Les villages de Dieu

Emmelie Prophète et Marie-Odile Diot

p. 51-52

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Emmelie Prophète et Marie-Odile Diot, « Les villages de Dieu », Revue Quart Monde, 260 | 2021/4, 51-52.

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Emmelie Prophète et Marie-Odile Diot, « Les villages de Dieu », Revue Quart Monde [En ligne], 260 | 2021/4, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10500

Propos recueillis par Marie-Odile Diot.

RQM : Comment avez-vous été amenée à écrire ce livre Les villages de Dieu ?

E. P. : En 2014, j’écoutais un reportage à la radio où un membre de gang expliquait comment lui et les membres du gang avaient assassiné froidement le chef de gang ; il expliquait de manière décomplexée comment ce dernier avait reçu une balle, puis une seconde balle…, et cela m’avait frappé que des jeunes personnes puissent en arriver à tuer aussi froidement et l’expliquer comme si c’était un fait normal. Les raisons qu’il invoquait pour expliquer l’assassinat : « L’autre ne partageait pas équitablement l’argent, il ne leur donnait pas assez de bière… » Il n’y a pas eu de suites, il n’y a pas eu d’enquête. Il y en a donc qui avaient le droit de tuer… Je me suis mise à écouter et à lire tout ce qui paraissait sur les gangs, et tous les jours il se passe quelque chose (quand les gangs s’affrontent ou lors d’enlèvements).

Je me disais : « Il doit quand même y avoir des gens bien qui vivent dans ces cités, qui subissent la loi de ces gangs ».

RQM : Pourquoi ce titre ?

E. P. : C’est une métaphore. Le Village de Dieu, c’est le nom d’un quartier au nord de Port-au-Prince, mais Tit Bois, Grande Ravine, Canaan sont des quartiers, des villages, où les églises (évangéliques) sont les seuls lieux de socialisation car les gens n’ont rien en matière de service public. Là où tout le monde va à l’église, c’est là qu’il y a une extrême violence.

RQM : Une des grandes forces de votre roman réside dans l’approche si intime de différentes personnes au jour le jour pour « trouver la vie », avoir à manger, pouvoir envoyer son enfant à l’école… Comment avez-vous pu être si près de ce vécu ?

E. P. : Comme je l’ai dit plus haut, j’ai beaucoup lu et écouté la radio, et puis un jour Célia, mon héroïne, est « arrivée ». J’ai ouvert mon ordinateur et le personnage naissait dans ma tête. Elle nous aide à comprendre, à aller toucher, à aller humer ce qui se passe dans les villages, là où tous les jeunes gens rêvent de devenir membres d’un gang.

Célia fait face à une histoire terrible. Elle est en lien avec les voisins, mais aussi avec les chefs de gang avec qui elle doit composer (entre autres en parlant d’eux, de leur cruauté sur les réseaux sociaux, où elle est devenue « influenceuse » en parlant de la vie du quartier).

Célia nous aide à comprendre ce qui se passe dans la cité, mais aussi dans la tête, dans le cœur des gens. Elle nous fait approcher la bonté des gens, mais aussi leurs perversions. Elle indique peut-être l’humanité des uns et des autres : comment ils en sont arrivés là, quel a été leur parcours, comment on devient chef de gang ?

Par quel désespoir, quelle cupidité on devient voleur, meurtrier ? Il y a plein de questions, je laisse chacun trouver des réponses parmi ce fourmillement d’humanité où tout le monde n’est pas forcément mauvais ou bon.

RQM : Pourquoi une femme, et même une jeune fille comme héroïne ?

E. P. : Pour moi il y a beaucoup de « Célia » en Haïti. Les illes ne sont pas membres des gangs, même si elles doivent composer avec eux, et elles comprennent mieux l’environnement. Célia a cette lucidité pour regarder les gens de la cité, manifester son incompréhension. Elle n’est pas dupe.

Être une femme en Haïti aujourd’hui, c’est être détentrice d’un début de solution à l’ensemble des problèmes auxquels

nous sommes confrontés. Les femmes portent plus la société et ses valeurs que les hommes. Les femmes ont un rôle très grand à jouer, il faut qu’elles en prennent conscience.

RQM : On entend souvent parler de « résilience » quand on parle d’Haïti…

E. P. : Ce sont les ONG qui présentent les choses ainsi, mais ce n’est pas vrai : les gens ne se sont pas relevés après le tremblement de terre, nous mourons plus vite que les autres. Nous ne sommes pas résilients : comme Célia, nous avons besoin d’être dans le mouvement, le combat, mais nous avons besoin d’être lucides sur l’état du pays et d’interroger les raisons pour lesquelles nous en sommes arrivés là. C’est très bon de se dire de bonnes vérités.

RQM : Vous nous avez plongés dans l’univers de ces bidon-villes mais sans « pathos »…

E.P. : Je voulais que l’on parle d’une autre manière d’Haïti. L’avenir d’Haïti se joue dans ces quartiers-là. S’il n’y a pas une réponse là, il n’y aura pas d’avenir.

Emmelie Prophète

Née à Port-au-Prince et très engagée dans son pays, Emmelie Prophète est poète, journaliste et romancière. Son livre Les villages de Dieu (Éd Mémoire d’encrier, 2021, 213 p.) nous fait découvrir de l’intérieur la vie des quartiers les plus pauvres de Port-au-Prince, où les gangs sévissent. Au travers des personnages issus du quotidien, elle nous entraîne dans l’univers souvent trop ignoré des « petites gens » et nous donne à comprendre quel destin humain se joue là, porteur d’espoir et de désespoir. La Revue l’a rencontrée lors d’un récent passage en France.

Marie-Odile Diot

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