Rendre justice à la pauvreté

Annelise Oeschger

p. 13-17

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Bibliographical reference

Annelise Oeschger, « Rendre justice à la pauvreté », Revue Quart Monde, 263 | 2022/3, 13-17.

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Annelise Oeschger, « Rendre justice à la pauvreté », Revue Quart Monde [Online], 263 | 2022/3, Online since 01 March 2023, connection on 26 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10766

Jusque dans les années 1981, en Suisse, des enfants et des jeunes ont été placés d’office, sans jugement, sans leur consentement ni celui de leurs parents, dans des foyers, institutions ou exploitations agricoles, essentiellement parce qu’ils étaient pauvres. Nombre de ces jeunes ont subi des violences qui continuent de marquer leur vie aujourd’hui. La demande de pardon du gouvernement suisse, intervenue en 2013, suffit-elle pour assainir les relations entre l’État, les victimes, et tous les citoyens ?

Une demande de pardon de la part d’un gouvernement envers des citoyennes et citoyens dont l’État avait violé les droits fondamentaux est précieuse, surtout lorsque celle-ci est basée sur une argumentation historique approfondie et suivie d’une loi visant « à reconnaître et réparer linjustice ». L’article « Comment défaire ce qui a été fait ? »1 dans cette Revue présente une telle demande de pardon du Gouvernement suisse en 2013 envers les anciens enfants placés de force et autres victimes de mesures de coercition à des fins d’assistance et la situe « comme un premier pas, indispensable pour redéfinir les fondements du vivre ensemble dans le pays ». La demande de pardon était le fruit d’un long combat mené en première ligne par des personnes ayant vécu elles-mêmes ces violences. Lors de la cérémonie officielle, la Ministre de la Justice avait alors déclaré que « rien de cela ne doit jamais plus se produire »2.

Pour l’État, comment réparer ?

Il est difficile de tenir de telles promesses pourtant sincères dans le quotidien politique avec ces contraintes et failles sans nombre. Sur le plan de la démocratie établie, trois années après la demande de pardon, le Parlement a voté ladite loi, qui constate que « la Confédération reconnaît que les victimes ont subi une injustice qui a eu des conséquences sur toute leur vie » et prévoit une contribution de solidarité en faveur des victimes, la consultation des archives, l’étude scientifique, l’information du public ainsi que le soutien de projets d’entraide3.

Trois années plus tard, alerté par des personnes ayant touché ces contributions de solidarité et à qui les autorités avaient de ce fait réduit ou enlevé des prestations sociales et par maints acteurs de la société civile et par des médias, le Parlement a complété la loi par la précision que cette contribution de solidarité « n’entraîne aucune réduction des prestations de l’aide sociale ». Quelques mois plus tard, également suite à des protestations, le Parlement a supprimé le délai de demande pour la contribution de solidarité, suivant l’avis du Conseil fédéral qui constatait qu’une des raisons pour laquelle beaucoup de victimes n’avaient pas encore fait la démarche était « une forte méfiance vis-à-vis des autorités, issue de mauvaises expériences passées »4.

Pour les victimes, comment se réparer ?

Entre-temps, des membres d’ATD Quart Monde ayant vécu personnellement ces mesures de coercition se sont réunis pour comprendre leur histoire personnelle et collective – et pour échanger sur la situation actuelle, qui reste souvent marquée par une relation douloureuse avec les institutions. Il en est ressorti que la meilleure, voire l’unique réparation qu’il pouvait y avoir était de pouvoir devenir acteur soi-même pour que de telles injustices et violences ne se reproduisent plus. Encouragé par la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, à qui les résultats de ces rencontres avaient été présentés, ATD Quart Monde a déposé auprès de l’Office fédéral de la justice le projet de recherche Bâtir ensemble un savoir émancipateur au bénéfice de tous, que celui-ci a accepté dans le cadre de la LFMCA5 comme un des « projets d’entraide d’organisations de victimes et de personnes concernées susceptibles d’améliorer la situation de nombreuses victimes et personnes concernées » cofinancés par la Confédération.

« Entraide », « améliorer la situation », « nombreuses victimes »…, et en face, cette ambition commune exprimée par un homme marqué par les violences infligées : « Le pays, c’est eux qui me doivent, avec tout le mal qu’ils m’ont fait, c’est eux qui ont mal géré les choses de mon époque. Avec ce projet de recherche, j’ai compris que ça vaut la peine de faire des choses pour mon pays, comprendre mon histoire, ne pas juger. La pauvreté, la souffrance, elles continuent mais on peut la transformer. Je suis content d’être utile pour apporter quelque chose à la société. » Un « projet d’entraide » était donc un cadre bien limité ! Mais il fallait le saisir pour ancrer ce projet de recherche dans le champ politique du pays et ainsi augmenter la chance qu’il puisse avoir un réel impact et contribuer à changer le pays et le libérer des injustices et violences continues envers des familles vivant dans la pauvreté de génération en génération. Nous voilà donc en plein dans la démocratie à conquérir.

Une recherche pour mieux comprendre

Quarante personnes, des scientifiques, des personnes issues de la pratique professionnelle et des personnes ayant l’expérience de la pauvreté, de la Suisse alémanique et de la Suisse romande ont travaillé ensemble en ateliers de Croisement des savoirs – méthode encore jamais utilisée dans le pays. Des Universités populaires Quart Monde avaient soutenu le travail. La question de recherche, formulée elle aussi par un groupe composé de personnes portant ces trois savoirs, est formulée ainsi : Nous voulons mieux comprendre le rapport entre société, institutions et personnes vivant la pauvreté, pour en tirer des enseignements et contribuer à ce que la pauvreté ne se répète plus de génération en génération. Chacun des ateliers, qui se tenaient en novembre 2019, 2020 et 2021, était préparé par un Groupe de suivi de quatre personnes ayant l’expérience de la pauvreté, trois professionnelles et trois scientifiques. Pour avancer dans la réflexion ils décelaient, après le premier atelier, les champs de tension majeurs entre les institutions et les personnes vivant dans la pauvreté et, après le deuxième atelier, les points de carrefour décisifs pour que la société change de regard et les organes politiques prennent des décisions éclairées. Cette façon de faire permettait d’aller vraiment aux racines de ce qui tourne mal. Au cours des trois années de recherche c’étaient notamment des participant.e.s ayant l’expérience de la pauvreté qui veillaient à ce que l’on ne tombe pas trop vite dans « la recherche de solutions » : « Trois ans, ça prend du temps et on l’a, pas seulement pour nous les anciens mais ce sera pour les suivants », comme le disait un homme de 30 ans qui se trouve lui-même dans ce piège de la pauvreté et de l’enfermement de génération en génération.

Suite au travail de recherche et à partir des 500 pages de transcription, huit groupes mixtes ont écrit les différentes parties du Herzstück – du cœur de la connaissance forgée ensemble. Sur la base de ce document auront lieu des dialogues entre des participant.e.s du projet et des parlementaires et des représentant.e.s d’universités et d’autres institutions publiques et privées dans le but d’élaborer ensemble des propositions ciblées pour ces différents organes. Avec le Herzstück ces propositions formeront le document final, qui sera présenté en avril 2023 à l’occasion d’un colloque national à Berne – 10 ans justement après la demande de pardon du Gouvernement.

Le constat d’un déficit démocratique absolu

… Le cœur de la connaissance – face à l’ignorance de la société par rapport à la pauvreté ! Car, en effet, un constat majeur est que la représentation que se fait la société de la pauvreté et « des pauvres » est fausse, tout simplement fausse. Et que donc les représentant.e.s politiques ne représentent pas les personnes en situation de pauvreté mais seulement l’image erronée qu’on s’en fait – un déficit démocratique absolu, avec la conséquence de décisions politiques et d’une législation inadaptées et souvent nocives.

Très tôt dans le projet de recherche, des personnes ayant l’expérience de la pauvreté avaient demandé de « reconnaître la pauvreté ». On passait d’abord outre, puis il y avait de l’irritation : il ne faut pas reconnaître la pauvreté mais la combattre. Et du coup, on était arrivé à une racine de la pauvreté intergénérationnelle et les trois savoirs s’affrontaient pour arriver finalement à une affirmation claire :

« Reconnaître la pauvreté veut dire l’accepter et vouloir la connaître dans sa globalité, pas la voir comme une tare, avec des coupables. Et vouloir la changer en se demandant : De quoi a besoin la politique ? De quoi ont besoin les personnes vivant dans la pauvreté ? »

Une notion, ou un vécu, qui – justement – était présent dans les réflexions tout au long des trois années était celui du combat. Il était introduit par les personnes en situation de pauvreté, et d’autres allaient d’abord jusqu’à dire qu’elles « n’aimaient pas ce mot ». La confrontation répétée entre les personnes des trois savoirs culminait dans cette formulation, par une professionnelle, qu’« un combat doit être effectué – non seulement pour trouver des ressources, mais aussi pour rester digne ». Et tous les participant.e.s s’accordaient pour dire que les personnes en situation de pauvreté mènent bien un combat de tous les jours mais que la société quant à elle n’avait pas à combattre la pauvreté, que la société devait enfin « rendre justice à la pauvreté ». Un militant avait trouvé cette expression et l’expliquait ainsi :

« La pauvreté, on l’a souvent cataloguée : on est nul, on est sale, on n’est pas instruit – et on a ainsi tout dit sur la pauvreté. Rendre justice, c’est donc prendre la personne telle qu’elle est, la mettre au même niveau, l’élever ; voir donc les qualités qu’elle a. Il ne faut pas oublier que les personnes en situation de pauvreté sont des fois tellement au fond du trou que si on ne leur donne pas cette justice en les valorisant, on les traîne tout simplement. Pour certains c’est même une question de survie. »

Au cours de cette discussion sur la lutte, on s’en prenait même à la Constitution, qui dans son préambule déclare : « La force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres ». Des participantes du savoir scientifique et de la pratique professionnelle disaient l’utiliser parfois, pensant que c’était une formule très positive. Mais des personnes du savoir issu de l’expérience de la pauvreté réagissaient : « “Faible”, c’est un mot qui me fait réagir parce que l’on met souvent les pauvres dans la catégorie des faibles. Mais faible par rapport à quoi ? Il faut préciser, car chacun a ses forces. Le mot est très péjoratif et pas représentatif de ce que sont la plupart des personnes en situation de pauvreté. » « Redéfinir les fondements du vivre ensemble dans le pays » comme l’exigeait Anne-Claire Brand dans son article de 20136, nous y voilà !

Ce qui nous amène au champ de tension autour du pouvoir. Inutile de dire que cette notion aussi soulevait de grands débats, au départ surtout entre des personnes du savoir professionnel d’une part, qui remarquaient que ces discussions étaient menées depuis longtemps et qu’elles « fatiguaient les gens », et les scientifiques et les personnes ayant l’expérience de la pauvreté d’autre part pour lesquelles la question du pouvoir restait une question-clé. On se rappelait alors que dès le début des échanges, on constatait combien professionnel.le.s et personnes fréquentant les services avaient soulevé l’impuissance des deux parties face à des structures et des législations inadéquates. Le rapport de force décisif se situe donc ailleurs : dans la reproduction souvent volontaire par de nombreux acteurs, politiques notamment, des images négatives – qui écrasent les efforts de toutes ces personnes impliquées dans une démarche constructive pour permettre à tous de vivre dans la dignité.

Vers une nécessaire régénération de la démocratie

Mi-juin, le « Coeur de la connaissance » a été présenté lors d’une Université populaire Quart Monde. Le membre du Parlement présent était très marqué par ce document et va créer un groupe de parlementaires pour commencer le dialogue qui va mener jusqu’au colloque de l’année prochaine – pour aller vers une régénération de la démocratie dans le sens formulé par un homme qui a toujours refusé de se laisser briser par la misère :

« Nier l’existence de la pauvreté comme réalité au sein de nos sociétés revient à priver les personnes qui la vivent de toute possibilité de bâtir leur propre identité et savoir. Cela nous empêche d’exister et d’agir au sein de notre pays, pour les droits de tous et avec tous. »

1 « Comment défaire ce qui a été fait ? » Revue Quart Monde, 2013/2, N° 226, par Anne-Claire Brand-Chatton.

2 Discours de la Conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, 11 avril 2013, Berne.

3 Loi fédérale sur les mesures de coercition à des fins d’assistance et les placements extrafamiliaux antérieurs à 1981, 30 septembre 2016 (LFMCA).

4 Avis du Conseil fédéral, 12 février 2020, p. 3.

5 Voir note 3.

6 A-Cl. Brand-Chatton, « Comment défaire ce qui a été fait ? », Revue Quart Monde 226 | 2013/2 : Identités, appartenances et vivre ensemble.

1 « Comment défaire ce qui a été fait ? » Revue Quart Monde, 2013/2, N° 226, par Anne-Claire Brand-Chatton.

2 Discours de la Conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, 11 avril 2013, Berne.

3 Loi fédérale sur les mesures de coercition à des fins d’assistance et les placements extrafamiliaux antérieurs à 1981, 30 septembre 2016 (LFMCA).

4 Avis du Conseil fédéral, 12 février 2020, p. 3.

5 Voir note 3.

6 A-Cl. Brand-Chatton, « Comment défaire ce qui a été fait ? », Revue Quart Monde 226 | 2013/2 : Identités, appartenances et vivre ensemble.

Annelise Oeschger

Née à Bâle en Suisse, Annelise Oeschger est avocate de formation. Elle a été volontaire permanente du Mouvement ATD Quart Monde pendant 20 ans, puis alliée et engagée avec la Conférence des OING du Conseil de l’Europe, qu’elle a présidée pendant 5 ans. Depuis 2019 elle est membre du Groupe de pilotage du projet en Croisement des savoirs dont parle cet article.

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