Aristophane dans les banlieues : la non‑école

Jean Tonglet

p. 16-20

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Jean Tonglet, « Aristophane dans les banlieues : la non‑école », Revue Quart Monde, 262 | 2022/2, 16-20.

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Jean Tonglet, « Aristophane dans les banlieues : la non‑école », Revue Quart Monde [Online], 262 | 2022/2, Online since 01 December 2022, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10669

Rapprocher les adolescents des classiques du théâtre est l’objectif de la non-école, une pratique théâtrale qui permet de faire se rencontrer des adolescents souvent peu lecteurs et des grands textes classiques ou modernes.

C’était il y a quelques mois, je ne sais plus exactement quand, dans une librairie de Bruxelles. Sur une table, un livre, petit format, avec une couverture violette, attire mon attention. Aristophane dans les banlieues1. C’est son titre, avec un sous-titre étrange : « Pratiques de la non-école ». Son auteur, Marco Martinelli, m’est inconnu, mais il redouble mon intérêt : c’est sans doute un italien, et tout ce qui touche à ce pays où j’ai vécu quatre années m’intéresse. Aristophane dans les banlieues. Je ne connais pas vraiment Aristophane, mais je sais un peu ce que sont ces banlieues, les périphéries de nos villes, que j’ai fréquentées à Marseille, en région parisienne, et à Rome. Et puis je pense inévitablement à une tranche d’histoire du Mouvement ATD Quart Monde, qui nous a tous marqués : Aristophane dans les banlieues, c’est Sophocle à Noisy-le-Grand, au début des années 60, quand à la demande du père Joseph, la comédienne Catherine de Seynes monte, avec les adolescents du camp des sans-logis de Noisy, l’Antigone de Sophocle2.

J’achète ce livre, je le dévore, je découvre qui sont Marco Martinelli et son épouse Ermanna Montanari, leurs débuts au théâtre à Ravenne. J’apprends qu’ils ont monté des spectacles dans leur ville, mais aussi dans le quartier de Scampia, dans la banlieue de Naples, ou encore dans mon pays, la Belgique, à Mons, dans cette région du Borinage, pays d’anciens charbonnages, terre d’accueil de milliers d’italiens fuyant la misère, terre où le grand Vincent Van Gogh vint se plonger dans ce qu’il appelait l’université de la misère.

Tout cela arrive au moment où nous décidions, en Comité de rédaction, de nous lancer dans un dossier sur le théâtre. Je cherche un contact avec Marco et Ermanna. Je lance quelques bouteilles à la mer, et c’est finalement l’attachée de presse de leur théâtre qui me répond, suivie quelques heures après par Marco Martinelli en personne. À mon message, j’avais joint une brève biographie du père Joseph Wresinski, en italien, et quelques éléments d’information sur le Mouvement. Marco y répond ainsi :

« J’ai lu la biographie émouvante du père Joseph, et je suis bien content de ce contact : il y a tant de syntonie entre votre engagement et le nôtre, nous partageons une recherche jamais achevée de beauté et de justice ».

Nous étions convenus de nous rencontrer, lors d’un de mes déplacements en Italie, mais les circonstances ont fait que cela n’a pas (encore) été possible. Et quand j’ai proposé à Marco, à défaut de pouvoir nous rencontrer à Ravenne, un entretien en visioconférence, le temps lui manquait : « Je suis, m’écrit-il, dans des journées de feu », avec un agenda complètement saturé, entre l’enseignement qu’il donne à l’Université, et la mise en scène et l’interprétation de plusieurs spectacles, dont la Divine Comédie de Dante. « Ho esaurito la benzina », « J’ai épuisé ma réserve d’essence », m’écrit-il encore. Nous convenons alors de remettre notre rencontre à plus tard, et comme il me semblait malgré tout impossible de ne pas parler de leur expérience dans ce dossier, je lui ai proposé d’écrire moi-même un article, sur la base du livre, d’interviews qu’il a données précédemment à d’autres publications ou sur Youtube. Mais ce n’est que partie remise, nous nous rencontrerons, tôt ou tard, à Ravenne ou ailleurs.

Du Théâtre delle Albe à Ravenne au quartier de Scampia à Naples

Marco Martinelli est né en 1956 à Reggio Emilia, dans la région de l’Émilie-Romagne. Son père était issu d’une famille rurale d’Émilie. Il a réussi à entrer au lycée en filière littéraire, et a travaillé ensuite comme employé de la Démocratie chrétienne de Ravenne, à l’époque où ce parti dominait la vie politique italienne et gouvernait le pays quasi sans interruption de l’après-guerre jusqu’aux années 90. Dès l’enfance, son père lui fait partager ses passions : celle pour Dante, mais aussi pour la politique au sens le plus noble du terme, au service du bien commun, de l’intérêt général, et des plus démunis en particulier. « Toutes ces choses sont entrées en moi comme une musique. Il ne se positionnait jamais en tant que professeur, et j’avais devant moi un homme heureux, qui mélangeait les choses sérieuses et les choses drôles ». Ce père, Vincenzo, venait, écrit-il dans l’ouvrage Au nom de Dante, le réveiller chaque matin en lui récitant Dante, Ésope, Totò et Guareschi… « Il a été un maître pour moi sans jamais se mettre en avant, depuis ces matins où il s’asseyait sur mon lit et me racontait des nouvelles histoires, jusqu’à sa mort en 2009 ». Marié à 20 ans avec Ermanna Montanari, ils ont un rêve : faire du théâtre, mais à leur manière, un théâtre « à nous ». Après plusieurs expériences, il fonde en 1983 le Teatro delle Albe. En 1991, il devient le directeur artistique du Théâtre de Ravenne, où il produit de très nombreux spectacles.

C’est au cours des années 90 qu’il met en place un projet qu’il portait en lui depuis longtemps, et dont les origines se trouvent sans doute dans ce que Vincenzo, son père, lui a transmis : rapprocher les adolescents, tous les adolescents, mais plus particulièrement encore ceux qui en sont a priori les plus éloignés, des classiques du théâtre. Ermanna et lui baptiseront ce projet « la non-école », une pratique théâtrale qui met les adolescents au contact des grands classiques. Ce projet, avec sa pédagogie inédite, permet de faire se rencontrer des adolescents souvent peu lecteurs et des grands textes classiques ou modernes.

La non-école s’est développée d’abord dans les lycées de Ravenne, notamment les lycées techniques, puis un peu partout en Italie, notamment dans les quartiers périphériques des grandes villes. Cela a été notamment le cas à Scampia, dans la banlieue de Naples. Dans un entretien3 avec Anna Leonardi en 2020, Marco raconte un moment fort de son passage à Scampia :

« Sous toutes les latitudes, les jeunes ont soif d’adultes qui ont le courage de faire ce qu’ils disent. Ils ne cherchent pas le metteur en scène en moi, mais quelqu’un prêt à répondre du bien et du mal des choses. Quelqu’un qui s’en charge. À Scampia, les assistants sociaux m’ont demandé d’impliquer Simon, un garçon de 12 ans qui n’allait plus à l’école et dont toute la famille était en prison. Chaque prétexte était bon pour déclencher des querelles et des bagarres. On a avancé comme ça pendant des mois, alors qu’il ne cessait de taper du pied sur la scène, pendant qu’avec les autres nous cherchions à mettre en scène “Ubu roi” d’Alfred Jarry. Un jour Simon s’est approché de moi comme un chat sauvage. Nous étions assis en groupe et travaillions la scène où les sbires d’Ubu doivent tuer son rival. Il m’a chuchoté à l’oreille : “J’ai une idée pour le tuer, mais je ne la dirai qu’à toi”. On s’est mis à l’écart, et il a commencé à me décrire un crescendo de violence et de torture, une scène à mi-chemin entre Eduardo (célèbre acteur et auteur de théâtre italien) et Gomorra (roman italien qui traite de la Camorra). Extasié, je lui ai dit : “On doit l’écrire, vas-y, dicte !” Avant de rejoindre les autres, il m’a attrapé le bras et me prenant la feuille des mains, il m’a dit : “Marco, est-ce que je peux la signer ?” Il commençait à comprendre que les choses, que la vie sur cette scène pouvait devenir sienne ».

La Divine Comédie de Dante à Kibera

Des centaines d’adolescents, venus de la rue, de la campagne ou d’Afrique en tant que migrants, à Naples, en Calabre, en région parisienne, et jusqu’aux périphéries de New-York et Chicago ont bénéficié de cette non-école, découvrant leurs capacités, reprenant confiance en eux et en leur avenir, à l’exemple de Simon à Scampia. En 2018, Marco et Ermanna se confrontent à une réalité encore plus éprouvante : celle de Kibera, l’un des plus grands bidonvilles au monde, à Nairobi au Kenya. Une ONG italienne qui y est active, l’AVSI, les sollicite. Dans le même entretien avec Anna Leonardi, Marco raconte cette rencontre :

« Kibera est un grand fossé humain où j’ai pu une nouvelle fois voir les raisons pour lesquelles j’ai fait ce métier : la possibilité de saisir le cœur, le mystère que nous sommes… À chaque fois, on prend un risque. Mais avec le temps, j’ai appris que là où il y a un danger, il y a aussi ce qui nous sauve… Quand tu marches dans Kibera, tu dois faire attention où tu mets les pieds. Le long de la route de terre rouge, il y a des kilomètres de tôles et d’ordures au milieu desquelles se promènent des poules, des chiens errants et des vendeurs ambulants. Il est difficile de voir le ciel en levant les yeux ».

Et dans ce lieu « où il est difficile de voir le ciel », il met en scène le spectacle The Sky over Kibera4, dans lequel 150 jeunes récitent La Divine Comédie de Dante dans les rues du bidonville. Il en tirera un film de 50 minutes.

À la journaliste qui lui dit :

« Vous êtes arrivés à Kibera sans scénario, sans projet. Vous avez dit aux professeurs et aux responsables des écoles qui vous attendaient : “Ne préparez rien, je viens juste voir…” »

Il répond :

« C’est notre méthode : nous devons nous faire petits pour pouvoir regarder. Après un an de dialogues et de repérages, j’ai eu l’intuition que La Divine Comédie était peut-être le bon texte. C’est ainsi qu’un jour, j’ai rassemblé enseignants et élèves, et j’ai raconté l’histoire d’un homme qui s’est perdu dans une forêt. Il est troublé, épouvanté et quand il voit trois bêtes s’approcher de lui, il a peur. J’ai alors demandé : “D’après vous, qu’arrive-t-il à cet homme ?” Et ils m’ont répondu en chœur : “Les bêtes le mangent !” Alors j’ai dit : “En êtes-vous sûrs ? Ne pourrait-il pas arriver quelque chose d’autre ?” Un petit de dix ans a alors levé la main et m’a dit : “Si, cet homme pourrait appeler sa maman”. Et là, je n’ai plus eu aucun doute : “Mais tu sais que c’est exactement ce qui se passe dans cette histoire. Sa maman lui envoie un ami qui le sort de ces bois…” Dante représente l’humanité tout entière. Les jeunes de Nairobi, sans avoir jamais lu un seul vers de la Comédie, ont tout de suite compris que l’expérience de Dante parle à la leur. Ils savent mieux que nous ce qu’est l’enfer. De fait, ils ont rempli tout seuls les groupes : les voleurs, les assassins, les politiciens corrompus, les faux amants… Jusqu’au neuvième cercle où Dante met Lucifer, le mal le plus grand : ils ont voulu y mettre le mal fait aux enfants ».

La non-école et son manifeste

Pourquoi Marco Martinelli parle-t-il de non-école ? À cette question, il répond :

« Nous l’avons appelé ainsi, bien que ce soit un projet éducatif, justement pour indiquer deux conditions incontournables : désir et liberté. Personne n’est contraint : tu viens car quelque chose en toi le désire. C’est un “appel” auquel, en premier lieu, je dois répondre moi ».

Tout en restant ouvert à la vie, et sans vouloir définir une méthodologie que n’importe qui pourrait reproduire, Marco et Ermanna ont voulu, en 2001, en fixer les principes fondamentaux dans une sorte d’abécédaire, baptisé Noboalphabet, 21 lettres pour la non-école. Elles sont reproduites à la fin du livre publié par Actes Sud, et nous en reproduisons deux articles qui donneront aux lecteurs le goût d’aller lire les 19 autres.

A, Asinità. (Anerie). Il y a un âne sur le seuil. Il demande à entrer. Un pédant lui barre la route.
— « Pourquoi ? »
— « Tu es un âne, tu ne peux pas, tu n’as rien d’intéressant à dire, tu es un sans paroles, tu ne fais que braire, braire… Tes compétences ne sont pas requises.
— Que faut-il donc pour entrer dans votre Académie ?
— Eh bien justement, ne pas être un fieffé baudet, comme toi ! ». La porte d’ivoire se referme, l’âne pleure.
— « Viens, murmure la non-école au petit âne, viens chez moi. Laisse tomber celui qui ne t’aime pas. Chez moi tu trouveras de l’eau et de l’avoine à volonté. Béni sois-tu petit âne errant ! Viens chez moi et ouvre ton palais asinien avec la clé de l’aubaine, délie ta langue, fais retentir par ta bouche l’extraordinaire fracas que la largesse divine, en ce siècle si confus, a semé dans ton esprit. Viens chez moi, et ensemble nous mettrons en valeur ta nature barbare, nous cueillerons les fruits et les fleurs qui poussent dans le jardin de ta mémoire d’âne. Viens chez moi, et en moi tu te trouveras avec tous ; discute, fraternise, unis-toi, identifie-toi à tous, offre à tous la vérité, domine-nous tous, sois tout. À la non-école, l’âne est l’adolescent, à la non-école, l’âne est le guide : tous braient fortement »
.

G, Guides. Il n’y a pas de pères, il n’y a pas de maîtres à la non-école, seulement des guides qui mènent les adolescents vers un spectacle, qui encouragent le jeu. Qui sont les guides de la non-école ? Ils peuvent être metteurs en scène ou pas. Ils sont « au milieu » et c’est ce qui les distingue, pas pour croupir comme de l’eau stagnante, mais pour dissoudre les surfaces apparentes entre les adolescents et la Tradition. Peut-être sont-ils un peu pirates, comme Long John Silver : c’est grâce à sa claudication et ses mensonges que Jim trouve le trésor.

Subversion

Nous nous rencontrerons, Marco et Ermanna, le contraire serait impossible. Prête-moi encore tes mots pour conclure, Marco :

« Le théâtre est le règne des personnes où mes yeux et les tiens se rencontrent. “Toi et moi ensemble” est le geste le plus subversif pour le monde d’aujourd’hui. Le théâtre peut toucher le cœur de chacun car il dit : “C’est justement de toi dont je parle ici”. Et en s’ouvrant aux autres, on s’ouvre à l’Autre ».

1 Aristophane dans les banlieues, Pratique de la non-école, Marco Martinelli, traduit de l’italien par Laurence Van Goethem, Éd. Actes Sud-Papiers

2 Voir l’article de Catherine de Seynes en p. 20 de ce dossier.

3 Article en ligne à l’adresse suivante : https://it.clonline.org/storie/incontri/2020/01/27/marco-martinelli-tracce-gennaio?hl=Marco%20Martinelli

4 Trailer disponible à l’adresse https://www.youtube.com/watch?v=PcU-RCrKsaI

1 Aristophane dans les banlieues, Pratique de la non-école, Marco Martinelli, traduit de l’italien par Laurence Van Goethem, Éd. Actes Sud-Papiers, collection Apprendre, Octobre 2020, 224 p.

2 Voir l’article de Catherine de Seynes en p. 20 de ce dossier.

3 Article en ligne à l’adresse suivante : https://it.clonline.org/storie/incontri/2020/01/27/marco-martinelli-tracce-gennaio?hl=Marco%20Martinelli

4 Trailer disponible à l’adresse https://www.youtube.com/watch?v=PcU-RCrKsaI

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