Portrait de Marley et Lara

Roseline De Muylder-Bernard

p. 12-15

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Roseline De Muylder-Bernard, « Portrait de Marley et Lara », Revue Quart Monde, 264 | 2022/4, 12-15.

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Roseline De Muylder-Bernard, « Portrait de Marley et Lara », Revue Quart Monde [En ligne], 264 | 2022/4, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10843

En préparation des Journées d’études Sécurité sociale et grande pauvreté, organisées par l’Institut de recherche juridique de la Sorbonne et le Mouvement international ATD Quart Monde à Paris, les 14 et 15 juin 2022, Roseline De Muylder-Bernard a mis en évidence combien la proximité avec les familles les plus pauvres constitue un élément clé de la réussite du projet Savoir Santé Participation en Haïti.

Le compagnonnage avec un papa, Marley, et sa petite fille Lara nous remet dans la réalité de l’année 2020, bouleversée davantage en Haïti par la violence que par le Covid‑19.

Un papa préoccupé

Un matin de février 2020, alors que l’action destinée aux jeunes enfants, Bébés Bienvenus, rassemble déjà une vingtaine de parents avec leurs petits, quelques personnes attendent sur un banc dans la cour de la Maison Quart Monde. Parmi elles, un homme qui tient dans ses bras une fine couverture enveloppant un petit bébé chétif au teint jaune-gris. Il explique avec émotion que sa femme est malade et qu’il essaie de se débrouiller pour donner à manger à son bébé : du manioc, un peu de lait en conserve, de la bouillie de biscuits salés. Le bébé a un mois et demi… Le papa est invité à entrer dans la petite salle de pesée.

L’une des animatrices reconnaît cet homme qui s’appelle Marley. Ils habitent le même quartier. Il nous dit que c’est une voisine qui l’a encouragé à venir chez nous. Nous la connaissons cette voisine, une femme courageuse qui vit dans des conditions de très grande précarité. Elle nous a souvent servi de guide dans son quartier, pour nous amener vers de nouvelles familles très démunies. Handicapée depuis quelques années suite à un problème de santé, elle s’appuie désormais sur un bâton, pour « chercher la vie » ou s’enquérir de la situation de ses voisins. Elle participe depuis plusieurs années aux actions d’ATD Quart Monde. Son plus jeune fils est actuellement suivi dans le programme nutritionnel de l’action Bébés Bienvenus.

La petite Lara est pesée puis répond bien au test de l’appétit réalisé avec du lait maternisé. Le dialogue se poursuit avec le papa : Lara est née à domicile, sa maman l’a allaitée cinq jours puis des problèmes de santé se sont aggravés au point que la maman a dû être hospitalisée. Maman et nouveau-né ont été séparés – pratique malheureusement courante – et après treize jours d’hospitalisation, au moment où la maman rentrait chez elle, il lui a été recommandé de ne pas allaiter son bébé… Or la famille n’a absolument pas les moyens d’acheter du lait maternisé. Le papa fabriquait des sandales jusqu’au jour où les bandes armées ont saccagé son atelier. Depuis la naissance de Lara, il n’a pas le temps de chercher du travail à cause des soucis familiaux. Marley est d’une douceur infinie avec son bébé, sa première fille, qu’il couvre de baisers.

Face à un double problème

Le lendemain, comme convenu avec lui, deux membres de l’équipe montent dans le quartier pour faire connaissance avec la maman. L’environnement immédiat est précaire. Eliette, malgré son mauvais état de santé, se déplaçant difficilement, les accueille chaleureusement. La petite maison, d’une seule pièce, avec un petit auvent, est faite de tôles. Un petit garçon est couché à terre sur un grand morceau de tissu. Le bébé dort. La maman parle aussi d’un autre fils plus grand, âgé de 9 ans qui est sorti pour aller remplir des bidons d’eau. Cet enfant est né d’une autre union. Seuls les deux plus jeunes sont des enfants de Marley. Elle explique qu’elle a perdu deux enfants, deux garçons : un enfant est décédé lors du tremblement de terre le 12 janvier 2010 qui a coûté la vie à trois autres membres de la famille d’Eliette dans l’effondrement de la maison qu’elle occupait. L’enfant avait un an. L’autre garçon est décédé en 2015 à deux ans, suite à une infection.

Nous sommes face à un double problème : la santé de la mère d’une part et celle du bébé d’autre part. Pour la première, un traitement est nécessaire. Vu la situation, le suivi médical sera assuré sur place par des visites régulières, dans le cadre du programme d’assurance-santé mis en place1. Pour la seconde, il s’agit d’un bébé très petit d’autant plus fragile qu’il n’est pas allaité. Le bébé a toute sa place dans le programme nutritionnel de Bébés Bienvenus.

La semaine suivante, Marley n’est pas venu avec sa fille à l’activité collective du programme nutritionnel à laquelle il était convié. Il arrive en fin d’après-midi, à un moment où la maison se vide. Il dit que sa fille a de la diarrhée et qu’il croit qu’elle est déshydratée. Lara a en effet des signes de déshydratation modérée. Nous préparons un sérum de réhydratation dont elle prendra une quinzaine de cuillerées. Elle reste très fragile. Son poids n’a pas bougé. Le père redit combien la situation est difficile, qu’il a passé la journée à faire la lessive. Il n’a pas le temps de chercher du travail. Nous, nous sommes rassurés de les voir, l’état de Lara nous préoccupant tous. Il repart avec un sérum oral et le supplément nutritionnel prévu.

Quelques jours plus tard, trois animatrices de l’équipe rendent visite à la famille. La maman est en train de préparer une marmite de nourriture sous l’auvent. Cela nous fait toujours plaisir de voir cela, que la famille mangera au moins ce jour-là. Le petit garçon est assis par terre. Eliette nous dit qu’il ne marche pas encore. Il a un peu plus de deux ans. Lara est couchée sur le lit haut perché. Un biberon est déposé sur une table, avec un fond de lait. Une conversation s’ensuit autour de la préparation du biberon de lait.

Dans un climat de grande violence

Voilà trois semaines que nous connaissons la petite Lara. Son papa l’amène de nouveau l’après-midi quand tous les parents et leurs enfants du Programme nutritionnel sont partis depuis un moment. Il dit qu’il ne pouvait pas rester plus longtemps sans travailler pour nourrir sa famille. Il a quitté son travail à midi pour aller chercher sa fille chez lui et venir ici. La petite a changé. Elle a pris 300 grammes. Elle réclame désormais une double ration de lait par rapport au début. Marley dit : « Nous avons de l’aide dans le voisinage mais nous n’avions pas ce dont un bébé a besoin ».

Alors que l’épidémie de Covid 19 gagne le monde entier, Haïti – et en particulier Port-au-Prince – souffre davantage de la violence liée aux bandes armées. La violence ébranle la face visible et invisible de la vie quotidienne. Les quartiers de Martissant, dont celui où habite Marley et sa famille, sont particulièrement touchés. Des coups de feu sont tirés régulièrement, prenant les habitants au piège. Certains parents d’enfants du programme nutritionnel hésitent à venir avec leur enfant ou attendent que la situation se calme pour se déplacer. Ils sont parfois contraints à faire d’immenses détours pour éviter les points d’affrontement entre bandes. L’insécurité a poussé des familles à fuir certains quartiers de Martissant. Beaucoup d’entre elles se sont retrouvées éclatées. Certains parents restent chez eux mais éloignent leurs jeunes, les confiant à de la famille à Port-au-Prince ou en province. D’autres familles n’ont aucune possibilité de repli. Elles restent donc dans leur quartier devenu fantôme, avec la peur d’être interpellées, molestées, humiliées, rançonnées voire blessées par les bandes.

Du fait de la gestion quotidienne de la famille et de son travail, Marley est rarement venu au moment où nous accueillons les parents et les enfants du programme nutritionnel. Cela nous contrarie parce qu’il n’a pas l’occasion de rencontrer d’autres parents, et Lara de jouer avec d’autres enfants. Cela demande aussi de la disponibilité de notre part. Il vient souvent tard, quand la plupart des animatrices sont parties. Marley n’est pas pressé. La conversation est toujours intéressante. Sa sagesse et son courage impressionnent. Il est rassuré de voir sa fille sortir d’un mauvais pas. En deux mois et demi, elle a récupéré un poids normal pour son âge et pourra quitter le programme nutritionnel après quelques semaines de consolidation.

Trois mois plus tard, nous apprenons que le beau-fils de Marley âgé de 9 ans, qu’il élève comme son propre enfant, a été blessé d’une balle dans le côté alors qu’il remplissait les bidons d’eau pour la famille sur la route au pied de son quartier. Une personne qui passait en voiture peu après l’attaque a emmené l’enfant à l’hôpital. Au quotidien bien chargé, s’ajoutent les visites à l’hôpital et les corvées d’eau à faire matin et soir. Heureusement, le jeune garçon récupérera de ses blessures.

Marley n’a pas pu venir chaque semaine avec sa fille comme le prévoit le programme. Mais les visites à domicile ont compensé cette « irrégularité ».

Le climat délétère rend toutefois les visites dans les quartiers compliquées. Les mouvements des bandes imposent de se renseigner pour savoir quel est le chemin le plus sûr à prendre. Nos relations construites dans la durée avec la communauté de ces quartiers nous sont d’autant plus précieuses dans ce contexte. Il arrive que des familles qui ne savent pas où aller en dehors du quartier doivent temporairement se réfugier non loin en cas de danger. Difficile alors de les retrouver sans l’aide des voisins.

Une avancée fragile mais perceptible

Un mardi de juin, Marley vient avec Lara. Alors qu’elle pleure beaucoup, son papa dit qu’elle n’a encore rien mangé de la journée. Elle ne se calmera que lorsqu’elle aura pris la bouillie que nous préparons sur place. Marley dit avoir arrêté son activité. Plus de rentrées donc à la maison. Bien qu’il soit tard, mais tellement contents de revoir Lara, nous déroulons un tapis de jeu et y déposons quelques jouets. Marley installe sa fille. On observe Lara regarder avec attention un hochet que son père agite devant elle. Elle ne tient pas encore assise. On montre au papa comment l’asseoir entre ses jambes pour qu’elle soit à la fois en sécurité mais suffisamment mobile en cherchant son équilibre.

Après l’été, Marley réapparaît dans la cour, blessé assez sérieusement. Le chauffeur de la moto taxi qui l’avait pris a fait un écart. La moto a dérapé et s’est couchée sur sa cheville. Une attelle lui sera posée. Cet accident impacte considérablement l’économie familiale. Malgré cela, les nouvelles de Lara sont bonnes. Marley nous explique que ce matin, Lara ayant des diarrhées, il a préparé un sérum oral dont il se rappelait les composants.

Deux animatrices retournent en visite dans la famille. La maman nous accueille avec joie. Marley n’est pas là. Lara et son frère de deux ans et demi sont assis par terre sur un tissu. Ils ont tous les deux un collier et un bracelet de perles de toutes les couleurs. « Ça les protège. Ils ont eu des diarrhées » dit leur maman. Les gestes appris dans le cadre de l’activité – et mis en pratique – n’empêchent pas les croyances traditionnelles de coexister. Eliette nous dit aussi que son fils marche enfin. Lara est méconnaissable. Elle se hisse debout en s’accrochant à sa mère. Les enfants se dérident en prenant le livre en tissu que nous avons emmené avec nous. Au moment de se quitter, la maman nous dit qu’elle compte se rendre lundi à la consultation du centre de santé. Une avancée par rapport à février. Cela fait huit mois…

1 Voir l’article de Régis De Muylder, p. 5. https://www.revue-quartmonde.org/10841

1 Voir l’article de Régis De Muylder, p. 5. https://www.revue-quartmonde.org/10841

Roseline De Muylder-Bernard

Roseline De Muylder-Bernard est docteure en médecine. Elle s’est engagée avec son mari Régis dans le Mouvement international ATD Quart Monde depuis 1982, en Belgique, en France, au Guatemala et en Haïti. Durant les 21 années passées dans ces deux derniers pays, elle s’est particulièrement impliquée dans le développement d’actions Petite Enfance et de lutte contre la malnutrition.

CC BY-NC-ND