Marie Popelin, première femme belge docteure en droit

Jacques Fierens

p. 17-20

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Jacques Fierens, « Marie Popelin, première femme belge docteure en droit », Revue Quart Monde, 257 | 2021/1, 17-20.

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Jacques Fierens, « Marie Popelin, première femme belge docteure en droit », Revue Quart Monde [En ligne], 257 | 2021/1, mis en ligne le 01 septembre 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10150

À première vue, le combat de Marie Popelin peut être jugé vain et perdu. L’auteur montre ce que cette femme éprise de justice a gagné au regard de l’Histoire et du combat féministe. Sur ce terrain précis d’un combat pour la reconnaissance d’une véritable citoyenneté se rejoignent tous les exclus, jusqu’à aujourd’hui.

On ne peut pas dire que Marie Popelin a connu la pauvreté, au contraire. Toutefois, en y réfléchissant un peu, bien des choses la rapprochent des pauvres et des combats qu’ils mènent.

Elle naît en 1846 à Schaerbeek, aujourd’hui commune du Grand Bruxelles, dans un monde où le capitalisme triomphant écrase de misère la plus grande partie de la population. Le bourgmestre de la capitale estime à l’époque que le nombre de personnes assistées par les bureaux de bienfaisance atteint 32 000 pour une ville qui compte 160 000 âmes1. Marie Popelin a la chance d’appartenir à une famille certes bourgeoise, mais cultivée, moderne.

Dans un monde dirigé par les hommes

En ce 19e siècle et depuis des millénaires, en Belgique comme ailleurs, les femmes sont considérées comme inférieures aux hommes. La politique, l’économie, les familles, les milieux professionnels sont dirigés exclusivement par les hommes, pour longtemps encore. Le droit infantilise les femmes comme il exclut les pauvres. Depuis l’indépendance de la Belgique en 1830, le droit de vote est réservé aux hommes de nationalité belge de plus de 25 ans, qui paient un certain montant d’impôts directs. Si vous êtes femme, étrangère et pauvre, vous êtes exclue trois fois. Ce système politique est une invention de la Révolution française qui le lie à une distinction qui aura la vie plus dure que le vote censitaire lui-même, entre la « citoyenneté active » et la « citoyenneté passive », cette dernière étant celle des femmes et des pauvres2.

Le père de Marie Popelin et ses filles savent que la reconnaissance et la puissance sociales sont notamment liées à la formation reçue, donc aux études. Marie sera la première femme accédant au diplôme de docteur en droit en Belgique, et sa sœur Louise, de quatre ans sa cadette, la première étudiante en pharmacie3. Marie ne s’est toutefois pas inscrite à l’Université libre de Bruxelles dès la fin de ses études secondaires. Comme Louise, elle sera d’abord professeure d’école. Elle enseigne pendant quinze ans des matières réservées en principe aux garçons, dans la première école laïque pour filles de niveau secondaire, fondée par une autre féministe, Isabelle Gatti de Gamond4.

Une soif de justice

C’est sa soif de justice qui la décide à commencer des études de droit à 37 ans. Elle veut devenir avocate pour défendre les droits de toutes les citoyennes et de tous les citoyens. Elle obtient sans difficultés son diplôme et demande de prêter le serment d’avocat. Comme aujourd’hui, la loi donne compétence à la Cour d’appel de recevoir ce serment, ce qui revient à dire que cette instance contrôle les conditions d’inscription au barreau.

La Cour refuse d’admettre Marie Popelin parce qu’elle est une femme, bien qu’aucune loi ne l’exclue explicitement. L’arrêt rendu le 12 décembre 1888 fait droit aux conclusions du procureur général. Après avoir cité Montaigne qui demandait « Que faut-il aux femmes que vivre aimées et honorées ? », le magistrat suppose que celui-ci, à propos de Madame Popelin, « eût rendu justice, n’en doutons pas, à ses virils et laborieux efforts, mais il n’eût peut-être pas manqué de lui dire : “En vous assignant une tâche et en briguant un rôle que la nature et la société ne vous ont pas donnés en partage, vous avez perdu votre temps et votre peine.” […] Dans l’intérêt, pensons-nous, de la dignité du Barreau, telle que nous l’envisageons, dans l’intérêt aussi de la justice dont nous devons avoir à cœur de maintenir le relief et le prestige, dans l’intérêt enfin de la femme elle-même qui n’est pas faite pour nos usages, notre labeur, nos libres discussions, embrassant parfois des sujets bien scabreux dont la pudeur féminine aurait trop à rougir, ce langage est celui que nous avons le pénible devoir de tenir aujourd’hui à la postulante. Nous la félicitons de tout cœur du brillant succès de ses études, mais il ne nous est pas permis de lui en laisser recueillir le fruit. Tant que la loi ne sera pas changée - et plaise à Dieu qu’elle ne le soit jamais sous ce rapport ! - tant que le Barreau conservera ses règles et ses traditions qui de tout temps ont fait sa grandeur et sa force ; tant qu’il constituera une corporation, jalouse à juste titre de ses droits, de ses prérogatives et de son indépendance ; tant qu’il formera cet ordre glorieux, indissolublement lié à l’œuvre de la justice, tel que les âges nous l’ont transmis, la femme avocat n’aura pas accès à notre barre !5 » La Cour d’appel, dans sa décision, verra aussi des arguments imparables dans les « exigences et les sujétions de la maternité, l’éducation que [la femme] doit à ses enfants, la direction du ménage et du foyer domestique confiée à ses soins », dans « la nature particulière de la femme, la faiblesse relative de sa constitution, la réserve inhérente à son sexe, la protection qui lui est nécessaire.6 » Un pourvoi en cassation sera rejeté le 11 novembre 18897.

Marie Popelin doit se résigner, pour le restant de sa vie, à un rôle de collaboratrice dans un cabinet d’avocats. En 1892, elle fonde avec sa sœur Louise la Ligue du droit des femmes. Elle meurt le 5 juin 1913 sans avoir pu exercer la profession par laquelle elle avait rêvé de contribuer à la construction d’un monde plus juste. Il faudra attendre une loi du 7 avril 1922 pour que les femmes puissent accéder au barreau. La première à être admise au stage d’avocat, le 8 mai 1922, sera Me Paule Lamy (1892-1967). Depuis 2018, le nombre de femmes avocates en Belgique est supérieur à celui des hommes.

Par décision du 21 juin 2011, le Conseil de l’Ordre des avocats du barreau de Bruxelles, saisi par deux de ses membres, Me Jacques Fierens et Me Drita Dushaj, a refusé pusillanimement de décerner à Marie Popelin, à titre posthume, le titre d’avocat honoraire, arguant de ce qu’il ne pouvait pas être attribué à une personne n’ayant pas prêté le serment d’avocat.

Un combat citoyen et universel

Quels pourraient être les rapports entre le combat mené il y a un siècle et demi par une bourgeoise bien née ayant voulu exercer une profession gratifiante socialement et celui des pauvres d’aujourd’hui, spécialement celui des femmes vivant dans la misère ou l’ayant connue, celui des obscurs, des gens sans feu et sans aveu, des errants, des personnes condamnées à l’inexistence sociale parce que réputées « inutiles au monde », selon l’expression qui accompagnait la condamnation des vagabonds au gibet8 ?

1. La première réflexion qui vient à l’esprit est que les luttes menées pour les droits ou l’effectivité des droits ne s’opposent pas entre elles ni ne se concurrencent. Celles qui concernent les femmes, les pauvres, les enfants, les étrangers, les opposants politiques, les gens du Nord, ceux du Sud, convergent vers le même horizon. Lutter pour plus de justice en faveur de quelques-unes ou de quelques-uns est un combat qui importe à tous.

2. Marie Popelin, sa sœur, leur père, avaient compris, comme les pauvres d’aujourd’hui, que fondamentalement la jouissance et l’exercice du droit à l’égalité sont une question de citoyenneté. Le citoyen est celui qui existe au sein de la Cité, qui contribue à la bâtir, et il est inadmissible que les femmes au 19e siècle, certains étrangers aujourd’hui, les enfants, les pauvres, ne soient pas admis et encore moins sollicités dans la construction du vivre-ensemble.

C’est bien sur le terrain d’un combat pour la reconnaissance d’une véritable citoyenneté que se rejoignent les exclus, jusqu’à aujourd’hui.

3. Marie Popelin a perdu les procès qu’elle avait engagés, mais il est évident qu’au regard de l’histoire et du combat féministe, elle les a gagnés. Il valait la peine de les mener et l’avis du procureur général ou les décisions des hauts magistrats de l’époque apparaissent a posteriori comme des erreurs monumentales commises par ceux qui étaient incapables d’entendre celle qui avait raison trop tôt (ce qui est la caractéristique des prophétesses et des prophètes). Comment dès lors ne pas penser à ces « causes significatives » menées par des avocats proches du Mouvement ATD Quart Monde, qui n’hésitent pas à défier le législateur, les juges, et les juristes réactionnaires en osant des raisonnements juridiques nouveaux ? Même si, sur le papier, le résultat n’est pas atteint, il faut continuer à frapper sur certaines portes pour qu’à terme elles s’ouvrent enfin9.C’est par la renonciation forcée à ce qu’elle voulait faire de sa vie que Marie Popelin a fait avancer la cause de toutes les femmes et de tous les exclus. C’est en perdant qu’elle a gagné.

4. Les décisions de la Cour d’appel et de la Cour de cassation prises dans l’affaire Popelin nous paraissent aujourd’hui aberrantes, voire risibles. Il a cependant fallu des décennies pour qu’elles paraissent telles. La question devient : quelles sont les injustices d’aujourd’hui que les paresseux de la pensée, les gens bien en place, les privilégiés par chance ou par fraude trouvent parfaitement admissibles ou inéluctables ? Quel sera le prix à payer, quels seront les chemins ardus à emprunter pour que, dans le moins d’années possibles, tout le monde admette que ces situations sont intolérables ?

5. La dernière réflexion, parmi toutes celles qui pourraient être proposées, est celle d’un professeur de philosophie du droit qui a maintes fois souligné l’importance du concept de « nature » dans la prétendue justification de la norme existante. L’argument remonte aux présocratiques et à Aristote qui, bien avant saint Augustin ou saint Thomas d’Aquin, en sera le champion toutes catégories10. La femme serait « par nature » inférieure à l’homme. C’est l’argument principal des instances juridictionnelles qui ont refusé d’admettre Marie Popelin au barreau, et qui n’ont donc rien inventé. Aujourd’hui encore, la référence à la nature est fréquente, voire à la mode, du moins lorsqu’il est question d’écologie. Dans d’autres domaines, comme celui des relations familiales, il ne fait par contre pas bon l’invoquer. Or l’infériorité « naturelle » de la femme ne convainc aujourd’hui que ceux qui ne veulent ni voir, ni entendre pour mieux dominer. La tradition des droits naturels a aussi soutenu, depuis son origine, que certains sont esclaves par nature ou, plus tard, pauvres « naturellement » ou par la volonté divine11, et que les barbares, c’est-à-dire les étrangers non Grecs, sont par nature esclaves12. Il est permis de se demander si, sur ce point, faire enfin disparaître ces fausses évidences ne devrait pas se mettre à l’école du féminisme.

1 B. S. Chlepner, Cent ans d’histoire sociale en Belgique, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1956, p. 14.

2 Cette distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs, imaginée par Siéyes et intégrée dans la Constitution française de 1791 (Voy. S. Rials

3 Voy. É. Gubin, C. Jacques, V. Piette et J. Puissant, Dictionnaire des femmes belges. XIXe et XXe siècles, Bruxelles, Racine, 2006.

4 Voy. B.J. Baudart, Isabelle Gatti de Gamond et l’origine de l’enseignement secondaire des jeunes filles en Belgique, Bruxelles, Librairie Castaigne

5 Conclusions du procureur général Van Schoor devant la Cour d’appel, Journal des tribunaux, 1888, col. 1465 et ss. Pour de plus larges extraits, voy.

6 Bruxelles, 12 décembre 1888, Journal des tribunaux, 1888, col. 1465 et ss.

7 Cass., 11 novembre 1889, Pasicrisie, 1890, I, 10.

8 B. Geremek, Inutiles au monde. Truands et misérables dans l’Europe moderne, 1350-1600, tr. fr., Paris, Éd. Gallimard, 1980. Voir aussi Revue Quart

9 L’auteur de ces lignes se souvient d’une affaire portée en 1990 devant la Commission européenne des droits de l’homme au nom de Mme Van Volsem, dans

10 Aristote, Politique, 1252a-1260b. Augustin d’Hippone, Questions sur l’Heptateuque, I, § 153.Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, Q. 92, art. 2.

11 On songe notamment à l’inventeur de l’assistance publique au 16e siècle, Juan Luis Vivès. Voy. son De subventione pauperum (1526) (tr. fr. J. 

12 Aristote, Politique, ibidem.

1 B. S. Chlepner, Cent ans d’histoire sociale en Belgique, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1956, p. 14.

2 Cette distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs, imaginée par Siéyes et intégrée dans la Constitution française de 1791 (Voy. S. Rials, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Paris, Hachette, [coll. Pluriel], 1988, p. 600), sera reprise par Kant et avalisée bien plus tard par la Cour de cassation belge qui cherchera à déterminer la place du droit à une allocation de chômage au regard de la Constitution. Voy. Cass., 21 décembre 1956, Pasicrisie, 1957, I, p. 430 et les conclusions conformes de W. Ganshof Van Der Meersch, alors avocat général.

3 Voy. É. Gubin, C. Jacques, V. Piette et J. Puissant, Dictionnaire des femmes belges. XIXe et XXe siècles, Bruxelles, Racine, 2006.

4 Voy. B.J. Baudart, Isabelle Gatti de Gamond et l’origine de l’enseignement secondaire des jeunes filles en Belgique, Bruxelles, Librairie Castaigne, 1949.

5 Conclusions du procureur général Van Schoor devant la Cour d’appel, Journal des tribunaux, 1888, col. 1465 et ss. Pour de plus larges extraits, voy. J. Fierens, Le droit naturel pour le meilleur et pour le pire, Presses universitaires de Namur, Namur, 2014, p. 32-34. Voy. aussi C. Gheude, « La femme-Avocat », Journal des tribunaux, 20 (1901) 1641, col. 322-326 ; H. La Fontaine, « La femme et le barreau, » Journal des tribunaux., 20 (1901) 1641, col. 513-516. ; P. Martens, Théorie du droit et pensée juridique contemporaine, Bruxelles, Larcier, 2003, pp. 209-302 ; J.-P. Nandrin, Hommes et normes, Partie IV, 18, « La femme avocate : le long combat des féministes belges (1882-1922 », Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 2019, pp. 497‑509.

6 Bruxelles, 12 décembre 1888, Journal des tribunaux, 1888, col. 1465 et ss.

7 Cass., 11 novembre 1889, Pasicrisie, 1890, I, 10.

8 B. Geremek, Inutiles au monde. Truands et misérables dans l’Europe moderne, 1350-1600, tr. fr., Paris, Éd. Gallimard, 1980. Voir aussi Revue Quart Monde n° 246, Ni potence, ni pitié !, mai 2018.

9 L’auteur de ces lignes se souvient d’une affaire portée en 1990 devant la Commission européenne des droits de l’homme au nom de Mme Van Volsem, dans laquelle il était soutenu que la pauvreté était en soi un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Commission avait décidé que la requête était « manifestement mal fondée », et la procédure avait apparemment été un échec. Immédiatement et encore trente ans plus tard, on en a parlé comme d’une décision scandaleuse, et les meilleurs auteurs encouragent à reposer la question à la Cour européenne des droits de l’homme (la Commission a disparu entretemps). Voy. entre autres F. Tulkens et S. Van Drooghenbroeck, « Pauvreté et droits de l’homme. La contribution de la Cour européenne des droits de l’homme », dans Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, Pauvreté, dignité, droits de l’homme, 2008, pp. 65‑73.

10 Aristote, Politique, 1252a-1260b. Augustin d’Hippone, Questions sur l’Heptateuque, I, § 153.Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, Q. 92, art. 2. Platon avait été au contraire un des premiers grands féministes en affirmant que les femmes devaient être éduquées comme les hommes et, si elles accédaient à la dialectique, être les gardiennes de la cité (La République, 451c et s.). Pour Aristote, la nature (physis) s’oppose à la technè. La nature est ce qui a « en soi le principe de son mouvement et de son repos », comme les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, tels que la terre, le feu, l’eau et l’air (Physique, II, 1, 192b), tandis que ce qui est « technique < » reçoit son existence d’une cause extérieure, comme les outils que crée l’homme. Appliqué à la condition de la femme, cela veut dire que son infériorité ne serait en rien « construite » mais essentielle, irréductible. Le discours féministe se déploie aujourd’hui à l’extrême opposé de cette philosophie.

11 On songe notamment à l’inventeur de l’assistance publique au 16e siècle, Juan Luis Vivès. Voy. son De subventione pauperum (1526) (tr. fr. J. Girard sous le titre L’Aumônerie, Lyon, 1553 ; De l’assistance aux pauvres, tr. fr., R. Aznar Casanova et L. Caby, Bruxelles, 1943).

12 Aristote, Politique, ibidem.

Jacques Fierens

Jacques Fierens est docteur en droit et licencié en philosophie. Il est professeur émérite de l’Université de Namur, de l’Université de Liège et de l’Université catholique de Louvain. Il est avocat au barreau de Bruxelles et allié du Mouvement ATD Quart Monde depuis 1977.

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