Pour compenser la faiblesse, la confirmer ou l’effacer

Henry Noguès et Denis Bouget

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Henry Noguès et Denis Bouget, « Pour compenser la faiblesse, la confirmer ou l’effacer », Revue Quart Monde [En ligne], 158 | 1996/2, mis en ligne le 01 décembre 1996, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1012

Politiques spécifiques de lutte contre la pauvreté ou politiques générales voulant atteindre jusqu'aux plus pauvres comportent des contradictions. Les auteurs en ont approfondi l'analyse avec de nombreux praticiens de tous niveaux de responsabilité. En voici l'essentiel

Depuis plus d'une décennie, la volonté politique d'éviter la constitution de sociétés duales et fragmentées et le souci du maintien d'une certaine cohésion sociale et politique se sont traduits par de nombreuses réformes visant à limiter, voire à combattre, les exclusions sociales. Entreprises dans des contextes économiques et sociaux difficiles, avec des finalités ambitieuses en complément des institutions de protection et d'assistance héritées de l'État-providence, ces politiques engendrent souvent des résultats qui sont loin de répondre aux attentes. Elles prennent la forme de politiques spécifiques ou elles s'inscrivent dans des politiques générales qu'elles visent à transformer pour en garantir l'effectivité dans les situations de grande pauvreté. Une alternative se pose alors : faut-il favoriser la mise en place, dans différents domaines, de politiques sociales spécifiques pour la lutte contre la grande pauvreté ? Faut-il plutôt œuvrer dans le sens d'une intégration des objectifs de lutte contre la grande pauvreté au sein des politiques sociales générales qui sont engagées pour tous ? Ou ne faut-il pas dépasser cette alternative et rechercher une articulation et une complémentarité entre les deux formes de politiques ?

Décrire la grande pauvreté comme un phénomène nouveau rassemblant une population aux caractéristiques inédites tend à justifier la mise en place de politiques spécifiques partiellement substitutives aux anciennes politiques sociales d'aide aux pauvres. Au contraire, considérer la grande pauvreté comme le résultat de dysfonctionnements inscrits dans la logique même du développement économique et social invite plutôt à repenser les politiques sociales dans un souci d'intégration de tous et à réexaminer l'articu­lation des politiques sociales avec les autres politiques.

Modèle des politiques spécifiques

Les politiques spécifiques prennent généralement appui sur ce constat : les très pauvres présenteraient des caractéristiques qui leur rendraient difficile et même impossible l'accès aux prestations et services offerts à l'ensemble de la population. Il serait alors nécessaire de créer des politiques adaptées dans un souci d'efficacité et pour garantir au moins un minimum de niveau de consommation et d'exercice des droits. A groupes sociaux particuliers, besoins particuliers et donc politiques particulières.

Il s'agit bien d'un modèle rationaliste qui cherche à identifier les besoins particuliers des groupes sociaux démunis, besoins considérés comme devant être pris en charge par la collectivité. Cette démarche conduit à élaborer des politiques catégorielles autour de populations cibles comme les enfants, les personnes âgées..., ou des politiques fonctionnelles par domaine comme la santé, le chômage... en limitant l'intervention à quelques catégories de pauvres et à certains de leurs problèmes. Hors du champ de ces caractéristiques, les situations de pauvreté sont restées souvent difficiles à prendre en charge, ou même n'étaient, et ne sont pas encore, reconnues comme telles.

L'histoire de l'aide aux pauvres est très largement dominée par cette conception de l'intervention publique et associative. C'est encore vrai aujourd'hui au nom de l'adéquation de l'intervention, de sa pertinence, de sa cohérence, bref, de son efficacité. Les catégories prises en compte ont partiellement changé. Dans le domaine de l'insertion et de la formation, même si les stages sont souvent critiqués pour l'illusion d'un emploi futur qu'ils engendrent, on leur reconnaît volontiers certains bienfaits notamment pour les jeunes. D'autres politiques ont un caractère plus global et plus transversal : zones d'éducation prioritaire, politique de la ville, îlotage... Mais, même si elles sont décrites comme des actions globales, il s'agit le plus souvent de territoires cibles, conduisant à de nouvelles catégorisations, en terme spatial. A l'instar d'autres mesures de discrimination positive, la mise en place de telles mesures spécifiques dans le domaine du logement est pourtant absolument indispensable. En leur absence, les populations en situation de pauvreté sont en concurrence avec les autres groupes sociaux dans un processus impitoyable qui aboutit le plus souvent à renforcer leur exclusion.

Trois raisons au moins peuvent donc expliquer les politiques spécifiques :

  • compte tenu de l'échec des politi­ques générales en terme d' « effectivité », de « take-up» pour les populations en grande pauvreté, des mesures spécifiques d'intervention sociale doivent être envisagées ;

  • les trous de la législation et l'existence de précarités accrues pour la popu­lation isolée, écartée des droits associés aux enfants et à la famille, imposent une réponse spécifique, parfois même personnalisée ;

  • un service spécifique est conçu en tenant compte des problèmes particuliers des personnes en grande pauvreté : problème de communication, de ressources... ; une amélioration de l'accès au droit devient possible pour les pauvres grâce aux aménagements prévus par des politiques spécifiques.

Les politiques spécifiques présentent des avantages réels pour lutter contre la grande pauvreté. Néanmoins, elles sont l'objet de vives controverses. Si chaque politique a été élaborée selon un modèle rationaliste d'intervention sociale, le constat d'échec partiel de l'ensemble prévaut. En effet, ces politiques sont élaborées selon une conception micro sociale et « partitionnée »

Multiplicité des objectifs et complexité

Si chaque action en tant que telle peut être tout à fait justifiée, l'ensemble de la politique de lutte contre la grande pauvreté aboutit à une multiplicité d'objectifs pratiquement impossibles à gérer correctement. Les problèmes posés sont innombrables : le recouvrement des politiques, leur télescopage, leur absence d'harmonisation dans le temps, les modifications brusques, parfois même leur caractère précaire !

Cette complexité ne reflète pas seulement la variété des cultures spécifiques à chaque administration ou association du domaine concerné. Elle traduit aussi de profondes divergences dans les analyses des situations de grande pauvreté même s'il existe un large consensus sur le fait que les phénomènes sont complexes car multidimensionnels et sur la nécessité d'un apprentissage des démarches.

Une des conséquences de cette multitude de dispositifs est le risque de « non take-up » (difficulté des populations démunies à accéder aux prestations qui leur sont en principe destinées). Les problèmes de compréhension sont tels que la plupart des travailleurs et des militants sociaux se plaignent de l'impossibilité de gérer une telle masse d'informations, surtout quand elle est en perpétuel changement comme l'ont été les mesures d'insertion professionnelle.

Actuellement, il y a un décalage de plus en plus important entre la production incessante des dispositifs et la nécessité de la durée pour leur implémentation, pour leur mise en œuvre. Il ne suffit pas d'énoncer des objectifs, voire de construire intellectuellement des projets ambitieux. Il faut ensuite les mettre en œuvre, ce qui demande du temps - organisation, transmission... - que les concepteurs ne semblent pas intégrer dans leur démarche. Les politiques publiques doivent mieux prendre en compte la complexité liée aux contradictions qui existent entre les échelles de temps imbriquées dans ces questions.

L'effet de stigmatisation est une des constantes des politiques d'assistance aux pauvres au cours des siècles. Aujourd'hui, il est parfois renforcé par les ghettos que ces politiques tendent à reconstituer en termes spatial ou en termes de position sociale. Les populations en grande pauvreté sont tenues à l'écart lorsque la réponse à leurs besoins ne peut être trouvée dans le cadre des solutions de droit commun. L'invention de solutions « ad hoc » apparaît alors comme une réponse possible mais, simultanément, comme un piège éventuel renforçant la désignation de l'état de pauvre.

La mise en place de telles politiques spécifiques pose également un problème pratique quant à la détermination du champ d'application. En effet, il est indispensable d'opérer une partition sur la population pour déterminer les bénéficiaires potentiels. Cette sélection repose sur des choix collectifs, sur les valorisations idéologiques, contradictoires selon les classes sociales, des groupes désignés comme pauvres. Au nom de ces valeurs, tous ne sont pas et ne méritent pas d'être aidés.

Un des effets pervers des politiques sociales en direction des populations pauvres est celui d'un détournement des objectifs. Les résultats quantitatifs, et non les effets qualitatifs, sont privilégiés. Ainsi, les HLM sont fréquemment habités par les classes moyennes ; les stages de formation sont remplis par des bacheliers...

Inventer un dispositif particulier et adapté dès qu'une politique n'est pas accessible aux plus pauvres incite au conservatisme des dispositifs qui ne fonctionnent pas correctement. La mise en place d'une solution pour les pauvres peut révéler une certaine forme de démission des pouvoirs publics, une renonciation à réformer les institutions existantes.

Les politiques spécifiques aboutissent à un paradoxe. Elles sont fondées sur une démarche en apparence empirique et pragmatique. Cette volonté de « coller au terrain » de façon quasi immédiate et permanente conduit à multiplier les dispositifs qui deviennent inadéquats car trop nombreux et trop changeants. A la limite, les politiques spécifiques risquent de prendre l'allure d'une politique conjoncturelle de lutte contre la pauvreté, sans vocation à dépasser le stade de l'aide d'urgence. Cette parcellisation des politiques freine ou empêche de concevoir des politiques de lutte contre la pauvreté dans leur ensemble.

Politiques générales de la protection sociale

L'exclusion sociale et la grande pauvreté résultent en partie de la négation ou du déni des droits, en particulier des droits sociaux, pour une partie de la population. Les politiques de lutte contre la grande pauvreté doivent alors s'attacher à rendre leurs droits aux populations défavorisées.

Dès sa création, l'ambition des fondateurs du système français de protection sociale, dont le financement repose sur le principe des cotisations sociales obligatoires liées à l'activité professionnelle, a été sa généralisation à toute la population. Durant les périodes de plein emploi, les discours étaient dominés par la certitude que cette généralisation aurait pour conséquence de réduire considérablement la pauvreté, et donc l'institution d'aide sociale.

C'est pourquoi les politiques sociales générales sont un des instruments de lutte contre la pauvreté. Elles ont des objectifs propres selon leur domaine (éducation, urbanisme...). Elles répondent généralement à un problème particulier (politiques fonctionnelles) qui concerne éventuellement une catégorie particulière de la population (politiques catégorielles) mais elles ne visent jamais exclusivement des personnes pauvres même si elles intègrent parfois des mesures de discrimination positive en leur faveur.

La recherche de la cohésion sociale, le sentiment d'égalité, le souci du respect de la dignité et la reconnaissance d'une citoyenneté pleine et entière pour tous sont les principaux arguments qui plaident en faveur des politiques sociales générales. Elles signifient un accès effectif des très pauvres aux politiques générales destinées à la population dans son ensemble.

Le principe d'une politique sociale générale repose sur le principe de l'égalité des droits. En effet, la doctrine juridique, sensible aux statuts implicitement distribués par les modes d'intervention, favorise des approches égalitaires et générales en termes de droits objectifs reconnus sur la base de la prise en charge d'un risque au sein de la protection sociale. Ce principe d'égalité peut être illustré aujourd'hui par le préambule du plan Juppé : «Au nom de la justice, nous voulons une Sécurité sociale pour tous », ce qui n'est rien d'autre que l'expression politique d'un profond attachement de la population au système de sécurité sociale. Le caractère universel des droits sociaux, fréquent dans de nombreux systèmes de protection sociale en Europe, impose alors de créer des modalités qui en permettent l'exercice à tous, en modulant si nécessaire le financement, voire les prestations.

Une autre justification est l'intégration sociale. Les politiques générales, définies le plus souvent en terme de fonctions (santé, logement...) permettent d'avoir une compréhension plus globale de la lutte contre la grande pauvreté, de limiter les phénomènes de stigmatisation, et surtout de réduire les aspects discriminatoires de ces politiques. L'intérêt de combiner étroitement la politique de lutte contre la grande pauvreté aux enjeux de la protection sociale est de pouvoir élargir les droits réels des populations très défavorisées.

Les politiques générales sont également considérées comme des instruments de prévention de l'exclusion sociale et de la pauvreté. En France, il faut citer l'exemple de la «politique vieillesse» entreprise depuis 1962. Autrefois, les personnes âgées constituaient la majeure partie des pauvres. Aujourd'hui, ce groupe ne constitue plus une population cible alors que, simultanément, la solidarité naturelle à leur égard a diminué du fait de l'isolement croissant des personnes âgées.

Si les caractéristiques et les objectifs des politiques sociales générales sont si universels, pourquoi élaborer des politiques spécifiques ?

Les politiques générales en échec

La première raison de la difficulté, voire de l'impossibilité, de couvrir les besoins des personnes pauvres provient du choix historique du système français de protection sociale, dit bismarkien, ou corporatiste selon Esping-Andersen1. Il a été construit sur le principe de l'assurance sociale dans laquelle l'assuré, durant son activité professionnelle, verse des cotisations sociales qui lui donnent, en contrepartie, des droits sociaux. La généralisation d'un tel système n'est concevable qu'en situation de plein emploi. Il est caractéristique de constater que durant les années quatre-vingts, une des réformes de la protection sociale, face à la montée du sous-emploi et de la précarité sociale, a consisté à rétablir clairement la ligne de partage entre les domaines qui relèvent de l'assurance et ceux qui relèvent de l'assistance (chômage et vieillesse) joliment dénommée « solidarité ». Face au risque brutal d'exclusion sociale, le système manque de continuité. Face au risque de rupture qui apparaît fréquemment lié aux situations de grande pauvreté, les réponses apportées par les politiques publiques deviennent elles aussi sources de telles ruptures (retard de versement des prestations, diminution brutale d'une allocation...)

Ainsi, tout système bismarkien est structurellement en échec pour prendre en charge une pauvreté croissante dans un pays à fort sous-emploi. Afin de conserver une Sécurité sociale pour tous, la solution adoptée consiste à reconnaître des droits sociaux aux populations démunies, la puissance publique étant le financeur des prestations ainsi étendues.

Par ailleurs, les politiques générales peuvent avoir des effets pervers dont le plus connu est la redistribution à l'envers, c'est-à-dire la redistribution au profit des plus favorisés suite à une mise en œuvre non contrôlée. La gratuité de l'accès à certains services publics comme l'Université et les grandes écoles en est un exemple.

Dès lors, un examen attentif doit être porté à l'ensemble des politiques sociales générales et aux raisons de l'exclusion des pauvres de ces dispositifs, surtout dans les situations de pauvreté extrême. Assez souvent, la volonté politique d'intégration des populations les plus défavorisées est organisée pour les moins pauvres parmi les pauvres. L'intégration des plus pauvres est considérée comme trop difficile à entreprendre, par fatalisme, parfois aussi par découragement. Plus généralement, les politiques universelles non ciblées sont « utilisées» par les catégories sociales moyennes ou supérieures.

En effet,

  • la conception des politiques intègre mal les situations des populations en grande pauvreté ;

  • mettre en œuvre des politiques visant les classes moyennes et supérieures est, pour les acteurs, plus « performant » en termes de résultats et offre davantage de possibilités de « valorisation » professionnelle et sociale ; 

  • les difficultés des bénéficiaires à se conformer à l'offre entraînent la sélectivité.

Une des solutions de plus en plus mise en œuvre est l'accès privilégié ouvert aux populations défavorisées, en particulier par la multiplication des prestations en espèces sous plafond de ressources. Cependant, cette modulation des prestations sociales au profit des seules populations pauvres pose aujourd'hui question. Dans un souci d'économie et au nom d'une plus grande équité, de nouvelles orientations conduisent à recentrer la protection sociale générale sur les seules populations pauvres ou sur les seuls risques majeurs. Cette orientation doit être examinée avec attention car, d'un côté, elle opère une redistribution verticale au profit des plus défavorisés mais, d'un autre, elle implique toujours un repli de la protection générale de la population qui, à terme, peut se révéler un nouveau facteur de précarité et conduire à un État-providence minimaliste (modèle libéral du welfare state)2.

Par ailleurs, les politiques générales sont construites par fonction et/ou par risque, ce qui engendre des cloisonnements entre les politiques, entre les prestations... Les cloisonnements sont différents selon les domaines d'intervention sociale :

  • cloisonnement entre le sanitaire et le social dans la politique sociale en direction des personnes âgées, des handicapés ;

  • cloisonnement entre le social et le judiciaire dans la politique de l'enfance et de l'adolescence ;

  • cloisonnement entre le social et le professionnel dans le domaine de la politique pour l'emploi ;

  • cloisonnement entre les fonctions au sein de la protection sociale.

Ces cloisonnements ne sont pas nouveaux. Ils résultent de l'organisation de la protection sociale en France, spécialisée par risque, de la structure interne de l'administration de l'État et de la dispersion des responsabilités des différents niveaux décentralisés de l'administration et des pouvoirs politiques.

Ils sont accompagnés d'une circularité des politiques sociales. En effet, l'approche de la pauvreté en termes de multidimensionalité invite souvent à renoncer à la recherche d'une cause, ou du moins, d'une articulation entre les dimensions. Faute d'un modèle explicatif pertinent pour comprendre les situations vécues par les personnes très pauvres, il est devenu difficile de savoir par où l'action politique ou l'action sociale doit commencer. L'idée la plus répandue est celle qui donne la primauté à l'absence de travail comme cause principale des difficultés rencontrées par les personnes ; de leur côté, les professionnels de l'action sociale considèrent que le logement est le premier maillon du processus de réinsertion.

De même, le cloisonnement rend difficile l'évaluation des effets globaux de l'ensemble des politiques. Enfin, il favorise la formation de trous dans la protection sociale. En particulier, il ne permet pas d'intégrer sans difficulté les nouveaux risques sociaux (comme le débat inachevé autour de la dépendance des personnes âgées)

Ces déficits proviennent à la fois d'un comportement de passivité des plus démunis, de leur mobilité géographique, d'un manque d'information, de la complexité des procédures administratives et de la différence d'horizons temporels entre les administrations et les très pauvres. L'échec est interprété en termes d'un comportement inadapté ou de bureaucratie inefficace. Dans les deux cas, une analyse plus fine montre en fait des logiques d'action différentes. Les ménages démunis nécessitent une grande urgence de l'aide alors que la complexité des dossiers engendre un allongement des circuits et du temps de décision. Ce décalage est, en soi, un facteur de précarisation et de paupérisation.

Enfin, le système général de protection sociale contient une contradiction fondamentale au regard de la volonté d'intégration sociale qui sous-tend la politique de lutte contre la pauvreté. En effet, la forme d'intégration implicitement proposée correspond essentiellement à celle des cadres, de la vie urbaine, de la modernité, associée ou confortée par une exigence sociale de qualité dans la fourniture de services publics ou sociaux. Cette imposition juridique d'une norme de haute qualité « craque» de plus en plus nettement aujourd'hui. La contradiction devient alors la suivante : soit le droit à la qualité est maintenu mais son coût tend à générer de nouvelles exclusions au lieu de créer du lien social, soit l'intégration sociale est privilégiée, ce qui impose de rompre avec la norme de qualité et, donc, avec certaines formes de droit. Dans les deux cas, le risque de politiques sociales duales demeure car les populations démunies ne peuvent pas se reconnaître ou adhérer au modèle social proposé.

Une action publique créative face à la complexité

Quelle politique choisir ? Une politique non discriminante peut être supérieure mais elle risque d'être inaccessible aux pauvres et de perdre alors de son efficacité en engendrant une nouvelle donne d'exclusion. Au contraire, une politique discriminante a davantage de chances d'atteindre sa « cible» mais elle risque de stigmatiser les populations. De plus, elle court un risque d'inachèvement car elle n'assure pas une intégration complète des personnes aidées.

Si l'objectif des pouvoirs publics est d'assurer la cohésion sociale, les politiques générales ont manifestement l'avantage. Fondamentalement, les personnes pauvres sont des gens comme les autres et les meilleures politiques sont celles qui garantissent une égalité des droits. S'il s'agit d'abord d'améliorer le niveau de bien-être des plus démunis ou de répondre dans l'urgence à des problèmes dont les enjeux sont à moyen terme importants, les politiques spécifiques sont préférées car peut-être plus efficaces.

L'idée que les politiques spécifiques seraient supérieures semblent s'imposer dans le contexte actuel. Au point que soit parfois envisagée la mutation de certaines politiques générales en politiques spécifiques ! Le principe est toujours le même: il s'agit de recentrer les politiques générales sur « ceux qui en ont le plus besoin »

La réduction ou la suppression de certains droits dès que la situation des personnes s'améliore sont envisagées engendrant souvent un effet de seuil négatif prenant parfois la forme d'une « trappe de pauvreté »

Cependant, les deux formes d'intervention sont utiles mais n'ont pas le même rôle dans la mise en place d'une stratégie de lutte contre la grande pauvreté. Il est impensable de se passer complètement des politiques spécifiques mais elles doivent avoir un statut provisoire. En fait, il conviendrait de mettre en place des solutions spécifiques avec le souci de les faire évoluer, voire disparaître, vers des réponses intégrées aux dispositifs généraux et aux droits communs.

La pauvreté renvoie aux mécanismes macro-économiques et aux relations sociales souvent microsociales. Ce double aspect conduit à envisager des stratégies de lutte qui conjuguent deux axes complémentaires :

  • combattre la pauvreté n'a de sens qu'en fonction des politiques par essence générales, notamment dans le domaine de l'économie, de l'emploi et du travail ;

  • compte tenu du degré de désaffiliation qui atteint les groupes sociaux défavorisés, une action de proximité, souvent personnalisée mais prenant des formes collectives, est également nécessaire.

Ce dernier axe d'intervention repose davantage sur l'action de la société civile sur elle-même que sur des politiques publiques au sens strict. Le domaine de la loi, fût-elle globale, trouve ici une limite difficile à franchir. Sans doute l'action publique ne peut-elle être remplacée complètement par les initiatives de la société civile mais elle ne saurait être efficace sans recourir à leur complémentarité.

1 J Esping-Andersen G. (1990 J, The three worlds of welfare capitalism, Cambridge (UKJ, Polity Press.

2 Le « welfare state » rassemble les initiatives de l'État pour assurer le bien-être des citoyens. Combinant règles de droit (notamment en matière de

1 J Esping-Andersen G. (1990 J, The three worlds of welfare capitalism, Cambridge (UKJ, Polity Press.

2 Le « welfare state » rassemble les initiatives de l'État pour assurer le bien-être des citoyens. Combinant règles de droit (notamment en matière de travail) et système de prestations et d'assurances sociales, ces interventions publiques couvrent un domaine plus ou moins large. Pour les libéraux, la priorité donnée à la liberté et à la responsabilité individuelle dans un souci d'efficience justifie un recours maximum aux réponses fournies par le marché et les solidarités familiales... l'intervention de la loi et de la protection sociale doit donc être contenue dans des limites très précises. Pour d'autres au contraire, l'histoire a suffisamment montré les effets pervers d'un marché non régulé et les limites de l'aide familiale pour que l'on puisse craindre une formidable régression sociale si le domaine de la loi se rétrécissait considérablement. C'est le grand débat actuel...

Henry Noguès

Henry Noguès, 48 ans, professeur de sciences économiques à l'Université de Nantes, est actuellement directeur du Centre d'économie des besoins sociaux (LEN-CEBS). Il est l'auteur de plusieurs travaux en gérontologie sociale et en économie des politiques et de l'action sociales notamment dans le domaine de la lutte contre la pauvreté.

Denis Bouget

Denis Bouget, 52 ans, professeur de sciences économiques à l'Université de Brest et chercheur au LEN-CEBS, a travaillé pendant plusieurs années comme expert auprès de l'Observatoire européen des politiques de lutte contre l'exclusion sociale. Il est l'auteur de nombreuses études sur les phénomènes de pauvreté et les problèmes du vieillissement

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