Ecouter le dernier échelon

Mark Peel

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Mark Peel, « Ecouter le dernier échelon », Revue Quart Monde [Online], 203 | 2007/3, Online since 05 February 2008, connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1053

Extraits de « The Lowest Rung – Voices of Australian Poverty » (Le dernier échelon – Voix de la pauvreté australienne) (Cambridge University Press, 2003), écrit à partir d’une série d’interviews réalisés en 1994 et 1995 auprès de 300 personnes habitant ou travaillant dans trois quartiers défavorisés des trois plus grandes villes australiennes : les quartiers de Broadmeadows à Melbourne, Mount Druitt à Sydney et Inala à Brisbane.1

Ecouter tant de personnes est difficile, et redire leurs histoires est plus exigeant que ce qu’il peut paraître. Lorsqu’on demande à quelqu’un de raconter son histoire, on lui demande en fait, comme l’anthropologiste Elizabeth Tonkin l’écrit, « de se cristalliser à ce moment particulier du temps ». Nos histoires en relation avec le passé sont toujours racontées avec un œil sur le présent et un oeil sur notre public : lorsqu’on nous demande de décrire nos expériences et nos vies, nous ne rembobinons pas une éventuelle bande vidéo jusqu’à un moment précis du passé pour re-décrire point par point ce qui est arrivé. Nous créons des Histoires personnelles (Histoires dans le sens de la grande Histoire) qui sont aussi des histoires (histoires dans le sens de récits), parce que se souvenir implique toujours de transformer des événements en des récits qui peuvent être racontés à la personne qui les a demandés. La mémoire n’est pas le passé tel qu’il a réellement existé, mais le passé tel qu’il nous apparaît aujourd’hui.

Quand je leur ai demandé de se souvenir, les habitants de ces quartiers ont fait de leurs vies des trajectoires. Ils ont mis en avant certaines décisions, certains choix, et ils ont sélectionné ce qui leur semblait avoir du sens. Ils ont fait des allers et retours entre présent et passé pour expliquer pourquoi ils avaient fait certaines choses et ce qu’ils avaient dû ressentir. Parce qu’ils voulaient que je les comprenne, ils ont, comme tout le monde, utilisé les conventions des raconteurs d’histoire : les moments d’enthousiasme et les chutes, l’amour gagné ou perdu, l’héroïsme, les succès, la tragédie, les surprises, les espoirs réalisés ou sans cesse différés. Parfois ils se souvenaient d’eux-mêmes disant les choses qu’ils auraient aimé avoir dites. Ils modifiaient légèrement la succession des événements pour rendre plus claire l’ultime conclusion de l’histoire et ils généralisaient des journées ou des semaines détaillées parfois à l’excès en bonnes années ou en années de galère. Cela ne veut pas dire que leurs histoires étaient fausses ; le témoignage oral n’est pas un « réceptacle de faits et d’erreurs » mais notre meilleure tentative, à un moment donné, pour dégager les thèmes, les leçons et le sens de nos vies.

Nous ne racontons pas non plus des histoires de manière isolée. Nous les racontons avec d’autres. Elles sont notre contribution à une conversation sur la marche du monde, sur la vérité du passé, sur les possibilités de l’avenir. Les habitants de Broadmeadows, Inala ou Mount Druitt parlaient de leurs quartiers comme faisant partie d’un monde plus large. Ils mélangeaient leurs histoires. Ils étaient parfois en désaccord sur certains détails mais le plus souvent ils se retrouvaient autour d’une version commune. Peut-être davantage que d’autres personnes, ils racontaient aussi des histoires qu’ils avaient l’habitude de raconter. Ceux qui doivent compter sur les autres pour recevoir de l’aide doivent devenir très habiles lorsqu’il s’agit de parler d’eux-mêmes. Pour eux il n’est pas question d’écrire avec art et dans une relative sécurité leur journal ou leurs mémoires. Leurs autobiographies doivent être livrées à la demande et sur le champ, que ce soit face au travailleur social, à l’officier de police, ou au guichet d’une association caritative. Leur histoire doit être cohérente, et surtout ils doivent bien la raconter, en parlant de souffrances qu’ils ne méritent pas, de leur courage et de leur force de caractère. Leurs autobiographies doivent leur permettre de demander une aide sans pour autant que celle-ci apparaisse comme un aveu d’impuissance. Encore une fois, le fait que leurs histoires relèvent d’une stratégie ne veut pas dire qu’elles sont fausses. Cela nous pousse au contraire à les écouter avec encore plus d’attention, à poser de nouvelles questions, à apprendre davantage.

Le point le plus important, peut-être, est que j’aidais à créer ces histoires. Les gens commençaient par me dire ce qu’ils croyaient que je voulais entendre ou ce qu’ils croyaient que j’avais besoin de savoir. Ils étaient attentifs pour cela à mes approbations, mes hochements de tête, mes sourires ou mes froncements de sourcils. Si tout historien de l’histoire orale doit toujours être conscient du rôle qu’il joue dans l’écriture, la mise en forme et la transformation des histoires, pour moi la relation entre écoutant et écouté était peut-être encore plus complexe. Pour commencer, je posais des questions qui étaient différentes de celles que les gens entendaient d’habitude, des questions qui ne se limitaient pas à leur demander : « Qu’avez-vous mal fait ? » ou « Pourquoi avez-vous besoin d’aide ? » Je leur demandais de partager leur imaginaire et leurs espoirs. Je cherchais à utiliser l’histoire orale dans ce qu’elle a de meilleur, à savoir cautionner l’importance de ce que les gens disent et les reconnaître comme des personnes dotées de parole et ayant le droit d’être écoutées.

Je pense aussi que la plupart des habitants de ces quartiers me considéraient comme n’étant pas complètement étranger à ce qu’ils vivaient. Souvent sondés et bousculés par des enquêteurs armés de bloc-notes, ils voulaient d’abord savoir qui j’étais et pourquoi je voulais savoir des choses sur eux. Ils voulaient entendre mon histoire. Alors je leur racontais que j’étais né et que j’avais grandi à Elizabeth, un endroit qui ressemblait beaucoup à leurs quartiers. Je leur disais bien que j’avais quitté Elizabeth il y a longtemps. Alors, même si je n’étais pas vraiment un des leurs, je n’étais pas non plus tout à fait un étranger. Jeunes et vieux pouvaient comprendre mon histoire, celle d’un homme né à un certain moment dans un endroit qu’ils pouvaient imaginer et dont la vie – partir loin pour étudier dans une université et avoir un bon travail – suivait une trajectoire qu’ils pouvaient aussi imaginer. A cause de cela, j’étais supposé comprendre la vérité qu’ils exprimaient, faire les bonnes articulations et remplir les trous. Bien sûr, j’ai toujours essayé de poser des questions sur chaque histoire, sur les affirmations et sur les points avec lesquels j’étais d’accord, comme sur ceux que je trouvais difficiles à accepter. Je leur ai demandé de m’expliquer plus à fond leur point de vue et de me partager les éléments qui les avaient conduits à telle ou telle conclusion. Malgré cela, j’étais tout de même supposé comprendre leur passé et leur présent d’une manière qui était différente de celle d’autres chercheurs.

J’étais en particulier supposé connaître deux types d’histoires. Les premières faisaient apparaître les habitants d’Inala, Broadmeadows ou Mount Druitt comme des héros qui avaient construit des communautés où il était possible de vivre malgré tous les manques d’attention et les stigmatisations dont ils avaient souffert. C’était leur histoire des bons contre les méchants, un récit plein d’humour où ils avaient toujours le beau rôle face aux différents pouvoirs en place. Dans le second type d’histoires, ils étaient les victimes d’une longue liste de souffrances qu’ils ne méritaient pas. Je connaissais bien ces deux types d’histoires. Je savais que les unes comme les autres étaient souvent imprécises et que par moments elles étaient manifestement fausses. Les gens se plaçaient dans des situations dont ils ne pouvaient pas avoir été témoins et ils inventaient des mots qu’ils ne pouvaient pas avoir prononcés. Ils n’avaient pas été là. Les choses ne s’étaient pas vraiment passées comme ça et ils n’avaient pas vraiment gagné. Parfois je sentais bien que les gens auraient aimé que les choses se soient passées comme ils le décrivaient et leur désir s’était transformé en mémoire. Pourtant, leurs inexactitudes avaient moins d’importance que le message qu’elles cherchaient à transmettre et que les vérités qu’elles exprimaient quant à la dignité, à l’effort et au sacrifice.

Mais il y avait plus à entendre. Ce n’était pas alors réellement des histoires mais plutôt des fragments d’histoires. Les partager était parfois pour les gens à la limite du supportable. Ils m’ont raconté, ils ont sorti des blagues, ils ont partagé des anecdotes. Parce qu’ils pensaient que je pouvais les comprendre, ils ont aussi crié et pleuré et dit des choses que je ne voulais pas entendre. Ils ont partagé des faits intimes auxquels je n’étais pas préparé, des récits tristes et hésitants de peine, de désespoir et de pertes. Certains cherchaient auprès de moi l’assurance que ce qu’ils craignaient n’arriverait pas ; quelque part je devais bien savoir que les choses allaient s’arranger, que tout ce qui se disait dans les journaux ou à la télévision sur « le million de chômeurs » n’était que des mots. D’autres voulaient partager des sentiments douloureux : sur le fait de se sentir impuissant, sur des personnes qu’ils connaissaient – et parfois je pense qu’ils parlaient d’eux-mêmes – qui étaient fatiguées de lutter et qui voulaient seulement que quelqu’un résolve leurs problèmes. C’était des espoirs impossibles. Certaines histoires s’interrompaient brusquement, ou perdaient leur fil, histoires de rêves inachevés ou de ce qui aurait pu être. Il y a eu de la colère, des éclairs de rage brûlante à propos de ce qu’on leur avait fait ou dit parce qu’au fond des gens comme eux n’avaient pas d’importance.

Il m’a fallu longtemps pour savoir quoi faire de leur colère et de leur désespoir. Il y a eu des mots que je n’ai pas bien entendus, et pire encore des mots que j’ai essayé de taire. En écoutant les enregistrements, j’ai entendu comment mon malaise a mis parfois un terme à certains de leurs récits. J’ai dit des choses stupides, des choses rassurantes et vides de sens. Je sais d’où cela vient : le passé que je partageais avec eux était à la fois un avantage et un obstacle. Je pouvais comprendre les histoires de héros contre méchants et les histoires de souffrance non méritée ; je connaissais ces histoires et je pouvais imaginer que je les vivais avec eux. Mais je ne pouvais pas faire la même chose avec les histoires d’impuissance et de peine, avec les cris et avec le désespoir qui fait naître la colère ; ces histoires-là, je devais apprendre à les entendre. Lorsque j’étais enfant, je n’ai jamais connu la vraie pauvreté. La vie était dure parfois, mais cela avait été mieux lorsque mon père avait trouvé un travail décent et lorsque ma mère avait recommencé à travailler. Malgré cela, la pauvreté n’était jamais très loin de chez nous, à voir et surtout à sentir. Elle était dans les maisons où je n’aimais pas aller. C’était la mère qui ne se levait pas de son lit, le père qui n’allait pas travailler, les amis qui semblaient n’avoir jamais rien pour le déjeuner et qui buvaient tout le lait qu’on recevait gratuitement à l’école, même quand il avait tourné à cause du soleil en été. Je savais que notre vie serait différente de la leur. Nous ne les regardions pas de haut, nous nous sentions proches parce que nous savions que leur désespoir pouvait devenir nôtre si nous relâchions nos efforts et si nous n’étions pas vigilants.

En essayant d’oublier le désespoir et les histoires de colère, je signifiais clairement où je situais ma priorité. Je voulais que les personnes que je rencontrais dans ces quartiers sachent ce qui devait être fait pour que ce soit leur courage et leurs capacités qui apparaissent dans leurs histoires. Ils ont fait ce qu’il fallait pour cela, mais certains voulaient aussi me montrer autre chose. Quand vous demandez à quelqu’un de vous raconter son histoire, vous avez la responsabilité de tout écouter : les conclusions à demi formulées, le désespoir, les aspirations, les espoirs, ce que vous voulez entendre et aussi ce que vous ne voulez pas entendre. Ce n’est pas que les histoires de héros et de souffrances seraient fausses alors que celles de colère et de pertes seraient vraies. C’est simplement que, pour raconter des histoires vraies, il existe des manières auxquelles on s’attend et d’autres auxquelles on ne s’attend pas. Certaines de ces histoires étaient moins travaillées que d’autres. Elles avaient été moins répétées. Certaines exprimaient la vérité en passant par l’allégorie, d’autres utilisaient la tragédie, d’autres encore étaient plus directes. Certaines de ces histoires étaient les miennes, mais il y en avait d’autres que je devais apprendre à comprendre parce qu’elles contenaient des sentiments complexes exprimés de multiples manières, parfois à travers des silences et des mots qui ne pouvaient pas être retransmis. En fin ce compte, il fallait que j’apprenne comment dire la vérité.

Quand j’ai parlé avec Lorraine Goodman et Val Stephens en 1995, elles habitaient à Inala dans des logements sociaux qui n’étaient pas bien entretenus. Nous étions dans la cuisine de Lorraine avec son mari Bill, un marin à la retraite, et Gordon, un de leurs amis. Nous avons parlé pendant trois heures mais ils voulaient m’en dire plus, alors je leur ai dit que je reviendrai le lendemain soir. Nous avons parlé de l’époque où Lorraine militait dans un comité de locataires et Val a critiqué de manière cinglante le programme Building Better Cities (Construire des villes meilleures). Ils ont parlé de leurs petits-enfants et du fait que tous avaient du mal à trouver du travail. L’un deux avait fait de la prison parce qu’il avait conduit une voiture sans papiers et que personne dans la famille ne pouvait payer l’amende. Un autre était brillant à l’école mais il avait été barré par deux professeurs qui avaient trouvé incroyable qu’un gamin d’Inala puisse vouloir aller à l’université. Il avait fait un apprentissage mais il n’avait toujours pas trouvé de travail. Val pleurait un peu quand elle me racontait cela.

Au moment de partir, Lorraine a voulu me serrer dans ses bras, ce qui était un peu difficile parce qu’elle est plutôt petite et que sa tête arrivait seulement à ma poitrine. Elle était contente que je sois resté si longtemps mais elle se posait des questions sur certaines choses qu’elle avait dites. Elle et Val riaient en disant qu’il faudrait peut-être mieux qu’elles détruisent la bande que je venais de sortir du magnétophone. Lorraine a arrêté de rire. Elle a reculé un peu pour me regarder dans les yeux et elle a dit : « Ecoute, mon grand, quand tu seras parti, dis leur simplement ce que nous t’avons dit. Dis leur ce qui est vrai, ce qui est réel. Ne mens pas, n’invente rien, mais dis leur tout. Tu sauras bien comment présenter les choses pour que ce soit bien. Ils doivent savoir tout ça parce que nous, nous ne pouvons pas changer les choses. »

Lorraine avait raison. Elle et Val ne pouvaient pas changer les choses. Elles avaient plein d’idées. Elles avaient travaillé toute leur vie comme mères de famille, comme familles d’accueil, comme militantes au niveau du logement, comme voisines et amies pour que d’autres aient une vie meilleure. Mais elles ne pouvaient pas faire que le monde change. J’ai dit à Lorraine que je ne mentirai pas et que je ferai de mon mieux pour dire aux gens ce qui était vrai. Je lui ai dit que je partageais son espoir que les choses changeraient si j’arrivais à saisir l’intelligence et le bon sens de ce qu’elle avait dit. Je ne sais pas si j’ai réussi à le faire, Lorraine, mais je l’espère. Surtout, j’espère que ceux qui liront ce livre seront touchés par ces lignes au cas où ils n’aient pas la chance de t’écouter toi-même.

1Traduit par Jean-Marie Anglade

1Traduit par Jean-Marie Anglade

Mark Peel

Mark Peel est un historien australien, né en 1959, actuellement professeur à la Monash University dans l’Etat de Victoria (Australie). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages ou articles portant sur la pauvreté, la justice sociale et l’urbanisation. Il termine en ce moment une histoire des pratiques sociales à Melbourne et dans trois villes des Etats-Unis. Il travaille également sur un projet portant sur la perception de la pauvreté par l’opinion publique en Australie depuis 1960

CC BY-NC-ND