Inquiétude, lassitude, difficultés

Laurent Berger

p. 8-12

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Laurent Berger, « Inquiétude, lassitude, difficultés », Revue Quart Monde, 263 | 2022/3, 8-12.

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Laurent Berger, « Inquiétude, lassitude, difficultés », Revue Quart Monde [En ligne], 263 | 2022/3, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10764

Notre démocratie a sombré dans l’À quoi bon ?... Pour lui donner un nouveau souffle, appuyons-nous sur les solidarités.

La démocratie est souffrante. Elle n’est pas morte ou inexistante comme dans de trop nombreux pays. Elle n’est pas illibérale. Elle est fatiguée. Sans doute un peu déprimée, à l’image de la société. Les taux d’abstention aux élections présidentielles et législatives ont atteint des sommets notamment chez les plus jeunes. Ces scrutins boudés par une majorité d’électeurs ont ouvert la porte de la représentation nationale à un contingent inédit d’élus d’extrême droite. Le résultat est inquiétant. Il est le fruit d’années, voire de décennies de non-respect de la parole donnée, d’exercice vertical du pouvoir, de débats entretenus artificiellement à des fins politiques, de tolérance de propos excessifs, d’anathèmes et d’injures entre acteurs publics, de banalisation des idées racistes et xénophobes… Il reflète aussi une ambiance morose. Dans une enquête commandée par la CFDT à Kantar Public1 au mois de juin dernier, trois mots viennent spontanément à l’esprit des salariés pour qualifier la période : inquiétude, lassitude, difficultés. Le manque d’intérêt pour les élections ces dernières années ne peut s’expliquer par une simple et unique raison. Il illustre sans doute une espèce de fatalité et de découragement. « À quoi bon ? ». Il exprime vraisemblablement une défiance vis-à-vis du pouvoir. De tous les pouvoirs.

Pour une démocratie représentative, sociale et participative

La démocratie est mal en point et elle boîte. Notre organisation démocratique et la représentation que tout le monde en a, repose essentiellement sur une jambe : celle constituée par les élus politiques désignés par les urnes. Une fois les élections passées, le premier réflexe est souvent de replier les isoloirs et de se donner rendez-vous dans 5 ou 6 ans. Une démocratie adulte ne peut pas se satisfaire de cette situation. La légitimité des élus politiques désignés par le suffrage universel est totale. Mais pour être admise par l’ensemble de la population, y compris par la frange qui n’a pas voté pour eux, elle doit s’accompagner d’une relation étroite avec ce qui constitue le quotidien des citoyens : leur vie au travail, dans leurs quartiers, les relations avec leur environnement immédiat, les questions de logement, la préoccupation environnementale, le coût de la vie, l’avenir de leurs enfants…

La plupart des hommes et des femmes que je croise dans mes déplacements, qu’ils soient militants CFDT ou pas, n’attendent pourtant qu’une chose : qu’on leur fasse davantage confiance et qu’on leur donne les moyens d’agir sur leur environnement immédiat. Contrairement à ce que beaucoup d’observateurs croient, les citoyens ne sont pas passifs, à attendre que le train de mesures législatives leur passe sous le nez. Ils ont soif de participation. Nous l’avons vu pendant les périodes de confinement. Spontanément, ils ont pris des initiatives solidaires dans toutes les régions pour distribuer des repas aux plus démunis, pour soutenir les personnels soignants, pour mettre en place de l’accompagnement scolaire… Loin des affrontements stériles qui souvent caractérisent le débat public, ils se sont retroussé les manches et ont agi collectivement. Cette soif d’engagement, la CFDT a pu la mesurer lors d’une enquête lancée à l’occasion de son congrès du mois de juin, Parlons engagement. Elle a recueilli les réponses de plus de 30 000 personnes. Ce qui en ressort est encourageant. Plus de 80 % d’entre elles estiment que l’engagement les rend plus libres, plus optimistes. L’engagement, qu’il soit associatif ou syndical, organisé par des grandes structures ou des petits groupes locaux, permet de passer d’une indignation individuelle à une action collective qui produit des résultats. C’est un des fondements de la démocratie. L’État serait d’ailleurs bien inspiré de le mettre davantage en lumière, de soutenir les quantités d’actions réalisées collectivement et de les valoriser.

Il devrait aussi favoriser l’émergence de nouvelles formes d’associations et d’implication des citoyens. L’État s’y est essayé avec la Convention citoyenne pour le climat. J’ai rencontré plusieurs de ses acteurs. Entre le moment où ils ont accepté d’entrer dans cette démarche, parfois ne sachant pas vraiment où ils mettaient les pieds, et celui où ils ont dû travailler ensemble à l’élaboration d’une série de propositions, beaucoup ont évolué. La grande majorité d’entre eux a souligné l’intérêt d’une telle démarche balayant souvent des doutes qui ont accompagné son lancement. Ces expériences qui visent à organiser des relations directes entre les institutions et les citoyens méritent d’être multipliées. Elles répondent à une demande sociale réelle et exprimée de plus en plus fortement. Encore faut-il que les règles soient claires et acceptées par tous, qu’on ne confonde pas information, concertation et négociation et qu’on ne modifie ni l’objectif final ni la promesse initiale. Ce ne fut malheureusement pas le cas lors de cette première expérience. D’où ce goût parfois amer partagé par quelques-uns des participants.

Des lieux d’expressions ouverts aux travailleurs

La démocratie participative ne peut pas être la seule réponse à une démocratie représentative en crise. La démocratie sociale, trop souvent dénigrée et perçue comme une perte de temps par certains et un obstacle à l’efficacité par d’autres, doit être réhabilitée et sans doute repensée.

La confiance dans les organisations syndicales n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Selon l’enquête Kantar Public de juin dernier, 56 % des salariés font confiance aux syndicats pour défendre leurs intérêts. Ce taux est en constante progression depuis 2015. La CFDT tire particulièrement bien son épingle du jeu puisqu’elle affiche un taux record de 59 % de niveau de confiance. Encore plus intéressant : ils sont 88 % à souhaiter que les organisations syndicales soient davantage associées aux décisions des pouvoirs publics. Elles doivent bouger, répondre davantage aux évolutions de la société et du travail pour toucher des publics de salariés ou d’indépendants qui les ignorent aujourd’hui. Mais dans une période de crise sanitaire brutale et inédite, les travailleurs qui réclamaient des résultats pour s’adapter à une situation inconnue ont trouvé dans leur entreprise et leur administration des syndicats faisant preuve de responsabilité, de réactivité et d’efficacité. Sans leur intervention et particulièrement celle de la CFDT, jamais l’Activité partielle de longue durée2 qui a permis de sauver des milliers d’emplois de la disparition n’aurait pu se mettre en place. Sans leur lien avec les salariés, jamais les organisations de travail n’auraient pu bouger aussi rapidement et sans heurts pour s’adapter au respect des règles de sécurité. Sans leur connaissance du terrain, jamais les salariés des particuliers employeurs n’auraient été repérés comme passant entre les mailles des filets de protections salariales mis en place en urgence.

Partons de ce que nous avons appris de cette crise pour introduire encore plus de démocratie sur les lieux de travail, dans les administrations ou les entreprises. Depuis longtemps nous réclamons des lieux d’expression pour les travailleurs, des règles qui permettent aux représentants du personnel de mieux défendre leurs collègues et d’intervenir dans les stratégies de l’entreprise, de participer à sa gouvernance. Tout le monde aurait à y gagner. Permettre aux travailleurs d’agir sur leur travail, c’est permettre aux entreprises et à la fonction publique de mieux affronter les mutations écologiques et numériques qui les percutent.

Considérer pleinement chaque individu

Les partenaires sociaux sont porteurs de l’intérêt général. Ils occupent à ce titre une place prépondérante dans la vie démocratique. Le sens de l’engagement syndical, c’est d’être en relation étroite avec le réel tout en développant une certaine utopie sur le monde que l’on souhaite construire. Pour tenir ces deux bouts, il faut admettre que des tensions traversent la société, ne pas les nier. Cela ne signifie pas en rabattre de ses ambitions de changement mais accepter de rentrer dans des discussions, de se confronter à d’autres points de vue, parfois de s’affronter, pour construire des compromis. C’est l’exercice que nous pratiquons au quotidien dans les entreprises. Il est très rare qu’un patron et un délégué syndical finissent par s’accorder sur tous les points qui les opposent. Pour sortir d’une situation de blocage, ils doivent obligatoirement faire un pas vers l’autre, se respecter dans leurs fonctions, argumenter, pousser leur avantage le plus loin possible en mesurant l’effort consenti par la partie adverse… C’est aussi l’exercice auquel nous nous soumettons en portant un projet de société avec la soixantaine d’organisations partenaires du Pacte du pouvoir de vivre3. Nous sommes partis d’un objectif commun : concilier transition écologique et justice sociale. À un moment où les gilets jaunes pointaient sur les ronds-points des situations de vie très compliquées pour beaucoup de travailleurs et ne parvenaient pas à porter de revendications collectives, nous nous devions d’apporter des réponses. C’est ce que nous avons fait en construisant un cahier revendicatif de propositions issues de notre expérience de terrain. L’indignation est nécessaire et utile. Mais pour ne pas la voir muter petit à petit vers une colère stérile et dangereuse pour la cohésion de la société, elle doit se transformer en une force d’action collective et délibérative. C’est aussi cette démarche qui permet de recréer du positif et de l’espoir.

Avec tous les partenaires du Pacte, nous portons des valeurs communes et un projet pour la société. Selon notre champ d’intervention, nous n’avons pas tous les mêmes intérêts. Certains peuvent même être contradictoires sur le court terme. Entre sauvegarde de l’emploi et protection de la planète par exemple, le choix n’est pas toujours facile. Mais nous avons une ligne de conduite commune : pour atteindre les objectifs que nous sous sommes fixés, nous devons considérer chaque individu dans son entièreté et ne surtout pas l’enfermer dans un statut. Chacun d’entre nous est tour à tour salarié, consommateur, usager des services publics, locataire, militant… Dans chaque instant de sa vie, il s’interroge sur les équilibres personnels à trouver.

C’est aussi ce que nous faisons entre organisations. Lorsque la CFDT métallurgie travaille de concert avec la Fondation pour la nature et l’homme sur l’avenir de la filière automobile, des points de friction apparaissent et c’est normal. Mais grâce au dialogue et la recherche de compromis, nous avons dressé un diagnostic partagé et imaginé un scénario très ambitieux de transformation du secteur. L’expérience du Pacte du pouvoir de vivre prouve, s’il en était besoin, notre capacité à agir collectivement. Il en existe beaucoup d’autres. En lançant l’initiative Territoire zéro chômeur de longue durée, ATD Quart Monde a démontré par l’exemple que lorsque des marges de manœuvre et un droit à l’expérimentation sont donnés aux associations, on obtient des résultats. Je crois énormément aux démonstrations par l’action. Elles sont très efficaces pour mobiliser des acteurs, en respectant les particularités de chacun, autour de projets communs. Et il n’en manque pas. La lutte contre les inégalités dans une société qui compte plus de 10 millions de personnes en situation de pauvreté dont 3 millions d’enfants, le combat contre les discriminations qui minent notre pacte social, la reconquête de certains territoires délaissés par les investissements publics sont quelques exemples de sujets sur lesquels nous devrions mettre le paquet collectivement. C’est en recréant des solidarités que nous donnerons un nouveau souffle à notre démocratie.

1 Le groupe Kantar est un institut d’études et de conseil de marque, basé à Londres, Royaume-Uni. Depuis 2016, Kantar Public s’adresse aux

2 L’Activité partielle de longue durée (APLD) permet à une entreprise confrontée à des difficultés de diminuer l’horaire de travail de ses salariés.

3 Le Pacte du pouvoir de vivre est une alliance de la société civile initiée le 5 mars 2019 par la CFDT avec 18 autres organisations. Elle compte 65 

1 Le groupe Kantar est un institut d’études et de conseil de marque, basé à Londres, Royaume-Uni. Depuis 2016, Kantar Public s’adresse aux gouvernements, organismes publics, institutions internationales, ONG et grandes entreprises sur leurs enjeux de politiques publiques, de qualité de service et de communication publique.

2 L’Activité partielle de longue durée (APLD) permet à une entreprise confrontée à des difficultés de diminuer l’horaire de travail de ses salariés. Ce dispositif temporaire peut s’appliquer jusqu’au 31 décembre 2022.

3 Le Pacte du pouvoir de vivre est une alliance de la société civile initiée le 5 mars 2019 par la CFDT avec 18 autres organisations. Elle compte 65 membres (au 1er juillet 2021) et près de 35 groupes locaux dans lesquels sont présentes les unions régionales et d’autres structures de proximité de  CFDT.

Laurent Berger

Syndicaliste français, Laurent Berger est Secrétaire général de la CFDT (Confédération française démocratique du travail) depuis 2012, et Président de la Confédération européenne des syndicats depuis 2019.

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