Vivre ensemble

Jonathan Roche

p. 59-61

References

Bibliographical reference

Jonathan Roche, « Vivre ensemble », Revue Quart Monde, 263 | 2022/3, 59-61.

Electronic reference

Jonathan Roche, « Vivre ensemble », Revue Quart Monde [Online], 263 | 2022/3, Online since 01 March 2023, connection on 23 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10800

L’auteur confronte son expérience personnelle aux textes du père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde.

Il existe dans les pays d’Amérique latine une vie communautaire réelle et profonde, car ici la communauté, c’est une réalité de tous les jours et les paysans donnent une partie de leur temps pour les travaux qui sont ceux de la communauté. C’est toute une manière de se comporter entre soi.
Pour nous Européens, qui dit « communauté », dit « réunion ». Nous avons tort, car la communauté c’est un vécu commun, un travail fait ensemble au bénéfice de l’ensemble qui nous dépasse. Travailler gratuitement pour la communauté, c’est un dû pour celle-ci, c’est une manière de payer sa quote-part, son écot, de montrer son appartenance. Et nous, par nos actions, ne brisons-nous pas cette vie communautaire ?

Père Joseph Wresinski1

Dans cette citation le père Joseph nous parle du vivre ensemble. Je rejoins sa pensée sur ce sujet, ayant vécu pendant quatre années à la communauté de Cuyo Grande au Pérou, implantée en zone rurale. Là-bas j’ai vécu exactement ce que le père Joseph nous décrit en quelques lignes. À Cuyo Grande j’ai vu cette vie communautaire et j’y ai participé avec ma famille. La vie communautaire, ce n’est pas seulement faire une action ponctuelle de temps en temps, non c’est notre vie qui est plongée avec celles des autres, nous construisons ensemble notre avenir. J’insiste sur le « nôtre » et non pas sur « leur » avenir, car c’est un vécu commun où notre quote-part n’est pas évaluée sur le temps mais sur notre don à l’autre et notre disponibilité à la vie communautaire.

J’ai travaillé avec eux sur des chantiers pour la commune et je me rappelle que lors du réaménagement du stade de football, un compagneros, Alfonso, m’approchait avec un visage inquiet. Cela faisait trois ans que nous étions au village, nous avions le projet de rentrer en France, Alfonso pensait qu’on partait définitivement. Je l’informe que non, c’est pour des vacances. Alfonso se sent rassuré et me dit : « On vous aime bien ici parce que vous, vous êtes avec nous, vous partagez tout avec nous, vous faites comme nous. »

Le père Joseph nous parle du travail gratuit pour la communauté, nous parle de l’appartenance à la vie communautaire. Je ne suis pas né là-bas, je n’y ai vécu que quelques années, et pourtant je me suis senti chez moi comme si j’y avais toujours habité. Je me suis senti à ma place et j’ai senti que ma famille l’était également. Nos enfants ont été éduqués dans les écoles de Cuyo Grande, nous nous sommes soignés dans le centre de santé de Cuyo Grande, nous avons partagé les mêmes inquiétudes que les autres communeros pour une meilleure éducation de nos enfants, pour des meilleures routes, pour un plus beau stade de football, pour la construction d’une nouvelle église, pour un réaménagement du marché de la commune qui attire plus de monde. J’ai compris à Cuyo Grande que la vie communautaire me faisait dépasser mes propres convictions.

Dans cette région, il existe plusieurs religions. Les deux plus répandues sont la religion catholique et la religion évangélique. Il y a par moments des désaccords de pensée et de spiritualité entre les pratiquants de l’une et l’autre, et pourtant ce qui m’a frappé c’est cette appartenance à sa commune qui les rassemble et qui les apaise.

J’ai été élu Varayoq2 en 2017. La commune m’a demandé avec trois autres communeros3 de représenter la commune de Cuyo Grande dans la ville de Pisac. Là, nous rejoignons donc onze autres communes avec leurs représentants. Cela m’a posé beaucoup de questions sur ma présence : après tout je suis un étranger et personnellement je ne suis pas religieux ; aller à l’église tous les dimanches, c’était un défi pour moi. Quelques dimanches passent et je remarque que dans l’église catholique je ne suis pas le seul à ne pas faire les signes de la messe comme tout le monde.

Je m’approche d’un des Varayoqs qui est d’une autre commune (Wender) et je lui pose la question : « Pourquoi tu ne fais pas les signes de messe comme tout le monde ? » Il me répond : « Je suis de religion évangélique et non catholique. » Je lui demande alors : « Ce n’est pas trop dur pour toi ? » Il me répond : « Je suis là pour ma commune, elle a besoin de moi, je suis présent pour elle. » J’ai beaucoup appris ce jour-là sur l’appartenance à sa commune. Quand je lis la citation du père Joseph plus haut, je ne peux m’empêcher de faire un parallèle avec les plus pauvres de mon pays, la France : quelle appartenance ont-ils, eux, à la vie communautaire ?

Dans ces pays, les droits de l’homme sont des droits communautaires et non des droits individuels comme ils le sont chez nous. C’est pourquoi il nous faut absolument apprendre à nous taire, à écouter, à écrire l’histoire des populations, comme nous l’avons appris des pauvres eux-mêmes, ceci afin de les comprendre et de devenir capables d’agir ensuite avec intelligence et cœur. Toujours regarder le visage et les mains des personnes devrait être une de nos consignes, car ceux-ci nous apprennent beaucoup plus que les paroles.4

C’est profondément juste. Je pense qu’on en est là aujourd’hui en Europe. « Les pays des droits individuels agissent à l’inverse des pays des droits communautaires », cette citation du père Joseph est fondatrice et formatrice pour moi. Elle me fait penser que ce ne sont pas les plus pauvres qui s’excluent et ce ne sont pas leurs voisins qui les excluent, ce sont les droits individuels, c’est cette idée, cette théorie, ce concept de penser que l’humain peut être libre sans compter sur l’autre, qui crée la misère et par conséquent exclut. Je comprends mieux la pensée du père Joseph sur le fait que la prise en compte des droits des plus pauvres par nos sociétés doit être indiscutable, ou – en reprenant son propre terme – « indéniable ».

Nous connaissons, en matière de combats pour l’homme, des combats idéologiques, non pas des luttes politiques. Puisque, par définition, une lutte politique pour l’homme devrait mobiliser, et même privilégier les plus pauvres de notre pays et du monde. Nous n’avons pas encore appris à le faire et, en toute logique, tous nos combats demeurent en attendant partiels, sélectifs, corporatistes.5

Ces citations, ce livre du père Joseph m’ont recentré sur mon engagement avec les plus pauvres et m’ont éclairé sur la priorité du combat du refus de la misère. Je comprends mieux la signification du terme « exclusion sociale ». J’ai appris – avec le père Joseph, et à Cuyo Grande – que la vie communautaire c’est se bâtir ensemble, c’est bâtir notre paix commune. J’ai appris avec le père Joseph que combattre la misère individuellement ne peut pas aboutir à une paix commune mais plutôt à une paix sélective, qui devient vulnérable, où les plus pauvres subissent la paix des autres avec violence et en silence. Notre paix bâtie personnellement est donc constamment mise à l’épreuve. Cela provoque une résistance. Notre mode de communication en est un exemple. Aussi violent semble-t-il être parfois, il n’est en réalité que l’une de nos dernières barrières pour repousser notre sentiment d’être rejeté au quotidien. C’est donc notre résistance à subir l’exclusion de la paix commune qui est prise en compte dans les pays des droits individuels, et c’est ce qui empêche de bâtir une paix commune.

Je trouve la réflexion du père Joseph très en avance sur son époque et également sur mon époque. À la fin de ma lecture du livre Père Joseph Wresinski, refuser la misère. Une pensée politique née de l’action, je me suis posé cette question : pourquoi ne l’ai-je pas lu avant ?... Je me suis dit qu’il faut avoir des repères pour comprendre ce livre. Mes repères, je les ai acquis à Cuyo Grande en plongeant dans leur vie communautaire. Ce livre est une provocation, et aussi un éclairage du père Joseph à nos pays individualistes sur le savoir, la force, l’intelligence, la résistance, la paix des plus pauvres et donc leurs apports à nos sociétés.

Pour moi, sa plus grande provocation est d’oser rejoindre les plus pauvres.

1 « Ligne de pensée et d’action : Le Mouvement s’est bâti sur une communion à la population », avril 1983, ATD Quart Monde Pierrelaye, 058 P A.

2 À l’origine le Varayoq est le chef du village (le maire). C’est une grande responsabilité. Il fait partie d’une équipe de 5 membres : le Varayoq

3 Les villageois recensés dans la commune.

4 Père Joseph Wresinski, Introduction à « Là où nous vivons Netzahualcyotl, Mexico, 1402 – 1472 » in Là où nous vivons – Wresinski, pauvreté et droits

5 Père Joseph Wresinski, Refuser la misère. Une pensée politique née de l’action, Éd. Quart Monde, p. 69.

1 « Ligne de pensée et d’action : Le Mouvement s’est bâti sur une communion à la population », avril 1983, ATD Quart Monde Pierrelaye, 058 P A.

2 À l’origine le Varayoq est le chef du village (le maire). C’est une grande responsabilité. Il fait partie d’une équipe de 5 membres : le Varayoq, son second et ses trois soldats (la garde du maire ou Regidor). Aujourd’hui l’équipe de Varayoqs est une émanation de la coutume des villages anciens, très liée à la religion catholique.

3 Les villageois recensés dans la commune.

4 Père Joseph Wresinski, Introduction à « Là où nous vivons Netzahualcyotl, Mexico, 1402 – 1472 » in Là où nous vivons – Wresinski, pauvreté et droits de l’homme en Amérique Latine et Caraïbes, Éd. Quart Monde, 2019, p. 16.

5 Père Joseph Wresinski, Refuser la misère. Une pensée politique née de l’action, Éd. Quart Monde, p. 69.

Jonathan Roche

Volontaire permanent d’ATD Quart Monde, Jonathan Roche est responsable du fonds d’archives photographiques au Centre international Joseph Wresinski à Baillet-en-France.

CC BY-NC-ND