Quand les enfants aident les chercheurs

Naomi Norberg and Claude Heyberger

p. 35-40

References

Bibliographical reference

Naomi Norberg and Claude Heyberger, « Quand les enfants aident les chercheurs », Revue Quart Monde, 258 | 2021/2, 35-40.

Electronic reference

Naomi Norberg and Claude Heyberger, « Quand les enfants aident les chercheurs », Revue Quart Monde [Online], 258 | 2021/2, Online since 01 December 2021, connection on 20 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10321

Pour mener à bien, en partenariat avec l’Université d’Oxford, le projet de recherche Les dimensions cachées de la pauvreté, le Mouvement ATD Quart Monde s’est appuyé, dans 5 des 6 pays où l’étude été conduite, sur ses propres équipes. Dans le sixième pays, le Bangladesh, la recherche nationale a été menée avec un partenaire du Mouvement, l’organisation MATI, une ONG axée sur le développement rural et basée à Mymensingh (situé à environ 120 km au nord de Dhaka). Dans la plupart des autres équipes de recherche, ce sont principalement des adultes qui se sont exprimés, mais le Bangladesh a mené un module de recherche supplémentaire avec des enfants. Cet article en décrit la méthodologie.

Cet article est un résumé en français d’un article paru en anglais sur le site www.povertyinbangladesh.com

Au Bangladesh, les enfants représentent un pourcentage important de la population et le taux de pauvreté des enfants est particulièrement élevé. 44 % de la population ont entre 0 et 14 ans. En outre, le pays compte environ 30 millions de jeunes âgés de 15 à 24 ans. Plus de la moitié des enfants vivent dans la pauvreté et subissent des privations généralisées dans les domaines fondamentaux de l’alimentation, du logement et de l’éducation. Leur possibilité d’échapper à ces circonstances est assez très limitée.

L’équipe de recherche nationale, coordonnée par MATI, a donc décidé d’inclure des enfants en situation de pauvreté dans l’étude. La participation des enfants, qui a aussi été sollicitée par l’équipe de recherche de Tanzanie, a apporté une perspective différente de celle des adultes impliqués dans l’étude plus large.

Qui étaient les enfants participants au Bangladesh ?

L’équipe de recherche de MATI a pris soin d’inviter des enfants indépendamment de leurs résultats scolaires ou de leurs capacités de leadership avérées. Quatre groupes d’enfants ont été sélectionnés représentant des communautés d’origines ethniques et culturelles différentes, certaines étant victimes de discrimination. Différents niveaux d’éducation étaient représentés. Certains des enfants étaient impliqués dans des activités de travail en lien avec le secteur industriel, en dehors de la maison. Tous venaient de milieux extrêmement pauvres confrontés à des défis nombreux tels la nutrition et l’éducation. Chaque groupe était mixte, composé de 8 à 12 enfants.

Les enfants venaient des quatre lieux suivants :

  • Le camp des réfugiés Rohingya de Kutupalong à Cox’s Bazar : il accueille depuis 2017 des milliers de familles ayant fui les violences au Myanmar. Plus de la moitié de cette population sont des enfants.

  • Le quartier d’habitat précaire de l’hôpital SK (SurjaKanta), dans la ville de Mymensingh, connu localement comme « l’hôpital de la diarrhée et du choléra ». Cette petite communauté vit derrière l’hôpital depuis 72 ans et compte actuellement environ 90 personnes. Originaires d’une caste d’intouchables en Inde, ils sont hindous et parlent une langue maternelle propre.

  • L’école du soir Milon pour les enfants au travail, à Jurain, Dhaka. L’offre de travail pour des enfants est courante parmi les populations pauvres urbaines au Bangladesh et les familles n’ont souvent pas d’autre choix que d’impliquer leurs enfants dans des activités génératrices de revenus. Les enfants qui travaillent vont rarement à l’école et n’ont pas vraiment le temps de jouer ni d’avoir d’autres activités de loisirs.

  • L’école MATI située à Huzurikanda, Sherpur, un village reculé mais densément peuplé. La quasi-totalité des familles qui y vivent dépendent de l’agriculture. 80 % d’entre elles sont soit des « agriculteurs marginaux », possédant moins d’un hectare de terre, soit des « travailleurs journaliers », sans terre propre, travaillant pour d’autres agriculteurs selon les besoins. 70 % des adultes de ce village ne savent ni lire ni écrire. Comme ils doivent vendre la nourriture qu’ils produisent, environ 35 % souffrent de faim chronique.

Adapter la méthodologie aux enfants

Quatre éléments rendaient ce projet particulièrement difficile avec des enfants. Premièrement, l’équipe de recherche a travaillé avec des enfants issus d’un milieu très pauvre. Deuxièmement, les enfants pensent différemment des adultes et sont moins familiers avec les abstractions ou les théories. Troisièmement, des facteurs culturels empêchent les enfants de parler franchement. Quatrièmement, en tant que « co-chercheurs », les enfants devaient non seulement fournir des informations mais aussi participer à l’analyse des informations rassemblées.

Chacun de ces quatre éléments a exigé des chercheurs qu’ils ajustent leurs méthodes.

Écouter les personnes en situation de pauvreté est essentiel : elles sont mieux à même que quiconque de parler de leur expérience de vie. Pourtant, leurs pensées et leurs sentiments sont souvent discrédités, ce qui entraîne méfiance et peur de parler ouvertement. C’est encore plus vrai pour les enfants, particulièrement vulnérables et faciles à influencer. En outre, ils ont souvent l’impression qu’ils doivent donner la « bonne » réponse aux adultes. Par conséquent, des entretiens formels n’étaient pas le bon moyen d’écouter ou d’entendre la vérité.

Établir une relation de confiance

L’élément le plus important dans la création d’une relation entre les chercheurs et les enfants est peut-être le fait que certains membres de l’équipe de recherche avaient eux-mêmes une expérience directe de la pauvreté. Plusieurs avaient vécu dans la pauvreté pendant leur enfance ou appartenaient à un groupe victime de discrimination au Bangladesh. Cela leur a permis d’interagir avec les enfants avec une sensibilité unique à leurs vies, leurs pensées et leurs sentiments.

Prendre en compte les facteurs culturels

L’équipe de recherche a pris soin de tenir compte des facteurs culturels susceptibles d’influencer la volonté des enfants de parler franchement. Par exemple, certaines filles n’osaient pas s’exprimer devant des hommes. L’équipe s’est assurée de la présence d’animatrices parlant leur langue maternelle, et capables d’interagir avec elles de manière rassurante. L’équipe de recherche a veillé à ce que les enfants sachent que leurs opinions étaient appréciées sans discrimination et qu’il n’y avait pas de bonnes ou de mauvaises réponses comme à l’école. Toutes les opinions ou déclarations étaient de fait notées ou enregistrées comme ayant la même importance.

Commencer par des jeux, et non par des mots

Un élément clé de la méthodologie consistait à utiliser des jeux ou activités concrètes telles que le dessin ou le théâtre/pantomime. Il était important de consacrer un temps significatif à ces activités. Si certains enfants étaient à l’aise à l’oral, d’autres en avaient besoin plutôt que de travailler directement avec et à partir des mots.

  • Exercice d’art/dessin : les enfants ont été invités à dessiner ou peindre des faits de vie. En quoi se sentent-ils « pauvres » ou non, comment la pauvreté affecte-t-elle leur vie quotidienne ? Qu’est-ce que la pauvreté pour eux ? Un enfant a dessiné un agriculteur et a expliqué : « Cet agriculteur est très pauvre. Il a besoin d’un ouvrier qui puisse l’aider dans les champs, mais par manque d’argent, il doit tout faire seul. Il y a une autre personne dans mon dessin. Il va dans la forêt pour ramasser du bois de chauffage parce qu’il n’a pas d’argent pour en acheter. »

  • Exercice de théâtre, pantomime ou « tableau vivant » : dans cet exercice, les enfants ont mimé, deux par deux, des situations, des attitudes et des actions liées à la pauvreté dont ils sont témoins. Ensuite, les enfants commentaient ces mimes, et les animateurs notaient toutes leurs réflexions. Enfin, les enfants discutaient leurs apports et commentaires afin de déterminer ce qui pouvait être retenu de chaque représentation comme élément ou situation caractéristique d’une vie de pauvreté.

  • Exercice de « la pyramide des bons et mauvais côtés de la vie » : un autre exercice de groupe consistait à diviser une feuille de papier d’affiche en deux, en proposant aux enfants d’y inscrire ou dessiner des exemples d’aspects positifs (d’un côté) et négatifs (de l’autre) des différents niveaux de leurs vies : vie personnelle, vie familiale, vie de la maison, vie à l’école et au travail, vie de la communauté, vie dans le pays. Ensuite, les enfants étaient invités à expliquer comment les difficultés pouvaient être liées à la pauvreté.

Voici quelques exemples dans les propres mots des enfants :

La famille

« Les membres de ma famille n’écoutent pas ce que je dis. Les membres de ma famille ne veulent pas écouter ce que je dis. Ils pensent toujours que mon opinion n’est pas importante. »

« Mon père travaille très dur et il n’a personne pour l’aider. Je veux aider mon père mais mon père ne veut pas que je travaille parce que c’est un travail très dur et que cela pourrait me nuire. »

« Les enfants les plus âgés ne reçoivent pas de vêtements neufs lors des festivals ou des célébrations parce qu’ils ont des frères et sœurs plus jeunes. Les parents ne peuvent pas se permettre d’acheter de nouveaux vêtements pour eux tous. »

Le logement/la maison 

« Nous sommes nombreux mais les maisons sont petites. Nous sommes cinq membres de notre famille mais une seule petite maison n’est pas suffisante pour que nous puissions tous dormir. »

« Nous n’avons pas de terrain pour construire une maison. Ça me fait mal d’y penser. Ma famille et moi devons dormir dans une maison louée. Une grande partie de notre argent est dépensée pour payer le loyer. »

« Je n’aime pas l’environnement de la maison parce que mon père est toujours occupé par son travail. Je n’ai pas de mère et je suis seul à la maison. »

L’école/le travail

« Je travaille dans une usine où on fabrique des pantalons. Parfois, je me sens fatigué après le travail. Je ne peux pas quitter mon travail à la même heure tous les jours. Parfois, je ne peux pas rentrer à la maison à temps à cause du trafic. C’est pourquoi je ne peux pas arriver à l’heure aux cours [du soir]. »

« Je me sens mal à cause des tensions dans ma famille. Je me sens mal à l’aise quand je vois qu’on se rejette la faute les uns sur les autres sans raison. »

« Ma sœur aînée n’a pas terminé ses études par manque d’argent mais elle travaille comme femme de ménage pour aider à payer les études de ma petite sœur. »

L’environnement/le village/la communauté

« Le bidonville est très bruyant. C’est un mauvais environnement pour étudier. Les enfants ne peuvent pas se concentrer sur leurs études. »

« Notre environnement est dégradé par le fer et le ciment. Maintenant, les gens construisent des bâtiments au lieu de maisons en bambou/paille/bois/tôle. Les gens coupent les arbres et la forêt. »

« Je n’aime pas la pollution sonore. Dans mon quartier, la densité de population est très élevée. Certains font la cuisine, d’autres parlent fort, d’autres encore jouent de la musique, les enfants crient, etc. Il y a donc toujours du bruit. Je ne me sens pas à l’aise ici. »

« Je n’aime pas voir les routes défoncées. Dans ma région, toutes les routes sont défoncées. On ne peut pas y marcher, on ne peut pas y faire de vélo. Pendant la saison des pluies, elles sont sous l’eau. Personne n’essaie de les réparer. »

Le pays/le monde

« Je n’aime pas les gens qui sont corrompus. Au Bangladesh, beaucoup de gens sont corrompus, ce qui rend les pauvres plus pauvres. »

« Chaque année, des tas de récoltes sont endommagées à cause des tempêtes de grêle. À cause de cela les agriculteurs sont durement touchés, le gouvernement ne verse aucune compensation. »

Passer d’éléments spécifiques de la pauvreté à des dimensions abstraites

Sur la base des approches ludiques, les enfants devaient identifier des dimensions plus abstraites de la pauvreté. Pour les aider à garder à l’esprit les éléments de la pauvreté qu’ils avaient décrits, les chercheurs ont convié les enfants à dessiner leurs éléments sur des cartes. Puis, par groupes de deux, les enfants ont travaillé à associer les cartes qui leur semblaient « aller ensemble » et ont présenté au groupe leurs paires de cartes, formant ainsi des séries d’éléments caractéristiques de la pauvreté. Les chercheurs ont noté les explications des enfants concernant les raisons pour lesquelles ces éléments étaient associés, c’est-à-dire ce qu’ils avaient en commun. Après chaque présentation, les autres enfants vérifiaient si leurs caractéristiques correspondaient d’une manière ou d’une autre à celles qui venaient d’être présentées pour élargir les associations.

Les chercheurs ont ensuite regroupé sur un même poster tous les éléments caractéristiques qui, selon les enfants, devaient être associés. Chaque série d’éléments donnait lieu à un poster, même s’il n’y avait que deux éléments associés. Par groupes de deux ou trois, les enfants ont ensuite préparé des petites pantomimes visualisant le contenu de chaque affiche. L’ensemble des enfants discutait ensuite les affiches pour s’assurer que les caractéristiques se correspondaient, qu’elles avaient bien quelque chose en commun. La réflexion sur les raisons pour lesquelles des éléments s’accordaient conduisait à la désignation d’une dimension de la pauvreté. Chaque affiche a reçu un nom ou un symbole pour indiquer la dimension de la pauvreté qu’elle représentait.

Pendant que les enfants travaillaient ensemble, deux groupes de professionnels dont le métier implique de travailler avec des enfants se sont réunis indépendamment dans des ateliers similaires. Sur la base de leurs expériences, ces adultes ont également défini ce qu’ils considéraient comme des dimensions de la pauvreté des enfants.

Le croisement des savoirs a été utilisé dans chacun des six pays participant au projet de recherche Les dimensions cachées de la pauvreté. Avec les enfants du Bangladesh, le processus de croisement des savoirs a réuni des représentants du groupe des enfants et du groupe des professionnels, ainsi qu’un membre universitaire de l’équipe nationale de recherche. Au cours d’une session de deux jours, ils ont rassemblé les caractéristiques de pauvreté identifiées par chaque groupe pour parvenir à une définition commune.

Les enfants ont mis en évidence une nouvelle dimension de la pauvreté qui n’avait pas été révélée par les adultes, les professionnels et les universitaires des groupes précédents : la nécessaire contribution des enfants au développement de la famille. Cette dimension se caractérise par le fait que, pour diverses raisons, il est cependant difficile pour les enfants de voir leurs préoccupations ou leur expérience et leurs opinions prises en compte par leur milieu.

Les enfants se sont aussi exprimés sur les sacrifices qu’ils consentent, comme abandonner l’école ou travailler, au profit d’autres membres de la famille ou de la communauté. Ces sacrifices provoquent un sentiment de frustration chez les enfants, mais ils sont aussi une source de fierté qui leur donne un fort sentiment d’être utile.

Retransmettre

Quand le rapport final du projet avec les adultes et les enfants du Bangladesh a été achevé, l’équipe de recherche a développé des vidéos et autres outils de communication pour diffuser les résultats1. Cependant, l’équipe était convaincue de la nécessité de développer des outils spécifiques pour que les enfants impliqués dans la recherche puissent eux aussi parler des résultats, que ce soit avec des adultes ou avec leurs pairs.

Un atelier post-recherche avec plusieurs enfants impliqués dans le projet - ceux qui étaient disponibles - a été mis sur pied. Pendant trois jours, toujours par le biais d’une méthodologie axée sur le ludique, ces enfants ont rédigé quatre histoires courtes qui mettent en évidence les dimensions qui leur semblent les plus saillantes2. Ces histoires illustrées décrivent plus en profondeur les interactions et impacts de la pauvreté entre les enfants, avec les membres de la famille, ou au sein des communautés et des écoles, tels qu’ils les ressentent3.

Naomi Norberg

Alliée d’ATD Quart Monde, Naomi Norberg est avocate au barreau de Californie, docteure en droit, experte traductrice (FR>AN) près la cour d’appel de Bourges.

Claude Heyberger

Volontaire du Mouvement ATD Quart Monde dans l’équipe régionale d’Asie jusque fin 2020, Claude Heyberger a accompagné l’ONG MATI tout au long de cette recherche.

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