Sécurité sociale et grande pauvreté

Pierre-Yves Verkindt

p. 16-20

References

Bibliographical reference

Pierre-Yves Verkindt, « Sécurité sociale et grande pauvreté », Revue Quart Monde, 264 | 2022/4, 16-20.

Electronic reference

Pierre-Yves Verkindt, « Sécurité sociale et grande pauvreté », Revue Quart Monde [Online], 264 | 2022/4, Online since 01 June 2023, connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10845

Nous reprenons l’intervention de l’auteur lors des Journées d’études Sécurité sociale et grande pauvreté, organisées par l’Institut de recherche juridique de la Sorbonne et le Mouvement international ATD Quart Monde à Paris, les 14 et 15 juin 2022.

Le Projet Savoir Santé Participation en Haïti nous incite, par les pratiques auxquelles il a donné naissance, à revisiter notre façon de penser la protection sociale et les catégories de pensée que nous mobilisons parfois sans même nous en rendre compte.

Nous sommes tellement imprégnés dans les pays industrialisés d’Europe occidentale d’une doctrine associant la protection contre les risques sociaux et l’emploi, voire le salariat, qu’il nous est souvent difficile de réfléchir différemment les exigences de l’accès à la protection sociale et à la santé.

Ce que nous avons entendu du combat des personnes et des personnels de santé en Haïti nous offre l’opportunité de regarder avec un peu de distance des conceptions de la sécurité sociale que nous n’avons que trop tendance à universaliser. Dans un premier temps et après avoir signalé quelques précautions nécessaires relatives au vocabulaire employé, on tentera d’identifier de façon succincte ces fameuses catégories de pensée que nous adoptons souvent sans y prendre garde. Le second temps fera le point des dynamiques à l’œuvre notamment au niveau international pour les placer en miroir du projet pilote haïtien.

Quelques précautions de vocabulaire

La tentation est grande d’employer l’une pour l’autre, les expressions « sécurité sociale » et « protection sociale ». À vrai dire la protection sociale est un terme générique pour qualifier l’ensemble des dispositifs qui ont pour finalité de protéger la personne humaine contre les risques sociaux susceptibles d’affecter les différents aspects de sa vie personnelle, familiale et professionnelle. La notion de « risque social » est ancienne et son utilisation apparaît avec les premières expressions de l’État Social (ou État Providence). Elle est aussi évolutive puisque les évolutions sociales et technologiques engendrent de nouveaux risques (ainsi par exemple du risque environnemental).

En France, la notion de protection sociale est plus large que celle de « sécurité sociale » qui n’en est qu’une composante. La « protection sociale » inclut ainsi les filets de sécurité que l’on rattache souvent aux mécanismes d’assistance ou de secours mais elle inclut aussi d’autres mécanismes qui se rapprochent plus de l’assurance et qui trouvent leur source dans des conventions et accords collectifs. Le paysage de la protection sociale en France comme dans d’autres pays occidentaux est un paysage brouillé car la frontière entre la solidarité assurantielle et la solidarité assistancielle est non seulement perméable mais encore évolutive. Par exemple, le travailleur au chômage bénéficiera dans un premier temps et sous certaines conditions de prestations d’assurance-chômage mais si l’absence d’emploi perdure ou s’il n’a pas suffisamment travaillé et cotisé, il basculera vers des minima sociaux (qui sont des prestations d’assistance).

Les catégories de pensée dominantes en matière de sécurité sociale dans ses rapports avec l’accès à la santé

Lorsqu’on parle de « sécurité sociale » en France et plus globalement lorsque l’on évoque ses équivalents dans les différents pays industrialisés, plusieurs choses viennent immédiatement à l’esprit.

Des institutions d’abord qui peuvent être publiques ou privées, dont certaines servent les prestations, d’autres collectent les financements. En d’autres termes, des lieux précis ou désormais des espaces numériques. La notion de sécurité sociale renvoie ensuite à des normes qui sont souvent d’origine étatique (lois ou règlements) mais qui trouvent aussi leur source dans la négociation collective. Le dosage entre les sources peut varier selon les États et leurs traditions juridiques mais il y a toujours un ensemble de normes organisant les institutions, le financement et les prestations. Mais la notion de sécurité sociale est aussi le produit d’une histoire qui dans les pays occidentaux industrialisés est étroitement liée à l’histoire du salariat. En France ou en Belgique par exemple, la sécurité sociale est perçue comme le résultat de lutte des travailleurs pour l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail, ce qui est historiquement vrai. Le système français de sécurité sociale est très clairement à mettre en rapport avec les luttes ouvrières même si des initiatives patronales avaient vu le jour dès la seconde moitié du 19e siècle. Le poids de l’histoire se manifeste dans les modalités de financement puisqu’à l’origine dans les pays occidentaux, le financement était assuré par des cotisations calculées à partir des revenus du travail ou des salaires versés (s’agissant dans ce second cas des cotisations dites patronales) notamment pour les pays de la vieille Europe, par de l’argent public dans les pays anglo-saxons. Aujourd’hui, tous les systèmes présentent une physionomie hybride associant un financement par cotisations ou primes (d’assurance) et un financement public (alimenté par l’impôt).

Ce qui revient à dire que les systèmes contemporains de sécurité sociale mélangent des dispositifs assurantiels (cotiser dans la perspective de voir le risque couvert s’il se réalise) et assistanciels (mécanisme de « droit à » attaché à la démonstration d’un besoin particulier). Sur le plan institutionnel, les prestations d’assurance étant financées sur la base du prix du travail sont le plus souvent gérées par des institutions paritaires cogérées par les partenaires sociaux tandis que les prestations d’assistance sont le fait d’institutions publiques, émanations de l’État. Enfin, dans nombre de systèmes de protection sociale occidentaux fondés sur un principe de solidarité assurantielle, le système assistanciel est pensé comme filet de sécurité.

Confronté à ces deux modèles, le projet d’assurance santé en Haïti peine à trouver sa place dans les catégories traditionnelles d’analyse des modèles sociaux et ce pour différentes raisons. Certaines tiennent à ses origines et ses initiateurs, d’autres sont en rapport avec ses acteurs, l’ensemble étant profondément dépendant de l’histoire et de la culture du pays et de l’histoire de l’implantation des associations et des acteurs de santé dans les lieux de vie des habitants. Ce qui conduit en première approche à découvrir qu’au-delà des approches techniques de la sécurité sociale, le mot important dans l’expression est celui de « sécurité ».

Or en faisant du mot sécurité le mot central de l’expression « sécurité sociale », on tend à se rapprocher sensiblement de la tendance des organisations internationales à faire de l’accès à la sécurité sociale un droit humain et d’aborder la sécurité sociale comme une composante de la sécurité humaine.

Les initiatives internationales sous le regard du projet pilote d’assurance santé en Haïti

En toute première analyse, le projet pilote d’assurance santé s’appuie sur des institutions qui ne sont pas exclusivement celles du projet lui-même qui s’adosse à des structures existantes (centre de santé, hôpital…) et prend en compte des besoins de financement qui laisse une place à la participation des bénéficiaires. Il concerne l’ensemble des habitants d’un espace donné mais se montre capable d’orienter des éléments de l’action vers des catégories particulières au sein de cet espace.

Surtout, il conduit à rappeler que la santé est un élément essentiel de la personne humaine, un élément dynamique (et donc pas seulement comme un capital qu’il s’agirait de préserver) dont l’évolution est étroitement liée aux conditions de vie individuelles et collectives des personnes concernées. Pareille approche rejoint celle des institutions internationales.

Si l’Organisation Internationale du Travail (OIT) garde, par nature, le prisme du travail pour entrer dans les questions de sécurité sociale, l’ONU opte désormais pour une lecture de cette dernière comme un droit humain indivisible des autres droits humains. La façon d’aborder l’assurance santé et la sécurité sociale oblige alors à mobiliser deux ensembles normatifs issus pour l’un de l’activité de l’OIT et pour l’autre de celle de l’ONU étant précisé que dans la période la plus récente les deux ensembles tendent à se rapprocher et à interagir. Le point de jonction étant la lutte contre la pauvreté.

À partir des années 1990, la question de la pauvreté va en effet contraindre les instances onusiennes à penser la sécurité sociale d’abord en termes de sécurité humaine. On doit au Rapport Despouy (1996) d’avoir placé la sécurité sociale comme un outil de lutte contre la pauvreté et l’exclusion et cette approche sera approfondie jusqu’à l’adoption des Principes directeurs Extrême pauvreté et droit de l’homme (2012) au niveau de l’ONU et de la Recommandation n° 202 de 2012 de l’OIT. Selon les premiers (§ 85 & 86) :

« Les personnes vivant dans la pauvreté ne peuvent souvent exercer leur droit à la sécurité sociale. Bien que ce droit comprenne à la fois l’assurance sociale (régimes contributifs) et l’assistance sociale (régimes non contributifs), de nombreux États se fondent uniquement sur les régimes contributifs comme source principale de prestations de sécurité sociale, les programmes d’aide sociale étant souvent insuffisants et inefficaces. Étant donné que ceux qui vivent dans la pauvreté sont plus susceptibles de travailler dans le secteur informel de l’économie, d’occuper un emploi précaire faiblement rémunéré, d’être des chômeurs de longue durée ou d’être incapables de travailler, il est peu probable qu’ils soient en mesure de cotiser au régime d’assurance sociale et, partant, d’avoir accès aux prestations correspondantes, comme les pensions et les indemnités de chômage et de maladie. Ces problèmes sont particulièrement graves pour les femmes car la discrimination et la nécessité de dispenser des soins au sein du ménage font qu’elles perçoivent des salaires inférieurs et doivent interrompre leur travail, ce qui réduit leur capacité de cotiser au régime d’assurance sociale et d’en bénéficier…

Les États devraient : a) Mettre en place un régime global de sécurité sociale et allouer les ressources nécessaires pour assurer progressivement l’accès universel à la sécurité sociale et la jouissance, à tout le moins, de l’essentiel des droits économiques, sociaux et culturels. Toutes les personnes devraient être progressivement couvertes par les régimes de sécurité sociale, mais la priorité devrait être accordée aux groupes les plus défavorisés et marginalisés ; b) Mettre en place et développer un régime général de sécurité sociale financé par l’État qui englobe l’assurance sociale et l’assistance sociale, conformément aux recommandations de l’Organisation internationale du Travail concernant les socles nationaux de protection sociale ; c) Prendre des mesures spécifiques pour faire en sorte que les personnes vivant dans la pauvreté, en particulier les femmes et les personnes qui travaillent dans l’économie informelle, aient accès à des prestations de sécurité sociale, y compris à des pensions sociales, qui soient suffisantes pour assurer un niveau de vie adéquat et l’accès aux soins de santé pour elles-mêmes et leur famille ; d) Veiller à ce que des régimes de sécurité sociale soient prévus par la loi d’une manière transparente, durable et inclusive, et ne soient qu’un des éléments d’un plan national plus global et cohérent d’élimination de la pauvreté ; e) Veiller à ce que les régimes de sécurité sociale soient conçus, mis en œuvre et évalués en tenant compte des besoins particuliers des personnes vivant dans la pauvreté, en particulier les femmes ».

Pour sa part, la Recommandation n° 202 insiste sur la nécessité de mettre en place un socle de protection sociale seul à même de réduire « la pauvreté, la vulnérabilité et l’exclusion sociale ».

La combinaison des deux ensembles de textes dont on rapprochera le Rapport d’Olivier de Schutter Mettre fin aux cercles vicieux de la pauvreté (2021)1 montre d’une part le lien entre lutte contre la pauvreté et l’accès à une protection condition d’accès à la santé et d’autre part la nécessité de partir de la base dans la mise en place de cette protection.

Partir du réel et d’un dialogue au plus près des plus pauvres apparaît – dans la pratique comme dans les textes désormais – la condition sine qua non pour disposer d’une sécurité sociale ancrée dans la vie des personnes concernées mais aussi de lieux où le système mis en place pourra faire l’objet d’une évaluation continue.

1 Voir son article en p. 35 de ce dossier, https://www.revue-quartmonde.org/10854.

1 Voir son article en p. 35 de ce dossier, https://www.revue-quartmonde.org/10854.

Pierre-Yves Verkindt

Agrégé des Facultés de droit, Pierre-Yves Verkindt est professeur émérite de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Spécialisé en droit social, il a publié de nombreux ouvrages et articles. Aujourd’hui membre du comité d’éthique du Centre Joseph Wresinski (Baillet-en-France), il a participé au premier Programme Quart Monde Université sur le Croisement des savoirs.

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