La démocratie à bout de souffle ?

Arthur Guichoux

p. 40-43

References

Bibliographical reference

Arthur Guichoux, « La démocratie à bout de souffle ? », Revue Quart Monde, 263 | 2022/3, 40-43.

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Arthur Guichoux, « La démocratie à bout de souffle ? », Revue Quart Monde [Online], 263 | 2022/3, Online since 01 March 2023, connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10786

Face aux signes de fatigue démocratique en France, l’auteur nous invite à faire un pas de côté par rapport aux analyses les plus répandues, et à explorer d’autres espaces où se fabrique la politique, comme celui de la mobilisation et des luttes collectives.

Une erreur s’est glissée dans l’article de Artur Guichoux, « La démocratie à bout de souffle ? ». A la page 42 de la version papier de cet article, les mots « font face » sont manquants dans la phrase : « Dans l’espace des mouvements sociaux, les croisades morales des militants pro-life aux activistes qui défendent le droit à l’avortement, les nationalistes identitaires aux antiracistes... ». Il faut lire : « Dans l’espace des mouvements sociaux, les croisades morales des militants pro-life FONT FACE aux activistes qui défendent le droit à l’avortement, les nationalistes identitaires aux antiracistes... ». Cette omission a été corrigée dans la version en ligne.

Les signes de fatigue démocratique sont nombreux si on prend pour exemple le cas français. Les dernières élections législatives ont été marquées par une abstention majoritaire, quoi qu’en légère baisse par rapport au scrutin de 2017 mais révélatrice d’une dynamique de longue durée. La récurrence de la grève des urnes se combine à un désengagement croissant liée à la désaffection pour les partis politiques. Ceux-ci s’apparentent de plus en plus à des plates-formes électorales, ce qui amplifie une personnalisation du politique déjà exacerbée par les institutions de la Ve République. Mais la démocratie n’est pas qu’une question de compétition électorale : elle est aussi l’affaire des gouverné.e.s, qu’ils ou elles disposent ou non du droit de vote. Ce pas de côté conduit à déplacer le regard vers d’autres espaces où se fabrique la politique, comme celui des luttes collectives.

La démocratie à l’étroit dans le système représentatif

De quoi parle-t-on au juste quand il est question de « démocratie » ? Le terme mérite d’être précisé tant il fait l’objet à la fois d’un consensus de plus en plus vaste et de luttes d’appropriation sans fin. Polysémique et polémique, le mot « démocratie » désigne le plus souvent un mode de gouvernement particulier qui fait progressivement son apparition au cours des 18e et 19e siècles. Reposant sur la désignation des meilleurs et sur la libre expression des opinions et des suffrages, les gouvernements représentatifs correspondent en fait à des régimes mixtes. Ils incarnent selon Bernard Manin une combinaison d’aristocratie et de démocratie1. D’autres auteurs comme Robert Dahl analysent les démocraties comme des « polyarchies2 » où le pouvoir se répartit entre plusieurs élites administratives, politiques, économiques ou culturelles (contrairement à l’oligarchie où seule la richesse gouverne). La mise en concurrence de ces élites multiples organise alors une forme de pluralisme mais se traduit également par la mise à l’écart constante de segments entiers de la société qui neparticipent pas (ou peu) aux processus de décision. Les candidats issus des quartiers populaires incarneraient ainsi l’exception qui confirme la règle d’une sous-représentation chronique. Celle-ci reste étroitement liée à la professionnalisation de la politique qui forme un champ à part de l’univers social, extrêmement institutionnalisé et difficile d’accès puisque s’y exerce un « cens caché3 ».

Un tel constat prend appui sur une conception relativement étroite de la démocratie qui se résume à un ensemble d’institutions et de procédures organisant la destitution pacifique des gouvernants par les gouvernés4. Même un régime aussi déséquilibré que celui de la Ve République répond alors au minimum démocratique, le pouls de la « monarchie républicaine5 » battant au rythme des élections présidentielles. L’exercice démocratique n’est pourtant pas réductible à la compétition électorale d’autant que les précurseurs de la représentation comme Siéyès ou Madison étaient de fervents détracteurs de la démocratie au sens du gouvernement du peuple par le peuple.

La démocratie à l’air libre

Si on file la métaphore de la place publique et de la démocratie, alors celle-ci ne se résume pas au marché électoral, contrairement à ce que suggèrent les théories minimalistes de la démocratie comme celle de Joseph Schumpeter6. La démocratie renvoie aussi aux modèles de l’agora grecque et du forum romain auxquels s’ajoute l’arabe maïdan7. Ces espaces à ciel ouvert ont pour trait commun de rassembler une pluralité d’usages qui vont des cérémonies officielles aux manifestations interdites par les pouvoirs publics en passant par les fêtes populaires. À travers ces différentes significations, l’analogie de la démocratie et de la place publique rappelle que la participation ne passe pas uniquement par l’élection mais aussi par la délibération (le modèle grec) et la contestation (le modèle romain). En d’autres termes, la vie démocratique ne s’écoule pas uniquement dans le canal électoral mais à travers une multiplicité de formes qui vont des écluses participatives aux oasis protestataires.

Il faut donc rompre avec le postulat tenace selon lequel l’élection constitue la plus haute expression de la démocratie. Le recul qu’offre un regard sociologique permet alors de mettre à distance l’évidence des constructions sociales. Rien ne permet d’affirmer que le geste qui consiste à glisser un morceau de papier dans une boîte est par nature plus politique que d’occuper un lieu ou de déambuler collectivement dans la rue. Autrement dit, la mobilisation électorale – dont on déplore souvent la faiblesse – est à mettre en regard avec d’autres types de mobilisations comme les mouvements sociaux. Ces moments d’effervescence collective tissent la trame d’une expérience démocratique qui se compose de plusieurs faces. À la fois domestiquée et sauvage8, la démocratie présente un versant extra-institutionnel qui renvoie à la politique de la rue, des places publiques ou des ronds-points. Rappeler l’ambivalence de la démocratie permet de mieux comprendre les antagonismes et tensions entre démocratie des urnes et de l’émeute. Après l’abandon de la taxe carbone fin 2018 (c’était l’élément déclencheur des appels à manifester et de la séquence des Gilets Jaunes  qui débute le 17 novembre 2018), la répétition des manifestations de jaune vêtu, combinée à des occupations et actions locales, finit par faire réagir le gouvernement qui organise un Grand débat  avec des édiles locaux avant de mettre sur pied une Convention Citoyenne pour le Climat. Pour l’heure, les travaux qui portent sur ce « mini-public » de 150 citoyens et citoyennes n’ont pas encore livré tous leurs résultats. Cette assemblée tirée au sort présente un potentiel démocratique indéniable. Mais le sort réservé par l’exécutif aux 146 propositions émises met en évidence la faiblesse voire l’absence d’effet sur une action publique verrouillée par les instances représentatives.

L’instrumentalisation de ce débat d’élevage contraste avec les mobilisations sociales qui ont essaimé au cours des dernières années. Les mouvements contre la loi « travail » (2016), des Gilets Jaunes (2018), contre la réforme des retraites (2019) ont une portée politique qui montre que la flamme de la démocratie protestataire9 est loin de s’éteindre, en dépit d’une répression croissante10 qui blesse et mutile de plus en plus dans une logique d’escalade. Porter un regard sociologique sur la « démocratie de la place publique », du rond-point ou de la rue invite également à ne pas idéaliser l’action collective et la participation. Certains militent pour garder les frontières tandis que d’autres s’organisent pour aider celles et ceux qui viennent de loin à les traverser. Dans l’espace des mouvements sociaux, les croisades morales des militants pro-life aux activistes qui défendent le droit à l’avortement, les nationalistes identitaires aux antiracistes… Si on entend « démocratie » dans un sens social, les publics qui se mobilisent ne sont en général pas les plus vulnérables. Ce n’est donc que rarement le peuple au sens plébéien du terme qui milite mais un peuple ou une fraction du peuple parmi d’autres. À l’intérieur de ces mouvements se pose souvent la question des frontières du peuple et de la citoyenneté.

Les frontières de la démocratie

Les collectifs militants sont loin d’être immunisés contre la reproduction des rapports de domination qui structurent la société comme la division genrée du travail. Mais ils permettent parfois de les dépasser, par exemple lorsque des militants par conviction s’engagent aux côtés des plus précaires pour défendre une cause commune. Les collectifs se construisent aussi sur la base d’expériences partagées ou d’un territoire. On se mobilise alors en tant que délogé.e.s, travailleurs ou travailleuses ou habitant.e.s d’un même quartier.

C’est le cas dans les quartiers Nord de Marseille où, pendant le confinement de mars 2020, des employés d’un fastfood se sont réapproprié leur lieu de travail rebaptisé « L’Après-M ». En plus des distributions hebdomadaires de colis alimentaires, ces derniers ont ouvert un espace d’entraide et de sociabilité, denrée rare dans un des nombreux quartiers marqués par une forte ségrégation socio-spatiale. Cette initiative, désormais soutenue par la mairie de Marseille, s’inscrit dans le prolongement d’une lutte syndicale engagée de longue date contre la multinationale et soulève la question plus large de la démocratie au travail.

Il est parfois question de citoyenneté industrielle pour désigner l’action syndicale ou les grèves auxquelles peuvent participer des personnes par ailleurs privées de citoyenneté politique11. C’est précisément ce qui se joue lorsque des coursiers « sans papier » se mobilisent contre les plateformes de livraison qui les exploitent. Qu’elles portent ou non leurs fruits, les actions en justice des livreurs présentent une dimension politique.

De plus en plus répandus dans le paysage urbain, les coursiers à vélo apportent aussi un des rares exemples de démocratisation du travail à travers les coopératives qui se structurent au sein de la fédération Coopcycle. Il s’agit alors de se réapproprier l’outil de production et de décider collectivement plutôt que d’être dirigé par un algorithme. Ces tentatives font figure d’exception dans un monde social noyé sous les eaux glacées de la logique d’accumulation et du profit. Elles ont cependant le mérite de désigner un des nombreux défis qui restent à relever en matière de démocratisation.

Parmi ces chantiers, on trouve aussi celui de la relocalisation démocratique en particulier à travers les expériences municipalistes et communalistes12. Parties de listes citoyennes, les « mairies rebelles », qui ont essaimé dans le sillage des événements du 15M en Espagne, sont un exemple récent de cette volonté d’ancrer la démocratie sur un territoire qui ne se limite pas à l’échelle nationale. Quitte à entrer en conflit avec l’État et le gouvernement central. Mais cette réappropriation des institutions municipales se heurte à l’écueil d’une participation auxiliaire (plateformes d’initiative citoyenne, budget participatif sans réelle portée, référendums locaux) sans remise en cause de la division entre administré.e.s et élu.e.s qui constitue le grand partage sur lequel s’est construit ce qu’on appelle communément « démocratie ».

1 Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Éd. Calmann-Lévy, 1995.

2 Robert Dahl, Polyarchy: Participation and opposition, Yale University Press, 1972.

3 Daniel Gaxie, « Le cens caché », Réseaux. Communication-Technologie-Société, 1987, vol. 5, no 22, p. 29‑51.

4 Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1951 (1942).

5 Maurice Duverger, La monarchie républicaine, FeniXX, 1974.

6 Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1951 (1942).

7 Nilüfer Göle, « Maidan : nouveau protagoniste du politique », 2019 [https://doi.org/10.26095/ghsa-qp60].

8 L’expression la plus saillante de la démocratie sauvage se trouve dans : Claude Lefort, « La communication démocratique – Entretien avec Paul

9 Lilian Mathieu, La démocratie protestataire, Presses de Sciences Po, 2011.

10 Olivier Fillieule, Fabien Jobard, Politiques du désordre : Police et manifestations en France, Éd. du Seuil, 2020.

11 Vincent Gay, « Contestation et apprentissage, ou l’entrée en citoyenneté des ouvriers immigrés (Talbot-Citroën, 1982-1983) », Critique

12 Sur la distinction entre municipalisme et communalisme, on renvoie au numéro 101 de la revue Mouvements (Mouvements, vol. 101, n° 1, 2020).

1 Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Éd. Calmann-Lévy, 1995.

2 Robert Dahl, Polyarchy: Participation and opposition, Yale University Press, 1972.

3 Daniel Gaxie, « Le cens caché », Réseaux. Communication-Technologie-Société, 1987, vol. 5, no 22, p. 29‑51.

4 Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1951 (1942).

5 Maurice Duverger, La monarchie républicaine, FeniXX, 1974.

6 Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1951 (1942).

7 Nilüfer Göle, « Maidan : nouveau protagoniste du politique », 2019 [https://doi.org/10.26095/ghsa-qp60].

8 L’expression la plus saillante de la démocratie sauvage se trouve dans : Claude Lefort, « La communication démocratique – Entretien avec Paul Thibaud et Philippe Raynaud », Revue Esprit, septembre 1979, in Le temps présent, Belin, 2007, pp. 389‑390.

9 Lilian Mathieu, La démocratie protestataire, Presses de Sciences Po, 2011.

10 Olivier Fillieule, Fabien Jobard, Politiques du désordre : Police et manifestations en France, Éd. du Seuil, 2020.

11 Vincent Gay, « Contestation et apprentissage, ou l’entrée en citoyenneté des ouvriers immigrés (Talbot-Citroën, 1982-1983) », Critique internationale, vol. 87, n° 2, 2020, pp. 79‑98.

12 Sur la distinction entre municipalisme et communalisme, on renvoie au numéro 101 de la revue Mouvements (Mouvements, vol. 101, n° 1, 2020).

Arthur Guichoux

Arthur Guichoux est Docteur en sociologie de l’Université de Paris 7, Post-Doctorant à l’école française de la Casa de Velázquez.

CC BY-NC-ND