dans beaucoup de pays, tout le monde ne peut pas se permettre de vivre dans de bons endroits. Les pauvres surtout sont obligés de s’installer dans des lieux instables, inondables, dangereux ou pollués.

La violence, le fleuve, la forêt, la faune

C’est ainsi que Barclay, sa femme Cyndie et leurs deux enfants s’étaient résignés à vivre dans un quartier dangereux. Un lieu où, avec une grande régularité, depuis des années, les groupes rebelles et dits d’auto-défense se tirent dessus, incendient le commerce de ceux qui ne se plient pas à l’injonction de payer pour leur « protection ». Ils tuent sans pitié et montent les communautés chrétiennes et musulmanes les unes contre les autres. Encore aujourd’hui, les habitants de ce quartier sont sur le qui-vive et craignent les balles perdues.

Barclay avait été soulagé de pouvoir un jour s’en éloigner pour s’installer aux abords de l’Oubangui, le fleuve qui traverse la capitale. Il a trouvé une chambre à louer pour y mettre sa famille en sécurité. Le loyer était à leur portée. C’était comme un nouveau départ ! Mais le répit a été de courte durée. À la saison des pluies, le fleuve a inondé le quartier. L’eau est même remontée directement de la terre, depuis la nappe phréatique.

C’est vrai que des inondations étaient prévisibles si on se fiait aux habitudes de l’Oubangui qui déborde une fois tous les dix ans. Mais l’ampleur du désastre cette fois-ci montrait des signes tangibles du dérèglement climatique. Certains, plus informés, expliquent le phénomène par plusieurs causes cumulées qui se résument à une maltraitance sans foi ni loi de la nature.

La coupe du bois sans retenue, souvent exécutée dans le cadre de concessions douteuses, fragilise les équilibres naturels. Tous les jours, des arbres centenaires couchés sur de grands camions, des convois sans fin, quittent le pays. Une matière première brute qui sera exploitée hors frontières pour enrichir des économies d’ailleurs, au détriment de celle du pays. D’autres arbres sont brûlés ou abattus pour la production du charbon et l’approvisionnement en bois de chauffage. La forêt, sacrifiée, disparaît peu à peu ; sa faune, mise en péril, migre pour chercher refuge ailleurs. Les fleuves et les rivières sont aussi malmenés, détournés de leur lit naturel pour irriguer les exploitations d’or et de diamants, souillés par les produits chimiques utilisés dans l’extraction minière. Poissons, insectes et autres petits animaux meurent en silence.

Les populations qui vivaient de la fécondité de la nature, à travers un labeur difficile et une exploitation raisonnable, s’appauvrissent. Ceux qui le peuvent encore partent vers les bourgs et les villes pour survivre. La plupart d’entre eux tombent dans une misère plus profonde. Les populations drainées sur les sites miniers sont outrageusement exploitées, livrées aux maladies et à la violence, encore illusionnées par la réussite de quelques chanceux. La richesse naturelle du pays crée son malheur parce qu’elle attire des puissants sans scrupules et provoque pillages et corruption.

Dérèglement climatique, cupidité des hommes, ce n’est pas de la littérature. Barclay et sa famille font face aux conséquences de ces maux qui dégradent la planète et divisent l’humanité.

La protection des siens, l’invention d’un métier utile

Avec d’autres riverains, Barclay a bien essayé de résister face à la montée du fleuve, espérant pouvoir protéger sa famille contre les risques de paludisme et typhoïde venant de ces eaux stagnantes, souillées par le débordement des latrines et fosses septiques. Mais bien vite, il a dû se résoudre à déménager une nouvelle fois. L’eau est entrée dans leur maison avec une rapidité fulgurante. Barclay et Cyndie ont juste pu sauver leurs enfants, quelques meubles, le matelas. Impuissants, ils ont vu se noyer une partie de leurs acquis. Le petit kiosque où Cyndie vendait du savon et des denrées alimentaires flottait avec son contenu dans une sorte de lac qui s’était formé là. Le profit de ce petit commerce avait servi pour joindre les deux bouts quand le revenu du travail de Barclay ne suffisait pas.

À 27 ans, Barclay est un travailleur infatigable. Avec son chariot, il sillonne tous les jours les quartiers de Bangui pour ramasser les ordures. Les gens lui donnent quelques sous pour le transport à la déchetterie. Son travail est capital, il permet d’éviter de brûler les déchets devant chez soi, notamment le plastique diffusant des gaz toxiques responsables de maladies respiratoires chez les enfants. Barclay cherche à sensibiliser les gens sur ces risques, chacun peut y gagner. Ce travail, il y tient ! Il lui permet, modestement mais dignement, de faire vivre sa famille. Grâce à ça, ses enfants ont pu aller à l’école et il avait pu construire le kiosque de Cyndie qui permettait plus d’autonomie à la famille.

Où aller maintenant avec si peu en poche ? Le quartier qu’ils connaissent le mieux, c’est encore celui qu’ils avaient quitté pour des raisons de violence. Ils y retournent. Provisoirement, se disent-ils. Ils n’ont pas pu réinscrire leurs enfants à l’école, ni économiser assez pour lancer de nouveau un petit commerce. Ils vivent encore plus difficilement qu’avant et Cyndie souffre de ne pas pouvoir maintenant contribuer à l’économie familiale.

Barclay se retrouve au point de départ, mais il a encore de la chance, pense-t-il :

« D’autres familles sinistrées vivent encore sous des bâches dans des campements provisoires. Je m’en sortirai sans attendre une aide qui ne viendra peut-être jamais. Un jour, mes enfants retourneront à l’école. Un jour, je vivrai avec ma famille dans un lieu sûr. Je ne peux pas me laisser abattre ».

L’exclusion des statistiques, l’aide, l’école, la dignité

Certaines ONGs se sont déplacées pour apporter un premier secours. Une station de radio internationale a récolté des fonds, mais la famille de Barclay n’a pas bénéficié de ces secours, elle n’était plus sur les lieux et ne figurait pas dans les listes des sinistrés. Elle ne sera pas non plus comptée dans les statistiques, comme des centaines d’autres familles sans doute. Barclay continue son activité, contribuant à sa mesure à l’assainissement de son environnement. Là où certains ne voient qu’une activité sans valeur — ramassage d’ordure et recyclage — lui voit les bienfaits qui rejaillissent sur la communauté et ça le rend fier.

Sa famille n’est pas restée dans l’attente, elle a souffert mais n’a jamais baissé les bras, comptant sur ses propres forces, appliquant ses propres stratégies de survie. Une question continue néanmoins de le tourmenter : comment réinscrire les enfants alors qu’ils ont déjà payé l’année dans l’autre école, au bord du fleuve, au prix de tant de sacrifices ?

Sa famille, comme des millions d’autres à travers le monde, est affectée durement et directement par les causes et les conséquences du changement climatique. Toutes sont contraintes de vivre dans des endroits pollués, exposées aux cyclones, aux inondations, aux éboulements de plus en plus fréquents. Pour vivre, elles doivent accepter des activités dangereuses sans protection contre les maladies, les accidents, et l’usure précoce du corps. Elles doivent se contenter d’une alimentation bon marché, nocive, fabriquée à base de produits chimiques de synthèse.

Face à cela, elles s’adaptent, s’acharnent, résistent, en gardant la tête haute. Toujours à la lisière de la survie, les yeux fixés sur l’horizon, faisant tout pour que l’avenir de leurs enfants soit différent de leur vie d’aujourd’hui. Leur expérience, leur compréhension des réalités vécues ne sont que trop rarement partagées. Cette connaissance pourrait pourtant éclairer nos réflexions et nos décisions sur la construction d’un monde plus juste, doté d’une économie respectueuse de l’homme et de la terre. Sachons les écouter, parce qu’elles vivent aujourd’hui ce qui peut être le destin de nous tous.

Des lavoirs ambulants

Aujourd’hui, Barclay est lui aussi devant ce péril qui déstabilise le monde : le coronavirus. Il n’a pas hésité longtemps. Il savait où aller pour en parler : à la cour d’ATD Quart Monde ! Là, il a l’habitude de rencontrer d’autres jeunes : ceux qui mènent des actions culturelles dans des quartiers et villages défavorisés et ceux qui gagnent leur vie au jour le jour. Ils y trouvent comme lui un espace de débat et de partage des savoirs. Ensemble, avec les volontaires, ils ont décidé qu’ils ne resteraient pas les bras croisés. Ce virus menace tout le monde et si eux, ils ne vont pas informer les communautés les plus pauvres, ces dernières ne pourront pas se protéger. Alors ils sont partis à leur rencontre avec des dépliants d’information, des « lavoirs » ambulants et du savon.

Barclay continue ses tournées de ramassage de déchets. Elles durent plus longtemps parce qu’il prend le temps de sensibiliser les gens aux gestes barrières contre le virus. Sur son chariot tout le monde peut lire et voir les gestes barrières dessinés.

Niek Tweehuysen

L’auteur, Niek Tweehuysen, est volontaire d’ATD Quart Monde depuis 1977. Il a travaillé sur quatre continents, dont l’Afrique, où il a passé dix années pour y fonder le Mouvement en Tanzanie. Dessinateur en bâtiment et assistant social, il a cherché à mettre en pratique le partage des savoirs à travers des actions pour l’accès aux métiers avec des jeunes défavorisés. Actuellement il est responsable d’ATD Quart Monde en République centrafricaine (RCA). On lui doit un livre : Des pailles dans le sable (Éd. Quart Monde, 2011, 269 p.), retraçant son action en Tanzanie.

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