Festival C’est pas du luxe !

Sibylle Arlet, Laurie Moniez and Élisabeth Auclair

p. 38-41

References

Bibliographical reference

Sibylle Arlet, Laurie Moniez and Élisabeth Auclair, « Festival C’est pas du luxe ! », Revue Quart Monde, 262 | 2022/2, 38-41.

Electronic reference

Sibylle Arlet, Laurie Moniez and Élisabeth Auclair, « Festival C’est pas du luxe ! », Revue Quart Monde [Online], 262 | 2022/2, Online since 01 December 2022, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10683

Initié en 2012 par la Fondation Abbé Pierre, La Garance - Scène nationale de Cavaillon et l’association Le Village, soutenu par le Ministère de la Culture, la Ville d’Avignon et Emmaüs France, le festival C’est pas du luxe ! permet de découvrir des projets artistiques nés de la rencontre entre artistes et personnes en situation de précarité, avec des spectacles de théâtre et de danse, des expositions, des films, concerts, performances, débats…

Nous reproduisons ici, sous forme de regards croisés, des textes extraits en partie de La Revue de C’est pas du luxe !, ouvrage trace de l’édition 2021 du festival.

Un festival pour se rencontrer soi et rencontrer l’autre (Sibylle Arlet)

C’est pas du luxe !, jamais ce nom n’aura autant raisonné dans cette période trouble que nous traversons. Si la crise sanitaire a mis en exergue, et renforcé l’état de fragmentation sociale de notre société, elle a aussi a mis à mal nos espaces de rencontre et de convivialité, si essentiel pour se connaître et susciter cette ouverture que suppose l’altérité. Au sein de C’est pas du luxe !, nous croyons en la fertilité du croisement des mondes, en cette absolue nécessité de partager des temps collectifs, du sensible, des émotions. Et ce, à travers ce qui nous rend dignes, vivants, nos voix, nos corps, nos mouvements, nos pensées, ceux de tous, visibles et moins visibles. Cela nous porte pour développer, au sein de la Fondation Abbé Pierre, avec l’association Le Village, La Garance – scène nationale de Cavaillon, Emmaüs France et la Ville d’Avignon, des projets artistiques coréalisés avec des artistes professionnels, des personnes en situation de précarité et des citoyen.ne.s de tous horizons. C’est à l’aune de ces convictions que nous mettons en lumière ces démarches et celles d’autres acteurs du champ de la grande précarité, lors d’un temps de rassemblement festif ouvert à tous, avec pour ambition de battre en brèche les stigmatisations et d’ouvrir le regard sur l’autre.

Une grande partie des personnes en situation de précarité n’ont peu ou pas accès à une pratique artistique. Pour elles, il s’agit également de retrouver la confiance en soi, de pouvoir offrir un autre regard sur elles-mêmes aux autres ; elle permet aussi de changer les rapports dans la relation d’aide ou d’accompagnement des personnes. Et tout simplement, elle crée des espaces de joie et d’émerveillement.

C’est en partant de ces constats qu’est née l’aventure C’est pas du luxe ! en 2012. 2021 a vu la cinquième édition se réaliser, à Avignon. Elle a reçu un franc succès avec près de 70 projets présents et plus de 750 artistes participants amateurs et professionnels. Lors de cette dernière édition, face à ce contexte de crise sociale, l’accent a été mis sur ce qui nous rassemble, avec des projets qui recentrent nos regards sur ce que nous avons en commun.

  • Pointer ce qui nous rassemble : le bal Vous dansez ? est venu questionner le caractère universel des pulsions qui nous mettent en mouvement pour embarquer nos corps dans la danse ; la scène de kermesse peinte par Brueghel et revisitée par Christophe Loiseau et Nicolas Tourte a retracé la mixité et la jovialité des fêtes de village ; l’exposition photographique La vie des objets a fait état de l’attachement affectif que nous avons aux objets, peu importe nos situations, évoquant en lame de fond le vécu, qu’il soit joyeux ou plus chaotique, de chacun des participants.

  • Remettre la personne au centre : la programmation a également révélé des histoires de vie, oscillant entre réalité et fiction, donnant à voir ce que chacun a en soi, au-delà de sa situation personnelle.

  • Créer ensemble : les nombreuses créations ont invité le public à vivre une expérience sensorielle, individuelle ou collective, à l’instar de l’exposition Corps accords, mais aussi à créer ensemble des œuvres éphémères comme ce chant entonné par tous lors de la clôture.

  • La ville, un terrain de jeu commun pour favoriser les rencontres : la ville d’Avignon – ses places et jardins, ses rues – aura été un merveilleux terrain de jeu pour favoriser les échanges, rendre visible et affirmer la place de chacun.

« D’année en année, on voit le langage des corps évoluer » (Laurie Moniez)

Il y a Yvette. C’est l’une des coqueluches du spectacle des Pile Poil du Village de Cavaillon. En pantalon et baskets noirs, Yvette garde la tête haute. Le menton levé. Le regard droit devant elle. Derrière ce petit bout de bonne femme de 70 ans, ses camarades de l’ensemble Pile Poil adoptent la même posture. Des corps droits, fiers, et beaux sur la scène du théâtre Benoit XII.

Il y a Jean-Philippe. La tête tournée vers le sol, la main tremblante, la voix hésitante sur les paroles de L’encre de tes yeux de Francis Cabrel. Les copains de la chorale Chœur en GEM l’accompagnent devant le public du 11, à Avignon. Au fil des notes, il prend confiance, jette un regard au public. Comme lui, les apprentis chanteurs cherchent leur place, hésitent, sont pétris de trac. Et voilà que la magie de la scène opère. Les applaudissements nourrissent les corps et la confiance en soi. Les mentons se redressent. Et sur L’envie d’avoir envie, à la manière de Johnny, c’est avec entrain, force, et fierté que l’un d’entre eux tend le bras vers le haut, index pointé vers le ciel avant de crier avec fougue un Yeah ! empli de joie.

Il y a Leïla. D’un pas lent, elle avance vers le devant de la scène, accompagnée par les musiciens du théâtre de Nîmes. Dans sa robe blanche à fleurs, elle vient se poster à gauche de la claviériste. Les pieds nus, elle se tient droite. Micro en main, elle entame d’une voix posée la lecture de lettres de Ludwig van Beethoven. Le corps lourd, le regard franc vers le public captivé, elle occupe tout l’espace. Sur cette scène du théâtre des Halles d’Avignon, Leïla est une grande dame. Leïla est une artiste. Leïla est belle.

Il y a tous ces visages aux traits tirés, aux corps fatigués, aux épaules lourdes d’avoir trop porté. Ces êtres redevenus soudainement légers, ragaillardis, embarqués dans le tourbillon d’une danse collective orchestrée par la chorégraphe Marinette Dozeville. Ces corps trop souvent recroquevillés, ignorés, délaissés, semblent animés d’une folle envie de vibrer, de se relever, de s’affirmer. Tourbillon des silhouettes, tourbillon de vie.

Le langage des corps ne trompe pas. Depuis sa dernière prestation en 2018 lors de la quatrième édition de C’est pas du luxe !, Leïla a pris confiance en elle. Jean-Philippe n’a plus rien à prouver. Yvette a trouvé sa place. Tous se sont redressés. Personne pour juger. Pour dénoncer. Pour rabaisser. La scène les a métamorphosés. Talents emplis de dignité.

La culture comme commun ? (Élisabeth Auclair)

Ce Festival se veut un projet collectif dans lequel tous les participants sont placés en position d’égalité ; il ne s’agit donc plus de s’adresser à des « bénéficiaires du champ social » ou de viser des « publics », mais d’engager un projet rassemblant avant tout « des citoyens ». Ce processus artistique tente d’abolir les hiérarchies et les catégories souvent discriminantes. Ainsi, contre les risques de misérabilisme ou de populisme de certaines démarches, qui peuvent stigmatiser les personnes en difficulté par l’usage de termes spécifiques comme « non public », « public empêché », ou encore « public populaire », le Festival permet d’éviter toute condescendance à l’égard des personnes en situation de précarité, par son exigence artistique et la grande qualité de ses propositions. Il s’agit de faire « avec » et non « pour » ces personnes, et de promouvoir une place égale et une égale dignité dans les processus de création artistique partagée.

Les responsables de cette expérience artistique singulière revendiquent – et semblent prouver – le fait que l’art et la culture sont des besoins essentiels, de « haute nécessité », quelles que soient les personnes concernées, en opposition avec certaines démarches sociales ou idées reçues, et contrairement aux choix actuels de nos gouvernements. Certes, cette question se pose avec acuité dans le cas des personnes en situation de grande précarité, pour lesquelles on peut être tenté de classer et hiérarchiser les difficultés et donc les besoins. Mais n’est-ce pas gommer une part essentielle de notre humanité que de considérer, en s’appuyant sur la Pyramide de Maslow, que les besoins qui relèvent des valeurs du sensible, de l’imaginaire, du poétique et du symbolique « viennent après » ? Edgar Morin a depuis longtemps mis en garde, notamment dans son livre Pour une politique de civilisation, cette tension entre le poétique et le prosaïque, et les risques que fait peser notre société utilitariste et pragmatique sur les possibilités d’émancipation et d’épanouissement des personnes. Édouard Glissant avait également tenté, dans son ouvrage Tout-monde, de définir « l’essentiel » qui donne du sens à l’existence :

« Toute vie humaine un peu équilibrée s’articule entre, d’un côté, les nécessités immédiates du boire-survivre-manger, en clair, le prosaïque ; et de l’autre, l’aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d’honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d’amour, de temps libre affecté à l’accomplissement du grand désir intime, en clair, le poétique ».

Croisant les dimensions individuelles et collectives, le Festival apparaît comme un lieu de mise en partage de l’art, une expérience conviviale et festive du « faire ensemble », dans laquelle dominent les principes d’échange, de générosité et d’acceptation de l’altérité. Cette démarche qui permet aux participants – à l’instar de la pièce de théâtre Chemins de traverse1 ou de l’exposition La vie des objets – de faire émerger l’intime, le profond, le sensible, de libérer la parole, de s’exprimer et de communiquer, et vise l’émancipation des personnes. En considérant que chaque personne est unique et a une histoire singulière à raconter, ce Festival donne la possibilité à tous de partager une part d’humanité.

Ce Festival est désormais accueilli par la ville d’Avignon. Véritable écrin, la ville permet au Festival de se déployer dans les plus beaux lieux de son territoire. Il est très significatif, sur le plan symbolique et emblématique, que cette ville prestigieuse soit la véritable scène de ces créations artistiques. C’est, semble-t-il, une belle reconnaissance accordée aux populations engagées dans ce Festival : on offre le meilleur à ceux à qui on a demandé de produire le meilleur, comme en témoigne l’exigence artistique qui traverse toutes les œuvres.

Il faut enfin souligner la dimension politique de cette expérience : un principe fondamental sous-tend le Festival ainsi que tout le processus de préparation qui se déroule en amont pendant deux ans : « Le droit à la culture pour chaque être humain quelle que soit sa situation ». Il s’agit bien de faire tomber les préjugés et les clichés qui pèsent sur certaines catégories de personnes, afin de donner la parole aux sans-voix, de rendre visibles les invisibles, et d’inclure les exclus, afin de faire société ensemble.

1 Voir l’article en p. 26 de ce dossier.

1 Voir l’article en p. 26 de ce dossier.

Sibylle Arlet

Sibylle Arlet est responsable de projet C’est pas du luxe ! au sein de la Fondation Abbé Pierre.

Laurie Moniez

Laurie Moniez, journaliste, pigiste, correspondante pour Le Monde, est rédactrice en chef de La revue de C’est pas du luxe !

Élisabeth Auclair

Élisabeth Auclair est Maître de conférences en aménagement, Cergy Paris Université.

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