Familles en grande pauvreté aujourd’hui en France

Gérard Bureau

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Gérard Bureau, « Familles en grande pauvreté aujourd’hui en France », Revue Quart Monde [En ligne], 203 | 2007/3, mis en ligne le 05 février 2008, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1052

L’auteur propose des récits condensés de trois histoires familiales contemporaines qui mettent à jour trois réalités de la grande pauvreté et de l’exclusion sociale dont ces familles ont réussi à émerger. Trois réalités, mais un même processus qui emporte graduellement des familles vers la rupture sociale puis vers la persistance des insécurités si elles n’accèdent pas de nouveau à leurs droits et à l’exercice de leurs responsabilités, et jusqu’à l’extrême pauvreté si ces insécurités sont transmises aux générations suivantes.

La vie de ces trois familles fait prendre conscience que leurs situations ne sont pas de celles qu’une action d’entraide et une action médico-socio-éducative peuvent réparer à elles seules. Le travail social n’a jamais eu pour but de couvrir tout le champ de la lutte contre la pauvreté ni de s’y substituer, comme il y est contraint aujourd’hui. Si les droits fondamentaux et les conditions du vivre ensemble déjà partagé par la majorité des citoyens ne sont pas accessibles en même temps, l’énergie déployée par ces familles pour émerger des difficultés qui les rattrapent sans cesse et l’action des équipes médico-sociales sont inopérantes.

Une communauté humaine vit ensemble parce qu’elle construit son présent et son avenir avec l’apport de chacun de ses membres. Ne se reconnaissant pas dans ses membres les plus faibles, elle ne les associe pas à sa constitution même et en conséquence ne partage pas avec eux les droits de l’homme. Elle se considère cependant responsable d’eux au nom de ses propres valeurs et organise en leur faveur une action sociale et d’entraide, mais celle-ci les isole trop souvent dans une relation de dépendance. Une communauté humaine sans la promotion d’un accès partagé aux droits de l’homme crée la logique de l’assistance.

L’accès aux droits de l’homme se gagne collectivement, génère des responsabilités et une réciprocité qui constituent le vivre ensemble d’une communauté humaine. Ne pouvant faire partie de la communauté dans laquelle s’exercent ces droits, les plus pauvres ne parviennent pas à assumer les responsabilités et la réciprocité qui vont avec ces droits. Ils se retrouvent en rupture du droit, même quand ils y ont accès à un moment donné. L’accès au droit sans les moyens d’appartenir à une même communauté fait courir le risque de l’exclusion sociale.

Accéder ensemble aux droits de l’homme, tel est l’enjeu d’un nouveau contrat social pour sortir de l’exclusion et de l’assistance.

Récit 1. La rupture sociale ou l’ineffectivité du droit

M. et Mme Blanchard sont un couple de salariés, des « Français moyens » comme on aime les désigner, représentants de la majorité de la population qui bénéficie du progrès et des acquis sociaux même s’ils peuvent avoir des fragilités. Ils plongent dans la grande pauvreté parce que leur vie dérape et qu’au moment de faire face, ils butent sur l’ineffectivité du droit. Ils « remontent » aussi vite quand ils accèdent de nouveau au droit commun. Ils font l’expérience de la honte et de l’abandon parce qu’ils ont fauté socialement. Ils côtoient des familles plus pauvres qu’eux et prennent conscience à travers elles jusqu’à quelles insécurités ils allaient descendre.

Monsieur Blanchard et sa femme Laurie ont grandi en province. Un cousin de M. Blanchard lui avait indiqué qu’il pourrait trouver du travail dans la région parisienne. Ainsi, en 1983, âgés de 18 ans, ils ont quitté leur région d’origine pour venir s’installer à Orsoy.

M. Blanchard n’a eu aucun mal à trouver du travail : arrivé un dimanche, il fut embauché le mercredi suivant dans les espaces verts au cimetière du Père Lachaise. Laurie a trouvé un emploi à son tour et ils ont travaillé ainsi pendant deux ans.

Puis Laurie est tombée enceinte. Ils se sont alors mariés et ont trouvé un appartement HLM dans une ville voisine. M. Blanchard avait eu la chance de gagner au tiercé une petite somme qui lui a permis de payer la caution. Il travaille alors comme manutentionnaire et il sera pendant six ans dans la même entreprise, jusqu’en 1991.

M. et Mme Blanchard sont les représentants des couples de milieu populaire qui subissent les dégâts collatéraux de la publicité poussant à une surconsommation de biens, symbole d’un certain progrès et de la croissance. En échouant, ils entrent dans le cercle vicieux de la précarité et de la culpabilité. Ils sont renvoyés à eux-mêmes pour s’en sortir car ils acceptent la sentence que c’est eux seuls qui ont fauté. Les filets de sécurité des dispositifs et du droit qui devraient arrêter l’emballement des crédits à la consommation et leur permettre de remonter la pente ne fonctionnent pas ou dérapent au point de les isoler, de leur faire perdre pied jusque dans leur propre milieu. C’est cette rupture avec leur milieu qui les fait toucher à la grande pauvreté.

De l’endettement à l’expulsion locative

Etant arrivés avec pour tout bien une table et des chaises de camping, les époux Blanchard avaient éprouvé le besoin de s’équiper. Ils ont pour cela obtenu un premier crédit pour acheter des meubles. Mme Blanchard étant enceinte, ils auraient voulu arrêter là les crédits, mais il leur a fallu faire un second emprunt pour payer les impôts. C’est là qu’ils ont commencé à s’endetter

En 1989, ils ont eu leur second enfant. Dès lors, il n’y avait plus qu’un salaire pour quatre. En effet, Mme Blanchard avait dû cesser de travailler car elle mettait presque tout son salaire dans la paye de la nourrice. Et là, leur situation financière s’est effondrée : avec un SMIC, il leur était impossible de redresser la situation. M. Blanchard procédait de la façon suivante : un mois, il payait le loyer, le mois suivant, un crédit et le mois d’après l’autre crédit.

Ils ont fait un dossier de surendettement, mais cela n’a pas suffi. Il leur était financièrement impossible de réaliser les engagements pris, malgré les heures supplémentaires effectuées par M. Blanchard et ils sont allés inexorablement vers l’expulsion locative.

L’hébergement d’urgence

Début 2001, ne pouvant plus payer leur loyer, M. et Mme Blanchard se sont rendus au commissariat où on leur a donné un mois et demi pour trouver une solution et quitter leur appartement. Mme Blanchard avait reçu des services sociaux une liste d’hôtels. Tous étaient complets. Finalement, une cousine a accepté de les héberger quelques temps. Ils étaient neuf dans un appartement de trois pièces. Cette promiscuité les a incités à partir quatre mois plus tard.

Pendant toute cette période, la seule chose que les services sociaux aient pu leur proposer a été un foyer situé loin d’Orsoy. Cela impliquait que M. Blanchard reste à Orsoy où il travaillait tandis que sa femme et les enfants vivraient au foyer. Ils ont refusé cette solution car ils ne voulaient pas être séparés. Ils n’avaient dès lors plus d’autre choix que d’aller à l’hôtel.

M. et Mme Blanchard ont alors dû trouver eux-mêmes un hôtel pour lequel ils ne recevaient aucune aide financière. Ils y sont restés cinq mois. Mme Blanchard avait recommencé à travailler et un salaire entier servait à payer la location des deux chambres d’hôtel.

L’accès au droit à un logement familial

A cause du coût de l’hôtel et de l’impossibilité de trouver un logement au loyer raisonnable, la famille Blanchard ne voyait pas d’amélioration possible. En 2002, ils ont rencontré l’assistante sociale du secteur où ils étaient à l’hôtel, qui a présenté leur dossier à la cité de promotion familiale d’ATD Quart Monde. Leur admission a été rapide (deux mois), l’équipe ayant jugé que toute leur famille était trop désemparée et de fait en danger.

A partir du moment où ils ont eu un logement, M. et Mme Blanchard ont pu redresser la situation. Le loyer de l’appartement étant inférieur au prix de l’hôtel, ils ont pu commencer à rembourser leur dette de logement. M. Blanchard a mis deux ans à épurer complètement ses dettes. Aujourd’hui, il se dit soulagé de ne devoir rien à personne.

La rencontre de l’assistante sociale et l’accès à un logement à la cité de promotion montrent ce que peut être l’effectivité du droit, mais celui-ci s’est appliqué dans cette situation de façon fortuite et non dans un processus de droit commun. Or l’accès au logement est un droit et ne doit pas dépendre de la chance. Que serait devenue cette famille si les choses s’étaient passées autrement ?

Elisabeth, leur fille cadette, a désiré s’exprimer à ce sujet : « Je pense que c’est inacceptable de pouvoir laisser une famille entière être à la rue. Si nos parents n’avaient pas trouvé une cousine pour nous héberger ou encore un hôtel ensuite, nous aurions été à la rue. Et s’il n’y avait pas eu la visite de l’assistante sociale d’ATD Quart Monde, je ne sais pas si, aujourd’hui, nous ne serions pas encore à l’hôtel ou autre part ! Cela a été très dur pour tous, autant pour mes parents que pour nous. Il faut vraiment avoir de la volonté pour réussir à s’en sortir dans des situations comme ça. »

Le refus de dislocation de la famille

Pour M. Blanchard, la famille est primordiale : « Nous sommes une famille, nous sommes cinq avec mes enfants puis ma femme. Nous restons soudés... Nous avons connu la galère mais nous sommes toujours tous les cinq, solidaires tous les cinq... Cela, ça compte énormément... C’est-à-dire que si l’un de nous a un problème ou n’importe quoi, nous sommes tous derrière lui. Avant de nous dessouder, il y aurait du boulot ! »

Cette expérience en témoigne, on continue à proposer des solutions qui séparent les familles et qui ont pour conséquence d’affaiblir davantage les parents.

La dépréciation de soi

M. Blanchard : « Comme tout le monde nous tombe dessus, tu es obligé de dire : c’est de ta faute. Pourquoi je n’ai pas payé, pourquoi je n’ai pas fait ci, j’aurais dû faire autrement. Je ne sais pas ce que j’ai fait, j’ai mal fait. Pourtant je travaillais tout le temps, même jusque maintenant, je n’ai jamais lâché l’affaire. Mais tu te dis dans ta tête, c’est de ta faute, c’est à toi de gérer ta famille, c’est toi le bonhomme... »

Le risque ici est le suivant : les familles qui connaissent des difficultés de logement nourrissent un sentiment de honte et certaines l’intériorisent au point de considérer que leurs difficultés viennent non pas de la pénurie de logement mais de leur propre inaptitude.

Cette certitude peut alors engendrer le découragement et, par suite, l’effondrement de la situation familiale.

L’ineffectivité du droit

On a ici le témoignage d’une famille dynamique, percevant deux salaires, dont les ressources humaines auraient dû lui permettre de redresser la situation.

  • Le droit à un accompagnement pour la prévention des expulsions ne s’est pas appliqué.

  • Le fait de ne pouvoir accéder à un logement l’a empêchée de rembourser ses dettes, les coûts financiers des hébergements rendant l’épargne impossible.

  • Le fait de ne pouvoir rembourser ses dettes l’a empêchée de trouver un nouveau logement, par les services sociaux ou par elle-même, parce que son dossier social lui fermait toutes les portes, y compris dans le logement social.

M. Blanchard : « Les personnes comme nous, une fois expulsées, c’est fini, nous ne pouvons pas retrouver de logement. A chaque fois que nous téléphonons, on nous demande les quittances. Nous, nous n’avons pas les quittances puisque nous avons été expulsés. Une fois que tu es expulsé, tu n’as plus le droit à rien. »

En outre, l’accompagnement de la famille n’a pas abouti. Il ne lui a été proposé qu’une offre inadaptée à sa situation : l’hébergement dans des foyers, impliquant la séparation familiale.

M. Blanchard : « En France, on peut payer un hôtel, mais on ne peut pas payer un appartement, alors que l’hôtel coûte quatre fois plus cher ! On trime, et on ne peut même pas mettre de l’argent de côté parce qu’on donne tout à l’hôtel. Ils préfèrent te faire payer, que tu te débrouilles toi-même et seulement après, ils te donnent. Et encore, parce que vous (ATD Quart Monde), vous nous avez donné une chance, sinon ce n’est même pas la peine ! »

Dans leurs épreuves, M. et Mme Blanchard avaient la chance de travailler tous les deux à ce moment-là !

M. Blanchard : « Même maintenant (à la sortie de la cité de promotion familiale), on n’arrive pas à trouver un logement ! Nous, nous sommes trois à travailler et impossible de trouver un logement ! Si, à 1200 €, 1400 €, il y en a. A ce niveau, il n’y a pas de problème ! »

Le droit, premier rempart contre la grande pauvreté

Dès qu’ils ont eu un logement avec un loyer correspondant à leurs revenus, les Blanchard ont fait ce qu’il fallait et réussi à rembourser toutes leurs dettes. Ainsi, l’application du droit au logement a suffi à ce qu’ils redressent la situation. En amont, si la loi avait été appliquée, M. et Mme Blanchard auraient pu bénéficier d’un plan réaliste de remboursement de la dette. Ils auraient alors réussi à tenir leurs engagements et à éviter l’expulsion.

Mais le problème est, selon M. Blanchard, qu’il n’a pas été informé à temps de ses droits : « Ils te laissent complètement dans la galère. C’est-à-dire que, même si tu as des droits, ils ne te le disent pas. Petit à petit, quand tu es dans la galère, ils te disent un droit. Par contre ce droit, c’était pour avant ! C’est comme une marelle. Quand tu es au 2, ils te disent les droits que tu avais au numéro 1, et quand tu es au 3 ils te disent les droits des numéros 1 et 2. Mais ils ne disent pas, quand tu es au 3, ce que tu peux faire. Ils ne te disent rien du tout.

Même maintenant, c’est sûr que j’ai encore d’autres droits, mais ils ne vont pas me les dire. Ils attendent que je sois dans la galère pour pouvoir me dire mes droits. Et encore ! « C’est trop tard, il fallait le dire avant, monsieur ! ». Ce sont leurs phrases ! On ne comprenait pas, et à chaque fois, c’était comme ça. Jamais ils vont te dire tes droits avant. La politique ici, c’est : tu es dans la galère, et après on te dit tes droits. Mais une fois que tu es dans la galère, c’est fini, c’est trop tard !

Voilà, c’est-à-dire que j’aurais dû prévoir auparavant. Avant qu’il m’arrive des ennuis, j’aurais dû prévoir, quand j’étais encore à la case zéro de la marelle. Là ils m’auraient donné mes droits, vu que je n’en avais pas besoin. Mais une fois que tu en as besoin, ils te disent : « Non, c’est trop tard ». Parce qu’il fallait rester à la case zéro.

Crédits et surendettement

Le rapport de la commission Familles, vulnérabilité, pauvreté 1 de 2005 précise qu’entre 1996 et 2002, « la corrélation a été remarquable entre la croissance du nombre de dossiers déposés devant les commissions de surendettement et la croissance du marché du crédit à la consommation ». Le rapport évoque le coût social du développement des banques sans guichet qui acceptent ce coût social, prix marginal à payer pour leur développement. Les règles sur l’attribution de crédits ne sont souvent pas respectées par les organismes de prêts. Les associations de défense de consommateurs constatent qu’il est possible de contracter jusqu’à dix ou vingt crédits.

Le surendettement peut avoir pour conséquence l’expulsion, auquel cas on n’a plus accès au logement social. C’est ainsi que des familles sont amenées à être hébergées par des proches ou à vivre à l’hôtel. Or la première solution n’est pas durable, et la seconde, très coûteuse, rend impossible l’épargne en vue d’un relogement. En outre, ces conditions de vie rendent plus difficiles l’éducation des enfants, leur réussite scolaire et le maintien de la sérénité du foyer.

En conclusion

M. et Mme Blanchard ont réintégré la communauté qui les avait lâchés parce qu’ils ont pu reconquérir un seul des droits fondamentaux, le logement, dont l’absence les avait précipités à la rue. Ils ont retrouvé leur rang dans une société qui se reconnaît en eux à partir du moment où ils assument comme tout le monde leurs responsabilités sociales et familiales. Comment une société qui lâche déjà ceux qui étaient encore hier en son sein pourrait-elle se solidariser avec ceux qui sont dans des situations plus fragiles encore ? M. et Mme Blanchard font partie de ces familles qui vivent le dérapage de l’accès effectif au droit. Elles nous apprennent le rempart du droit contre la misère, le socle fondamental et inaliénable du droit.

Récit 2. La persistance des insécurités ou le cercle vicieux

M. et Mme Kofhik sont un jeune couple mixte, lui, Maghrébin et elle, Française. Leur jeunesse en rupture avec la stabilité de leur milieu, au bord de la délinquance pour lui et dans les injonctions des traitements médico-psychiatriques pour elle, les conduisait tout droit à ne jamais sortir du cercle vicieux des insécurités et des précarités sociales. Ils font l’expérience de la rue et de la déconsidération au point de ne vouloir compter que sur eux-mêmes pour se protéger l’un l’autre. En associant accès aux droits et accès aux conditions pour vivre avec d’autres, ils peuvent réaliser leurs projets de couple et reprendre leur enfant placé, juste au bon moment avant que la descente vers l’extrême de la grande pauvreté ne les broie.

Sofiane est né en France en 1971, de mère française et de père algérien. Il a deux sœurs : la première est de huit ans son aînée, et la seconde a un an de moins que lui.

Sofiane a vécu à Paris avec ses sœurs jusqu’au décès de sa mère, survenu quand il avait 9 ans. Son père est alors dépassé par les problèmes. Il a perdu son emploi de gardien dans une banque. Ne se sentant pas capable d’élever Sofiane et sa jeune sœur, il a cherché la meilleure solution pour eux : en accord avec sa fille aînée, il a décidé de les confier à leurs grands-parents en Algérie.

Arrivé en Algérie en 1980, Sofiane a appris l’arabe qu’il ne parlait pas auparavant. Il se souvient de la vie dure, car toute la famille vivait pauvrement. Sofiane est allé à l’école deux années durant, mais comme il ne maîtrisait pas l’arabe écrit, ses résultats furent décevants. Il s’est alors inscrit dans un centre de formation où l’on enseignait l’électricité et la mécanique automobile. Il n’a pas obtenu son diplôme car il avait toujours autant de difficultés avec les matières générales mais il y a appris les métiers de mécanicien et d’électricien. « Au lieu d’aller en cours, je restais à l’usine pour “voler le métier”. Je n’ai pas eu le diplôme mais le métier, je l’ai eu ! »

Le retour en France

Après treize années passées en Algérie, la jeune sœur de Sofiane s’est mariée et est rentrée en France. Son grand-père étant décédé, Sofiane s’est retrouvé isolé et est rentré en France à son tour. Il avait alors 22 ans. Six mois plus tard, son père décédait.

Sofiane s’est heurté à toutes sortes de problèmes administratifs qui étaient autant de discriminations. Il a dû notamment faire son service militaire, auquel il ne s’était pas présenté en temps voulu, étant en Algérie. Ensuite, il a sombré dans la petite délinquance. Il a fait deux mois de prison. C’est à sa sortie de prison qu’il s’est retrouvé sans domicile.

L’errance

De 1996 à 2000, Sofiane est resté sans domicile fixe. Il a passé ces cinq années entre la rue, les foyers, les wagons et la débrouille. Son quotidien était un véritable parcours du combattant. Dès le réveil, Sofiane se précipitait pour être le premier à la cabine téléphonique et tenter d’obtenir une aide du SAMU social. La journée, il devait se procurer à manger, trouver un hôtel ou un foyer pour dormir le soir, un endroit pour se laver. Les nuits où il dormait dehors, il lui arrivait d’être chassé par la police ou par des passants.

Sofiane avait pendant un temps cherché du travail, en vain car, pour être embauché, il lui fallait présenter une adresse. Et plus tard, si un passant lui proposait du travail, il refusait. Il se disait qu’un employeur exigerait de lui qu’il se présente tous les matins propre et reposé, chose impossible pour qui n’a pas de logement. Il a 30 ans, quand il rencontre Céline dans un foyer, une jeune femme de 33 ans.

La vie de Céline n’avait pas été facile. Sa famille était une famille ouvrière pauvre sans pouvoir pour autant compter sur l’aide sociale. Elle avait pour bagage un CAP de comptabilité, filière qu’elle n’avait pas choisie. En 1992, Céline avait dû arrêter de travailler pour s’occuper de son père malade, puis de sa grand-mère. Après le décès de son père, Céline s’est mise à jouer son argent qui est ainsi parti en fumée. Sa mère et l’assistante sociale ont décidé de la placer sous curatelle. Céline continuait de jouer le peu d’argent dont elle disposait jusqu’à ce que sa mère la mette à la porte de la maison. C’est alors qu’elle fait la connaissance de Sofiane.

Ensemble, ils ont dormi dans des foyers, à l’hôtel ou encore dans des wagons dont ils étaient parfois chassés au milieu de la nuit. Un jour qu’ils étaient à l’hôtel, Céline s’est endormie avec sa cigarette allumée, provoquant un incendie. Elle était enceinte et a perdu son enfant.

En 1999, Céline est tombée de nouveau enceinte et ne le savait pas. Elle était trop maigre. Heureusement, sa belle-sœur l’a fait rentrer à l’hôpital. Sofiane venait d’aller en prison pour une durée d’un mois. Apprenant que Céline était enceinte, il a choisi d’assumer ses responsabilités de père et a dû pour cela s’opposer à sa famille qui souhaitait qu’il l’abandonne. Sofiane se disait qu’il regretterait cet abandon toute sa vie. Il a recherché Céline et, dès sa sortie de prison, l’a rejointe.

Puis Karim est né. Céline et Sofiane étaient toujours sans domicile fixe. Karim leur a été retiré à l’hôpital quand il avait deux semaines. Ce jour-là, Céline et Sofiane s’étaient absentés : ne possédant rien, ils couraient sans cesse pour obtenir le nécessaire.

La proposition avait été faite à Céline de passer six mois dans un foyer « mère enfant », au bout desquels, si elle savait s’occuper de son enfant, elle pourrait le récupérer. Mais n’ayant pas de logement, cette proposition s’avérait impossible. Karim a donc été placé dans une famille d’accueil.

Refaire surface

A partir de ce jour, Céline et Sofiane ont multiplié les démarches pour récupérer leur enfant. Bien que vivant à l’hôtel, ils se présentaient à l’Aide sociale à l’enfance deux fois par semaine, ne manquant aucun rendez-vous.

Avec la naissance de Karim, Sofiane a réalisé qu’il n’avait plus d’autre choix que d’arrêter ses bêtises ; autrement, se disait-il, il finirait mal et le seul perdant, ce serait lui. En 2000, Sofiane a rencontré l’association Avenir, qui lui a proposé une formation de six mois, non rémunérée, au sein d’un organisme de réinsertion. Sofiane a accepté.

Après deux semaines de travail satisfaisant, il a cessé d’aller à l’association. Son formateur l’a rappelé et lui a imposé de revenir dans l’après-midi, sans quoi le contrat serait rompu. Sofiane se souvient s’être dit : « Moi qui pleure pour avoir du travail, voilà que mon professeur doit venir me chercher ! Mais quel genre de personnage suis-je devenu ? »

Sofiane s’est ressaisi et est allé au bout de son stage. Comme il travaillait bien, ses patrons allaient jusqu’à le laisser seul sur le chantier, ce qui est une preuve de confiance d’autant plus forte que c’est normalement interdit.

Durant ce stage, Sofiane a découvert les métiers du bâtiment, et surtout le travail lui a permis de remonter la pente, de rompre avec son passé sans issue.

Pour Sofiane, le soutien de Céline a été fondamental. Sans elle, Sofiane n’aurait pas eu la volonté suffisante pour s’en sortir. Au milieu de cette période de stage, Céline et Sofiane ont obtenu un logement dans la cité de promotion familiale d’ATD Quart Monde.

La cité de promotion familiale est organisée de manière à ce que les familles accueillies puissent participer à des activités, être conseillées en temps voulu dans les démarches administratives, découvrir ce qu’il faut savoir sur les impôts, sur le travail...

Sofiane explique qu’avoir un toit l’a aidé à réussir son stage avec l’association Avenir. Son stage n’était pas encore terminé qu’il a eu une proposition d’embauche dans une entreprise d’insertion. Il y travailla un an comme peintre en bâtiment. Céline, elle, a été heureuse de pouvoir travailler deux semaines chez une personne paraplégique, même si cela n’a pas été concluant.

Selon Sofiane, avoir un travail améliore les relations au sein du couple, mais aussi et surtout avec l’entourage familial.

Après avoir travaillé un an dans un jardin biologique (en 2005), Céline est maintenant employée au ménage dans une grande entreprise. Sofiane, lui, est agent d’entretien d’immeubles HLM. Il met en œuvre toutes ses compétences, y compris son expérience vécue.

Sofiane a pu renouer les liens avec sa famille : « Aujourd’hui, dans ma famille, ils sont fiers. Ma petite sœur me dit « Continue comme ça ! ». Avant, personne n’était fier de moi. Ils s’inquiétaient. »

Retour sur l’expérience de la rue

« La pauvreté m’a apporté de bonnes expériences ; avec tout ce que j’ai vécu, maintenant, avant de faire quelque chose, je réfléchis. Mais quand tu es dans une situation difficile, tu n’as pas le temps de réfléchir, ni d’être gentil.

Etre dans la rue, c’est être constamment dans l’urgence. Il y a tellement de choses à faire : il faut chercher à manger à midi, il faut chercher où dormir le soir ; il faut chercher à manger pour le soir. On passe des jours sans manger. Personne ne meurt de faim ici en France. Mais combien de temps va-t-on faire la queue pour attendre la camionnette à la gare d’Austerlitz et avoir son bol de soupe ? Il y a beaucoup de gens qui ne comprennent pas ce qu’est la rue, ce que c’est que de dormir dehors, d’avoir des problèmes, de boire, de toucher à la drogue, d’aller voler. Ces choses-là, s’il y a des gens qui les font, ils ne les font pas par plaisir. Ils les font parce qu’ils ont des problèmes. Et ces problèmes peuvent venir de tous les côtés. Un problème de logement, un problème de licenciement, un problème de divorce, un problème d’enfant placé... Quand on en a fini avec un problème, il y en a un autre qui arrive. Il faut résister. « Ramène-nous ce papier ! ». Même si c’est à cent cinquante kilomètres, il faut aller le chercher. Si vous n’allez pas le chercher, vous êtes perdant.

Je peux vous dire que, sans logement, vous n’êtes rien du tout, vous n’existez même pas sur terre... Ne pas avoir de logement, cela signifie sortir 24 h sur 24 avec un sac sur les épaules. On court toute la journée, et même la nuit. Quand tu vis dans un hôtel ou dans un foyer, tu ne vas pas chercher du travail. Tu n’en auras rien à faire. Tu as le RMI à deux mille cinq cent francs chaque mois.

Et ce sont des jours, des années ! C’est le froid, c’est la chaleur... C’est la catastrophe... C’est vrai que ça vous rend fou, ça vous rend sauvage, ça vous rend nerveux. Quand vous rentrez dans un bureau et que vous parlez avec quelqu’un, c’est impossible de lui parler calmement. »

Le logement lui a permis, selon Sofiane, d’obtenir d’abord un travail.

Exil et placement d’enfant : l’engrenage des séparations

Sofiane a grandi au sein d’une famille usée par la pauvreté, par l’émigration, mais qui a des ressources pour résister aux difficultés.

« Pourquoi mon père a décidé de m’envoyer en Algérie ? Parce que la vie était dure. Cela lui faisait de la peine mais, après avoir perdu ma mère, il a su qu’il n’était pas capable de m’élever. Pourquoi il m’a envoyé au bled chez mes grands-parents ? Parce qu’eux, ils ont de l’expérience. Si on était resté là, ma petite sœur et moi, on risquait d’aller à la DDAS »

Le père de Sofiane, Algérien, est venu en France pour travailler. Sofiane a vécu en France, puis il est retourné en Algérie pour sortir des difficultés d’alors et il est revenu en France face à de nouvelles difficultés en Algérie.

Malgré les difficultés rencontrées (le chômage, la pauvreté, l’exil...), apparaissent ici le dynamisme des proches de Sofiane, capables d’analyser la situation et de prendre les décisions appropriées, et aussi l’exercice de la solidarité familiale, les grands-parents acceptant de prendre en charge et d’assurer l’éducation de leurs petits-enfants. C’est la force de familles qui affrontent leurs propres difficultés et résistent devant l’ineffectivité du droit. Ils assument plus qu’ils ne transgressent comme on le leur reproche.

Ces allers et retours témoignent de l’énergie que mettent les familles à rechercher des sécurités et pas seulement du côté des ressources économiques. La sécurité familiale peut l’emporter sur la sécurité économique, le pays d’appartenance (dit « pays pauvre » ) sur le pays d’accueil (dit « riche » )

Ayant été menacé lui-même de placement, Sofiane a vécu de nouveau cette expérience avec son propre fils et a su rebondir pour dépasser cette situation.

Devant l’ampleur des difficultés à surmonter, et pour leur protection, certaines familles en situation de grande précarité demandent d’elles-mêmes le placement administratif de leurs enfants, le plus souvent auprès de leurs proches, dans l’attente d’un relogement définitif. Pour d’autres, en revanche, ce sont des signalements aux services sociaux ou à la justice qui peuvent aboutir à des placements judiciaires, particulièrement mal vécus par les parents dont les difficultés sont d’abord liées à l’extrême pauvreté et non à leur soi-disant incapacité à élever leurs enfants pour une raison ou une autre. Sofiane et Céline ont pu mener un projet cohérent pour reprendre leur enfant et à temps, ce qui n’est pas le cas pour d’autres familles comme le rapporte Mme R. : « On retire les enfants, on enlève aux parents leurs responsabilités, on fait souffrir les parents et les enfants. En plus de ça, il n’y a même pas eu de maltraitance. Moi, si je les ai eus ces deux gamins, c’est parce que je les ai voulus, sinon ils ne seraient pas là ! Je ne les ai pas voulus pour les placer, je les ai voulus pour les élever moi-même ! Et maintenant, leur éducation, elle est faite ! On m’a remplacée. »

Sofiane s’est dit : « Comment faire ? On ne peut pas attaquer la justice ! Alors il faut tout faire, ramener les papiers, assister aux visites, chercher un travail, faire la carte d’identité, se présenter propre, ne pas être en retard... Il faut suivre les ordres, pour moi c’étaient des ordres. »

En arrivant à la cité de promotion familiale, ils ont envisagé avec l’assistante sociale les démarches pour reprendre leur enfant. Le logement et un travail, deux clefs pour sortir de la grande pauvreté, sont aussi les deux clefs pour reprendre un enfant quand la raison du placement est la grande pauvreté et non une carence éducative qui serait imputable à la seule responsabilité parentale. Pour commencer, ils ont eu leur enfant avec eux un jour par semaine. Là, Sofiane a vraiment pris confiance en lui. Puis on leur a suggéré de prendre leur enfant pendant les vacances.

Céline et Sofiane ont finalement récupéré leur fils en août 2003, il avait quatre ans. Céline a bénéficié, pour l’éducation de Karim, des conseils de sa belle-sœur, qui lui avait appris quelques années plus tôt à s’occuper d’un enfant. Peu de temps après, Céline et Sofiane ont quitté la cité de promotion familiale pour un appartement HLM dans une ville voisine. Aujourd’hui, Karim a une chambre et un petit bureau pour y mettre ses livres. La curatelle de Céline a pris fin avec l’accord et les encouragements de son médecin.

Pour Sofiane, la première chose pour aider leur enfant à grandir, c’est l’école : « Il ne faut jamais laisser la pauvreté rentrer, c’est-à-dire qu’il ne faut pas montrer à l’enfant nos difficultés. Lui, son problème, c’est l’école et rien d’autre. Quand la famille n’avance pas, le gosse peut faire un blocage. »

En conclusion

M. et Mme Kofhik sont sortis de l’engrenage d’insécurités et de précarités qui les enserrait depuis leur enfance parce qu’ils ont intégré une petite communauté humaine (la cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand) qui a fait de la lutte contre la pauvreté et de l’accès aux droits fondamentaux un projet pilote du vivre ensemble. Rétablis dans leurs droits et leurs responsabilités parentales en se voyant confier de nouveau l’éducation de leur enfant, ils ont gagné en autonomie et ont pu bénéficier du meilleur des projets de formation pour l’accès à l’emploi, d’un logement pérenne conforme à leur situation et d’un soutien qui leur donne l’énergie de vivre au milieu de tout le monde. Sans plus être rattrapés par leur passé et le cercle vicieux des discriminations, de l’assistance et du contrôle social, ils font maintenant de leur expérience un combat avec d’autres. Les familles qui vivent durablement la grande pauvreté comme M. et Mme Kofhik nous apprennent à aller au bout des projets d’éducation, de formation, d’insertion, de prévention, de culture partagée. Elles sont la mesure de l’avancée de la démocratie.

Récit 3. L’extrême pauvreté

Depuis plusieurs générations, la famille de Mme Legendre a traversé la longue histoire ouvrière de la mine dans le nord de la France sans avoir pu s’y intégrer ni avoir bénéficié de ses acquis sociaux au moment de son essor. Vivant par les autres moins pauvres qu’elle, la disparition de la mine ne change pas son mode de vie même si elle subit aussi le contrecoup de cette catastrophe dans la région. Semblant venir d’un autre âge, ignorée et déconsidérée, Mme Legendre a cependant une autre vie que celle trop visible de l’histoire de misère sur son visage. C’est par l’éducation de ses enfants et la solidarité avec d’autres qu’elle ouvre des perspectives nouvelles pour sortir de son isolement et faire partie d’une communauté humaine.

Sarville est une ancienne ville minière du nord de la France, qui a compté jusqu’à dix-sept mille habitants dans les années 1970 mais ils ne sont plus que douze mille six cents aujourd’hui. Le taux de chômage est de 21%, supérieur de sept points à la moyenne française. La fermeture des mines a aussi entraîné une hausse du nombre de décès dus à l’alcoolisme.

Le « quartier minier » de Sarville, créé pour héberger les familles de mineurs, compte aujourd’hui à peine deux mille habitants, contre quatre mille du temps de la mine. Celle-ci a fermé définitivement en 1971 mais sa fermeture a été progressive (les mineurs étaient contraints d’aller travailler dans d’autres mines, plus rentables.) Ce quartier est composé de corons (alignement de six ou huit maisons accolées) et de groupes de quatre maisons inconfortables et assez dégradées (des murs constitués d’un mélange de briques et de torchis, des toilettes dans la cour jusqu’en 1995, pas d’eau chaude). Les maisons des retraités sont encore en cours de rénovation. Aujourd’hui, malgré la rénovation et un doublement des loyers, ce quartier mal desservi reste pauvre, avec une mauvaise réputation.

Une population précarisée

Du temps de la mine, il y avait une forte proportion de familles immigrées (environ 30 %), le plus souvent originaires de Belgique, de Pologne, d’Italie ou d’Afrique du Nord. Certains Français vivaient déjà là avant l’ouverture de la mine : c’étaient les plus démunis.

Ce sont les Belges qui ont appris aux Français le travail de la mine : ils étaient venus comme contremaîtres et ce fut pour eux une promotion. Puis on a fait venir des Polonais, des Italiens, des Marocains. Même quand la fermeture de la mine a été proche, on est encore allé en chercher pour des contrats d’un an et demi. Une partie des mineurs français étaient d’anciens ouvriers agricoles, appartenant à ces générations qui dormaient dans les granges des fermes où ils travaillaient. Pour eux aussi, le travail à la mine a été une promotion.

Malgré la fermeture de la mine, la population du quartier n’a pas vraiment changé. Son éloignement du centre fait que, malgré sa rénovation, ce quartier n’attire toujours pas les classes moyennes. Aujourd’hui, sont également logées là des personnes sortant de l’hôpital psychiatrique. C’est une étape dans leur processus de réinsertion mais elles ne sont pas très bien acceptées par la population. Pour l’essentiel, les habitants du quartier sont des enfants et des petits-enfants des mineurs. La société HLM permet en effet que les gens transmettent leur logement à leurs descendants en modifiant simplement le contrat. Ce qui explique que des liens de parenté se soient établis entre les habitants.

Ceux-ci ont fait preuve à plusieurs reprises d’une grande capacité de résistance. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, à cause des nombreux bombardements, ils ont hébergé des gens du centre-ville qui leur en sont toujours redevables. Lors de la rénovation du quartier, qui a traîné en longueur (il s’est passé neuf mois durant lesquels les gens n’avaient plus de WC : on avait détruit les leurs sans les remplacer), ils ont entrepris une « grève des travaux » en fermant leur porte aux ouvriers, jusqu’à ce que le maire débloque la situation.

Il existe plusieurs associations et un centre social sur le quartier. Le maire, lui-même originaire d’un autre quartier modeste de Sarville, y est à l’aise. C’est d’ailleurs grâce aux voix des habitants de ce quartier minier qu’il est maire de la ville depuis bientôt trente ans.

Histoire de deux familles

Marie-Thérèse Legendre est connue de tous dans le quartier minier : elle y récupère la ferraille et les voisins lui proposent tout ce qui peut lui être utile. Agée aujourd’hui de 40 ans, elle a eu deux filles avec Rémi Martinache (Stéphanie, 22 ans, et Vanessa, 19 ans). Le couple séparé, elle s’est mise en ménage avec Pierre Boumar, d’origine algérienne et beaucoup plus âgé qu’elle, avec qui elle a eu un garçon (Zied, 13 ans.)

La vie de Marie-Thérèse est rythmée par les difficultés quotidiennes dues à la grande pauvreté et à ses conséquences. La famille a pour ressources la vente de la ferraille, la retraite de Pierre et l’entretien des jardins des autres. Avec Pierre et deux de ses enfants, Vanessa et Zied, elle vit dans un logement assez petit. C’est une femme qui aura énormément travaillé toute sa vie. Les habitants du quartier reconnaissent son courage (« Marie-Thérèse, c’est vraiment une mère courage ! ») mais pas pour autant son égalité avec les autres membres de la communauté. C’est sa grande pauvreté et son quotidien chaotique qui sont toujours évoqués.

Martin Richer, lui, est issu d’une famille nombreuse. Il a plusieurs sœurs mais il les connaît peu. Son père avait travaillé à la mine comme gardien de l’entrepôt de bois. Martin était plutôt bagarreur à l’école. A 14 ans, on l’a donc envoyé travailler au triage du charbon et des cailloux. Sa mère est décédée à l’âge de 49 ans, d’une maladie liée à l’alcool. Une de ses sœurs l’ayant mis à la porte, Martin a été placé à l’assistance publique quand il avait 16 ans. Au bout de deux mois, il a demandé à partir pour pouvoir travailler mais n’ayant pas retrouvé d’emploi à la mine, il a été employé dans plusieurs fermes où il était reconnu comme un bon travailleur. En réalité, ses patrons l’exploitaient. Quand ceux-ci s’absentaient pour le week-end, il était « prêté » à d’autres fermiers. Il n’avait pas de logement et dormait dans les étables, au-dessus des bêtes, comme c’était souvent le cas autrefois.

Martin a travaillé vingt ans dans une ferme à Sarville. Mais, quand le patron est mort, son nom n’a pas figuré dans le faire-part de décès parmi les noms des proches de la famille. Il a alors réalisé qu’il n’était pas considéré comme il le pensait. Il en a été profondément et durablement affecté. Suite à un accident de tracteur, il n’a pu garder son emploi et, se retrouvant sans repère hors du milieu agricole, il a quelque peu sombré.

Des liens de solidarité

Les familles de Marie-Thérèse Legendre et de Martin Richer ont une longue histoire d’entraide. Ces deux familles ont des liens. Quand Marie-Thérèse était en ménage avec Rémi Martinache et Martin avec sa première compagne, l’un des deux couples avait hébergé l’autre. Plus tard, lorsque Louis, un ami de Marie-Thérèse et beau-frère de Martin Richer, est décédé, Marie-Thérèse a tenu à se rendre à l’hôpital, bien qu’elle ait beaucoup de travail et qu’elle soit sans moyen pratique de se rendre à l’hôpital, très éloigné. Les vêtements pour le défunt n’étant pas prêts, il lui a fallu y retourner le lendemain, entre deux transports de ferraille. Elle s’est souciée de le raser et de lui obtenir une tenue pour les funérailles, appartenant à son compagnon Pierre Boumar.

Après la perte de son dernier emploi d’ouvrier agricole, Martin Richer a vécu dans un taudis avec sa compagne Christine. Il a été mis en invalidité, ce qui était pour lui un moyen d’obtenir un logement décent. Une pétition comprenant centre quatre-vingt signatures, dont celle de Marie-Thérèse, a été signée pour obtenir que Martin Richer et sa femme soient relogés dans un lieu plus approprié, car le maire leur proposait un relogement au fond d’une impasse. Pour empêcher que des jeunes ne leur cassent les carreaux à coups de pierres, il fallait en effet qu’ils habitent un lieu moins isolé. Des habitants de leur nouveau quartier avaient aussi signé cette pétition. Parmi eux, Rémi Martinache qui y habite depuis qu’il est séparé de Marie-Thérèse. Pendant longtemps, tous les matins, Rémi allait chez eux faire le café et le prendre avec eux. Le couple lui donnait en échange, de temps en temps, ce qui pouvait lui manquer, comme par exemple du charbon qu’il obtenait par la tutelle. Aujourd’hui, Martin est à l’hôpital psychiatrique et Christine dans un foyer.

Un jour, voyant Marie-Thérèse prendre un poêle à bras le corps pour le transporter, une volontaire d’ATD Quart Monde lui a fait remarquer qu’elle allait finir par s’esquinter les reins et se faire mal au dos. Marie-Thérèse lui a répondu : « Je sais, mais pour l’instant j’ai besoin de gagner de l’argent pour payer les études de mes filles. » Elle continue aujourd’hui à faire de la ferraille, à porter des frigos et à faire les jardins (ce qui n’arrange pas son dos non plus). Son médecin lui a dit qu’elle fatiguait aussi du cœur.

Quand Pierre Boumar a été placé dans une maison de rééducation à plusieurs kilomètres du quartier, Marie-Thérèse lui a rendu régulièrement visite à bicyclette. Mais il a récemment été transféré dans un autre établissement plus éloigné et elle ne peut plus s’y rendre.

Des ambitions d’éducation

A un moment donné, la vie difficile de Marie-Thérèse a fait planer une menace de placement sur ses enfants. Mais la réussite scolaire de l’aînée montrait que les parents s’investissaient pour leurs enfants et cette menace a été écartée. Les trois enfants n’ont pas tous réussi pareillement leur scolarité, mais ils n’ont jamais manqué de rien à l’école. Tout ce qui était demandé était acheté immédiatement. C’était une priorité pour Marie-Thérèse.

Stéphanie, l’aînée, ne voulait pas faire la ferraille et s’affrontait pour cela avec sa mère. Elle était au cœur des difficultés quotidiennes de la famille mais l’équilibre maintenu a permis qu’il n’y ait jamais rupture. Sur le plan scolaire, Stéphanie a travaillé au maximum de ses possibilités. Elle acceptait et même recherchait toute proposition d’aide scolaire. Il est remarquable qu’elle ait réussi à étudier dans les conditions où elle vivait. Stéphanie s’est acharnée au travail, elle a passé un bac SMS avec mention assez bien. Elle travaille aujourd’hui, mais elle n’a pas réussi à obtenir le diplôme d’infirmière dont elle rêvait.

Un lien très fort unissait Marie-Thérèse et sa seconde fille, Vanessa, qui l’accompagnait faire la ferraille. La scolarité de Vanessa fut plus chaotique. Elle est aujourd’hui en BEP de secrétariat.

Zied est un enfant intelligent mais les difficultés familiales font que sa scolarisation est très irrégulière. Il participe cependant à Tapori, un réseau d’enfants du monde entier qui nouent des amitiés à travers des échanges.

Aujourd’hui, Stéphanie habite en Savoie. Elle est mariée et reste très solidaire de sa famille, bien que son mari ne soit pas du même milieu. Plusieurs fois, ils sont venus rendre visite à Marie-Thérèse. Chaque été, Stéphanie prend son demi-frère Zied chez elle.

En conclusion

L’extrême dénuement conduit des familles comme celles de Marie-Thérèse Legendre et Martin Richer, au-delà de la rupture du droit et de l’exclusion, à l’état de misère. Ces familles semblent venir d’un autre âge, défigurées par les souffrances et les humiliations, brisées par les manques et la violence des conditions de survie, abandonnées dans l’ignorance. Elles semblent vivre dans un monde que nous peinons à rejoindre et qui semble ne pas pouvoir rejoindre le nôtre.

Néanmoins, Mme Legendre a réussi à soutenir une de ses filles pour qu’elle étudie et ait une formation qui l’introduise dans la société d’aujourd’hui, rompant le cercle vicieux qui interdit la réussite éducative aux enfants des familles les plus pauvres. Elle a réussi à faire reconnaître sa capacité à participer à une solidarité avec plus pauvre qu’elle, Martin Richer, venu du fond des âges des journaliers agricoles et des ouvriers miniers de basse besogne rejetés par la compétitivité.

Mais cette solidarité ne l’intègre pas pour autant dans sa communauté environnante. Marquée à vie par les souffrances et les séquelles de la misère, Marie-Thérèse continue à travailler dans une activité non reconnue et marginale même si elle contribue à l’utilité du recyclage moderne. Elle incarne les « pauvres de tous les temps et encore d’aujourd’hui, méprisés et honnis2 » qui appellent à un rendez-vous social et politique qui ferait des droits de l’homme des droits partagés - où la contribution de chaque personne serait la valeur suprême d’une communauté humaine et qui garantirait par-là même un présent et un avenir à tous ses enfants.

Pour un nouveau contrat social

Les plus pauvres sont au cœur des grands rendez-vous de l’histoire sociale et politique de nos sociétés.

Parler de la vie de trois familles, c’est-à-dire ici de quinze personnes (adultes, jeunes et enfants) confrontées à l’exclusion sociale qui les tire vers l’extrême pauvreté et souvent la souffrance, pourrait nous faire croire qu’elles vivent à côté de l’histoire sociale et politique de leur pays. Elles ne profitent guère de ses élans de croissance et on leur promet, à elles, ses bienfaits pour plus tard. Les conflits sociaux et politiques se dénouent sans elles et leur sort est sans cesse reporté après la résolution des crises. Pourtant, elles étaient bien là, au bon moment, au bon endroit et au cœur des grands rendez-vous de l’histoire (cf. l’émergence du Quatrième Ordre au moment de la Révolution française et du lumpenprolétariat à l’ère de la révolution industrielle et de la mécanisation agricole.)

Mettre la vie de trois familles au regard de notre société contemporaine, c’est du même coup poser les jalons d’une nouvelle histoire commune possible. Il y aurait en effet un piège à isoler la vie de ces familles du cours de l’histoire car les défis qui les concernaient et qui n’ont pas été relevés au bon moment leur ont été préjudiciables alors que les autres milieux sociaux soit les ont traversés sans encombre, puisque justement ils étaient pensés à partir d’eux et à leur bénéfice, soit s’en sont accommodé ou ont lutté pour les infléchir.

La vie des trois familles présentées ici est issue directement de l’histoire des années 1950 à 1970.

Dans ces années d’après-guerre, un reflux important de la pauvreté dans les pays occidentaux et la décolonisation ont laissé entrevoir l’avènement d’un progrès partagé. En France cependant, l’hiver 1954 avait apporté une mise en garde et une prise de conscience qui ont marqué un tournant dans l’histoire de la lutte contre la pauvreté, malheureusement comme un rendez-vous manqué. C’est dans tout le pays que des milliers de familles se sont mises en route cet hiver-là parce que le formidable développement d’après-guerre et la modernisation galopante les ont laissées de côté. En même temps, ceux-ci ne sont pas partagés avec les pays du Tiers Monde où une partie de la population fuit le sous-développement. Enfouie et cachée dans la pauvreté qui reflue, la grande pauvreté émerge en cet hiver 1954 et défie les démocraties occidentales en révélant une mesure plus juste de leur véritable avancée.

Par un sursaut, la société d’alors veut croire que ces populations pourront rattraper le train en marche, avec une sincérité que personne ne mettait en doute. Mais rattraper n’est pas repenser. Les programmes de logement prennent du retard et ne sont pas adaptés. Ces familles de l’intérieur, rejointes par les familles immigrées, s’installent dans des hébergements provisoires ou des bidonvilles naissant. Les premières cités d’urgence et de transit dureront des dizaines d’années au lieu des quelques années promises. L’activité de production et des services s’organise autour d’une compétitivité de plus en plus hors d’atteinte pour les moins qualifiés. Ceux-ci sont souvent condamnés à des travaux harassants qui n’ouvriront pas à la promotion sociale et à l’intégration de leur famille. Les dispositifs de réinsertion censés combler le retard creusent en réalité une fracture sociale sans retour dans la maison commune. On passe du concept d’inadaptation à ceux d’exclusion et de discriminations. Renvoyées à leurs faiblesses et à leurs manques, de nombreuses familles survivent grâce à des secours d’urgence, à la fois protégées par ce rempart et empêchées de le franchir. Piégées dans la générosité incertaine de l’assistance, elles n’accèdent pas à cette sécurité promise par la Déclaration universelle des droits.

Les plus pauvres au cœur de l’histoire

Cinquante ans après cette proclamation, la France a adopté la loi relative à la lutte contre les exclusions en juillet 1998 et s’est donné un nouveau rendez-vous en affirmant : « La lutte contre les exclusions est un impératif national fondé sur le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains et une priorité de l’ensemble des politiques de la nation. La présente loi tend à garantir sur l’ensemble du territoire l’accès effectif de tous aux droits fondamentaux (...) »

Mais les grandes cités de relégation et de nouvel abandon qui ont fait suite aux cités d’urgence, les terrains indignes pour les gens du voyage, les nouveaux bidonvilles, les campements sur les trottoirs de nos villes, les hôtels infâmes qui accueillent le flux incessant de ceux qui font face à la pauvreté d’ici et du reste du monde, nous rappellent que le défi n’a pas été relevé. Une société s’enferme dans un mensonge social. Elle n’associe pas la lutte contre la pauvreté à son projet de société, sacrifie les plus pauvres à la fuite en avant du plus grand nombre et en fait les esclaves sociaux de son modèle de croissance.

Comment les promesses non tenues dans un temps de fort développement et de croissance pourraient-elles l’être dans un temps de mutation profonde ? C’est un nouveau contrat social que toute une société est invitée à souscrire à partir de ses propres valeurs : agir avec et pour tous les citoyens en partageant un même idéal des droits de l’homme. C’est la contribution irremplaçable que nous apportent les trois familles dont nous venons de relire l’histoire. Il nous appartient de faire valoir cette contribution, ce qui est une façon de leur rendre justice. C’est leur donner aussi des raisons de continuer de lutter, elles et toutes celles qu’elles représentent et à qui leurs conditions invivables imposent de s’accrocher à l’espoir que nous les entendrons.

1 Rapport de la commission Familles, vulnérabilité, pauvreté, Au possible nous sommes tenus, Martin Hirsch, France, ministère des solidarités, de la
2 Je témoigne de vous, Joseph Wresinski – strophes prononcées le 17 octobre 1987 sur le Parvis des Libertés et des Droits de l’homme, place du
1 Rapport de la commission Familles, vulnérabilité, pauvreté, Au possible nous sommes tenus, Martin Hirsch, France, ministère des solidarités, de la santé et de la famille, 2005.
2 Je témoigne de vous, Joseph Wresinski – strophes prononcées le 17 octobre 1987 sur le Parvis des Libertés et des Droits de l’homme, place du Trocadéro à Paris, à l’occasion de la première journée mondiale du refus de la misère.

Gérard Bureau

Après avoir participé pendant cinq ans à l’action de promotion familiale du Mouvement ATD Quart Monde à Noisy-le-Grand, Gérard Bureau, volontaire, est actuellement délégué national adjoint d’ATD Quart Monde France. Il a entrepris de recueillir des éléments de l’histoire de plusieurs familles dont il a fait part lors de Campus 2006.

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