“Pas un cheveu de sa tête ne sera touché”

Gilbert Keith Chesterton

p. 54-56

Translated from:
“Not one hair of her head shall be harmed”

References

Bibliographical reference

Gilbert Keith Chesterton, « “Pas un cheveu de sa tête ne sera touché” », Revue Quart Monde, 263 | 2022/3, 54-56.

Electronic reference

Gilbert Keith Chesterton, « “Pas un cheveu de sa tête ne sera touché” », Revue Quart Monde [Online], 263 | 2022/3, Online since 01 September 2022, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10793

Dans cet extrait de Le monde comme il ne va pas, (Éd. L’Âge d’Homme, 1994, traduit de l’original anglais : What is wrong in the World), G.K. Chesterton s’érige contre les propositions mises en avant pour lutter contre la pauvreté par celles et ceux qu’il appelle les docteurs de la loi moderne. Un texte de 1910 qui nous parle encore aujourd’hui, en une époque où l’idée qu’il faut régenter la vie des pauvres, les contrôler ou les éduquer fait son retour en force.

Il y a quelque temps, certains docteurs et autres personnes que la loi moderne autorise à régenter leurs concitoyens moins huppés, décrétèrent que toutes les petites filles devaient avoir les cheveux courts. J’entends par là, bien entendu, toutes les petites filles dont les parents étaient pauvres. Les petites filles riches ont, elles aussi, de nombreuses habitudes très peu salubres, mais il faudra du temps avant que les docteurs tentent d’y remédier par la force.

La raison de cette intervention était que les pauvres vivent empilés dans des taudis tellement crasseux, nauséabonds et étouffants, qu’on ne peut leur permettre d’avoir des cheveux car cela veut dire qu’ils auraient des poux. Voilà pourquoi les docteurs ont proposé de supprimer les cheveux. Il ne semblerait pas qu’il leur soit même venu à l’esprit de supprimer les poux. C’est pourtant possible. Comme souvent dans les discussions modernes, ce que l’on n’ose mentionner est précisément le pivot de toute la discussion, il est évident que pour tout chrétien, c’est à dire pour tout homme ayant une âme libre, toute contrainte exercée sur la fille d’un cocher devrait pouvoir être exercée sur la fille d’un ministre. Je ne vais pas chercher à savoir pour quelle raison les docteurs n’appliquent pas, en fait, ce qu’ils prescrivent à la fille d’un ministre. Je n’ai pas à chercher à le savoir, je le sais. Ils ne le font pas, parce qu’ils n’osent pas le faire. Mais derrière quelle excuse s’abriteront-ils, de quel prétexte valable se serviront-ils, pour rogner et tondre les enfants pauvres et non les riches ? Leur argument sera-t-il qu’ils ont davantage de risques d’avoir des poux que les riches, et pourquoi ? Parce que les enfants pauvres sont obligés (à l’encontre de tous les instincts profondément familiaux de la classe ouvrière) de s’entasser dans des pièces fermées où on leur inflige un système d’instruction publique d’une démente inefficacité et qu’un enfant sur quarante a des chances d’en avoir et cela, pourquoi ? Parce que le pauvre est tellement asservi à la terre par les gros fermages des grands propriétaires terriens que sa femme doit souvent travailler autant que lui et qu’elle n’a donc pas le temps de veiller sur les enfants ; c’est pourquoi, un enfant sur quarante est sale. Écrasé par le propriétaire, assis (littéralement) sur son estomac et par le maître d’école, assis (littéralement) sur sa tête, l’ouvrier doit consentir à ce que les cheveux de sa fille soient d’abord négligés du fait de la pauvreté, puis contaminés, du fait de la promiscuité et enfin supprimés au nom de l’hygiène. Peut-être était-il fier des cheveux de sa fille, mais il ne compte pas…

Fort de ce simple principe (ou plus exactement de ce précédent), le docteur en sociologie va de l’avant, le cœur léger. Quand une tyrannie crapuleuse écrase tant et si bien les hommes dans la crasse que même leurs cheveux sont sales, la position de la science est claire. Il serait long et laborieux de couper les têtes des tyrans, il est plus facile de couper les cheveux des esclaves. De même, si des enfants pauvres, tourmentés par une rage de dents, dérangent par leurs hurlements un maître d’école ou un gentleman peintre à ses heures, il sera facile d’arracher les dents des pauvres. Leurs ongles sont-ils répugnants ? Autant les arracher. Leur nez est-il indécemment morveux ? Autant le leur couper. L’apparence de notre humble concitoyen pourrait être ainsi étonnamment simplifiée avant que nous en ayons terminé avec lui. Mais tout ceci n’est pas plus ahurissant que le fait qu’un docteur puisse entrer chez un homme libre et ordonner que l’on coupe les cheveux de sa fille fussent-ils aussi propres que fleurs de printemps. Ces gens ne semblent jamais comprendre que la leçon que l’on peut tirer des poux dans les taudis, c’est que ce sont les taudis qui sont à condamner et non pas les cheveux. […]

Cette parabole, ces dernières pages, et même, toutes ces pages, visent à démontrer que nous devons tout recommencer, à l’instant, et par l’autre bout.

Je commencerai par les cheveux d’une petite fille. Ça, je sais que c’est bon, dans l’absolu. Si mauvais que soit le reste, la fierté d’une bonne mère pour la beauté de sa fille est chose saine. C’est l’une de ces tendresses inaltérables qui sont les pierres de touche de toutes les époques et de toutes les races. Tout ce qui ne va pas dans ce sens doit disparaître. Si les propriétaires, les lois et les sciences s’érigent là-contre, que les propriétaires, les lois et les sciences disparaissent. Avec les cheveux roux d’une gamine des rues, je mettrai le feu à toute la civilisation moderne.

Puisqu’une fille doit avoir les cheveux longs, elle doit les avoir propres ; puisqu’elle doit avoir les cheveux propres, elle ne doit pas avoir une maison mal tenue ; puisqu’elle ne doit pas avoir une maison mal tenue, elle doit avoir une mère libre et détendue ; puisqu’elle doit avoir une mère libre et détendue, elle ne doit pas avoir un propriétaire usurier ; puisqu’elle ne doit pas avoir un propriétaire usurier, il doit y avoir une redistribution de la propriété ; puisqu’il doit y avoir une redistribution de la propriété, il doit y avoir une révolution.

Cette gamine aux cheveux d’or roux (que je viens de voir passer en trottinant devant chez moi), on ne l’élaguera pas, on ne l’estropiera pas, en rien on ne la modifiera ; on ne la tondra pas comme un forçat. Loin de là.

Tous les royaumes de la terre seront découpés, mutilés à sa mesure. Les vents de ce monde s’apaiseront devant cet agneau qui n’a pas été tondu. Les couronnes qui ne vont pas à sa tête seront brisées. Les vêtements, les demeures qui ne conviennent pas à sa gloire s’en iront en poussière. Sa mère peut lui demander de nouer ses cheveux car c’est l’autorité naturelle, mais l’Empereur de la Planète ne saurait lui demander de les couper. Elle est l’image sacrée de l’humanité. Autour d’elle l’édifice social s’inclinera et se brisera en s’écroulant ; les colonnes de la société seront ébranlées, la voûte des siècles s’effondrera, mais pas un cheveu de sa tête ne sera touché.

Gilbert Keith Chesterton

Gilbert Keith Chesterton, né le 29 mai 1874 à Londres et mort le 14 juin 1936, est un écrivain anglais. Son œuvre est d’une grande variété : il a été en effet journaliste, poète, biographe, apologiste du christianisme et auteur de romans policiers.

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