Du point de vue des organisations internationales

Emmanuel Reynaud

p. 21-25

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Emmanuel Reynaud, « Du point de vue des organisations internationales  », Revue Quart Monde, 264 | 2022/4, 21-25.

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Emmanuel Reynaud, « Du point de vue des organisations internationales  », Revue Quart Monde [En ligne], 264 | 2022/4, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10846

Nous reprenons l’intervention de l’auteur lors des Journées d’études Sécurité sociale et grande pauvreté, organisées par l’Institut de recherche juridique de la Sorbonne et le Mouvement international ATD Quart Monde à Paris, les 14 et 15 juin 2022.

Comment la démarche du projet pilote Savoir Santé Participation en Haïti se situe-t-elle par rapport aux discours et aux pratiques des organisations internationales en matière de sécurité sociale et de protection sociale ?

Dans un premier temps, je vais brièvement décrire le paysage que constituent les organisations internationales – notion qui doit être prise au sens très large car elle recouvre une très grande pluralité d’acteurs. Puis j’aborderai successivement trois points :

  • L’approche historique par le droit et le tournant néolibéral des années 1980.

  • Le consensus actuel sur la protection sociale universelle et les approches de deux organisations : la Banque mondiale et l’Organisation internationale du Travail, l’OIT.

  • Le rôle de l’aide au développement.

Tout d’abord, la notion d’organisation internationale recouvre une pluralité d’acteurs aux logiques et pratiques très différenciées. Les organisations internationales proprement dites. Celles du système multilatéral des Nations unies : l’ONU elle-même et ses institutions spécialisées (OIT, Banque mondiale, FMI, OMS…). Hors système des Nations unies : OMC et OCDE. Toutes ces organisations sont intergouvernementales, à l’exception de l’OIT, tripartite (représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs).

Toute une série d’autres acteurs interviennent également : les agences et banques de développement, l’Union européenne, des acteurs privés (l’Organisation internationale de normalisation – ISO –, des fondations philanthropiques, des entreprises multinationales, des organisations de la société civile…). Ces divers acteurs jouent un rôle croissant dans le financement et la détermination des politiques et pratiques des organisations internationales proprement dites. La fondation Bill et Melinda Gates est, par exemple, le deuxième contributeur de l’OMS, après les Etats-Unis. Et elle a joué un rôle important dans le développement, dans le domaine de la santé, des approches dites verticales – spécifiques à une maladie ou à un service – au détriment des approches horizontales de renforcement des systèmes de santé.

Ce paysage brièvement décrit, je vais montrer comment la situation a évolué dans le temps pour déboucher sur la situation actuelle.

Approche historique par le droit et tournant néolibéral des années 1980

Historiquement, ce qui a d’abord prévalu, c’est une approche de la sécurité sociale par le droit à travers deux voies parallèles. Cette primauté du droit s’est, en effet, nourrie à deux sources différentes : d’une part, la Déclaration de Philadelphie de l’OIT de 1944 et, d’autre part, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966. À partir de ces deux sources, des instruments juridiques ont été développés, respectivement dans le cadre de l’OIT et de la Commission des droits de l’homme des Nations unies (remplacée en 2006 par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies) et cela avec les organes de contrôle correspondants : la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations (CEACR), pour l’OIT, et le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, pour l’ONU.

Avec le temps, les deux approches – droits sociaux et droit du travail, d’un côté, et droits de l’homme, de l’autre – ont eu tendance à se rapprocher et à se compléter. Une différence majeure demeure malgré tout : l’OIT associe explicitement et concrètement à sa fonction normative une capacité de coopération technique pour la mise en œuvre des normes adoptées, conventions et recommandations.

Cependant, ces instruments juridiques ne sont pas contraignants, ils n’ont qu’un caractère incitatif et leur application dépend largement de rapports de force au plan national. Les organes de contrôle n’ont pas de réels pouvoirs de sanction. Cela en contraste patent avec le droit du commerce international. Depuis son établissement en 1995, l’Organisation mondiale du commerce, l’OMC, dispose d’un organe de règlement des différends et d’un organe d’appel qui ont la capacité de prendre des décisions au caractère à la fois obligatoire et contraignant. Il s’agit de fait de la seule organisation internationale qui ait réussi à contraindre les États-Unis à changer leurs politiques. Cela a d’ailleurs conduit au blocage actuel : depuis fin 2019, l’organe d’appel est inopérant du fait du blocage du renouvellement de ses membres par les États-Unis.

Dans la même lignée que l’établissement de l’OMC, on est passé depuis le début des années 1980 d’une ère keynésienne, où l’économique et le social se renforçaient mutuellement, à une ère néolibérale dans laquelle l’économique doit prévaloir, avec l’ouverture des marchés, les privatisations et la rigueur budgétaire. Dans le domaine du développement le « Consensus de Washington » s’est forgé autour des institutions financières internationales, la Banque mondiale et le FMI. Organisations qui ont des capacités financières et d’expertise et un accès aux instances nationales de décision sans commune mesure avec une organisation telle que l’OIT. À partir de cette époque, la Banque mondiale a éclipsé l’OIT en matière de protection sociale, terme qui s’est peu à peu imposé en remplacement de celui de sécurité sociale. Mais récemment, un rapprochement s’est opéré dans ce domaine entre les deux organisations.

Deux organisations dans le cadre consensuel de l’Agenda 2030 : la Banque mondiale et l’OIT

Face au constat que les systèmes de protection sociale développés dans les pays industrialisés se sont faiblement étendus au reste du monde se sont multipliés au plan international des appels à l’universalité de la couverture – « couverture sanitaire universelle », « protection sociale universelle » -, signifiant couverture de tous et toutes. Dans ce contexte, en 2016, la Banque mondiale et l’OIT ont conjointement lancé un « Partenariat mondial pour une protection sociale universelle en vue d’atteindre les objectifs de développement durable » (USP2030). Mais sous cet appel conjoint à l’action, les approches des deux organisations demeurent très différentes.

D’une manière générale s’opposent deux conceptions : l’une en termes de capital humain et l’autre de droits humains. Plus concrètement, la Banque mondiale est dans une perspective de mettre fin à la pauvreté et de stimuler une croissance économique inclusive, l’OIT dans celle de parvenir à la justice sociale. Pour la Banque mondiale, mettre fin à la pauvreté et stimuler la croissance se traduit par la mise en place d’un filet de sécurité pour les plus pauvres (assistance sociale minimale financée par l’État) et de dispositifs visant à garantir une protection minimale et à promouvoir le capital humain, avec le recours privilégié à des dispositifs privés pour les catégories les plus aisées. Pour l’OIT, l’objectif de la protection sociale universelle est de parvenir à la justice sociale. Objectif qui est bien résumé par le titre du rapport présenté à la Conférence internationale du Travail de 2019 : « Protection sociale universelle pour la dignité humaine, la justice sociale et le développement durable ». Approche qui reste basée sur les droits sociaux et le droit du travail, conçus comme des droits humains. L’instrument clé de l’OIT en la matière est la recommandation (n° 202) sur les socles de protection sociale, adoptée en 2012. Celle-ci promeut une approche beaucoup plus complète que les filets de sécurité de la Banque mondiale.

Selon la recommandation n° 202, les socles de protection sociale doivent comporter quatre garanties élémentaires de sécurité sociale : l’accès aux soins de santé essentiels et la sécurité élémentaire du revenu pour les enfants, les personnes d’âge actif et les personnes âgées. Ces socles sont conçus comme un point de départ à partir duquel doivent ensuite être assurés des niveaux de protection plus élevés au plus grand nombre possible. Cette extension, à la fois horizontale et verticale, se fait à travers une combinaison de dispositifs d’assistance et d’assurance sociales. Le financement est conçu en termes tripartite du côté de l’OIT – État, employeurs, travailleurs –, alors que la Banque mondiale privilégie le financement à partir du budget de l’État, le retrait des employeurs du financement (pour réduire le coût du travail) et l’incitation à l’adhésion à des dispositifs privés.

L’OIT prévoit explicitement une participation des populations concernées à la mise en place et au suivi des socles de protection sociale, mais de façon très cadrée : une participation tripartite avec les organisations représentatives des employeurs et des travailleurs et une consultation d’autres organisations « pertinentes et représentatives des populations concernées ». La Banque mondiale, de son côté, ne prévoit explicitement aucune participation des populations concernées.

Malgré toutes ces différences, la Banque mondiale et l’OIT s’inscrivent ensemble dans le cadre de l’Agenda 2030 des Nations unies et, dans la logique de juxtaposition d’objectifs et de cibles des Objectifs de développement durable (ODD), dans la réalisation de la cible 1.3 : mettre en place des systèmes et mesures de protection sociale pour tous.

Au-delà des différences manifestes entre les modèles promus par l’une et l’autre organisations, la Banque mondiale et l’OIT ont en commun une démarche similaire. Il s’agit de modèles définis au niveau international – de l’extérieur des pays concernés – et qui doivent être « appropriés » au niveau national, cela avec le levier de l’aide au développement. Et là, il y a une différence majeure entre la Banque mondiale, qui dispose à travers la Banque internationale de reconstruction et de développement (la BIRD) d’une forte capacité interne de financement, et l’OIT qui dépend quasi exclusivement des acteurs du développement pour financer sa coopération technique.

L’aide au développement

L’aide au développement a connu une profonde transformation au début des années 2000 avec l’adoption, en 2005, de la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement. Élaborée et adoptée dans le cadre de l’OCDE, cette Déclaration a marqué l’introduction dans l’aide publique au développement des principes – importés du privé – de la nouvelle gestion publique (new public management) et la mise en œuvre de la gestion axée sur les résultats en matière de développement.

Cela a notamment signifié le passage de l’aide aux projets à l’appui budgétaire aux pays bénéficiaires. Cet appui consiste en un déboursement régulier de l’aide conditionné à la réalisation d’objectifs chiffrés consignés dans un accord conclu entre le donateur et le pays bénéficiaire. Cela est censé permettre une appropriation et une responsabilisation des États, mais de fait le pouvoir de négociation des pays bénéficiaires dans la conclusion de l’accord est très faible. D’autant plus que les pays donateurs ont, eux-mêmes, la capacité de se coordonner au sein du Comité d’aide au développement de l’OCDE (le CAD). La démarche conduit en réalité à une forme de pilotage des politiques nationales par les pays donateurs.

Plus globalement, cette démarche de gestion axée sur les résultats mesurés par des indicateurs quantitatifs s’est généralisée. Elle avait déjà été développée par l’OCDE pour les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), et elle a été reprise pour les ODD de l’Agenda 2030, avec ses 17 objectifs et 169 cibles. De nombreuses critiques ont été formulées et les effets pervers de la gestion axée sur les résultats mesurés par des indicateurs quantitatifs ont été abondamment décrits. Pour en reprendre quelques-uns :

  • La logique de l’étalonnage (benchmarking) met les pays en concurrence et les incitent à importer les « meilleures pratiques » de leurs concurrents, plutôt que de faire face aux priorités de leur propre population et de s’appuyer sur les dynamiques existantes.

  • Un cadre logique qui est défini de l’extérieur, en décalage par rapport aux dynamiques et aux réalités locales.

  • La faible capacité d’indicateurs chiffrés pour appréhender le réel et les réalités sociales.

  • Un coût élevé, voire très élevé, dans les pays disposant de faibles capacités administratives et de données statistiques peu fiables pour produire les données nécessaires au suivi, cela au détriment de l’aide au développement proprement dite.

  • La poursuite de l’indicateur au détriment de l’objectif affiché et des acteurs concentrés sur la satisfaction de l’indicateur plutôt que sur l’action elle-même.

  • La non-participation des populations concernées à la définition des indicateurs.

Quels que soient les effets pervers identifiés et les critiques formulées, la gestion axée sur les résultats mesurés par des indicateurs quantitatifs continue de prévaloir. C’est la logique qui structure l’intervention des organisations internationales et de l’aide au développement. Pour la protection sociale, on a donc : objectif 1, cible 1.3 et indicateur 1.3.1.

C’est dans ce cadre que s’inscrit le projet pilote Savoir Santé Participation.

En guise de conclusion, je relèverai quelques points sur lesquels le projet pilote est en décalage manifeste avec l’approche et la logique d’intervention des organisations internationales.

Plutôt que de « ne laisser personne de côté » – l’impératif des ODD –, le projet donne la priorité aux plus pauvres et les considère – non comme des bénéficiaires – mais comme des acteurs à part entière du projet. Comme l’a bien résumé Gérard Bureau1, la démarche consiste à « englober tout le monde à partir de celui qui est le plus nécessiteux ».

Il ne s’agit pas d’importer, de transférer ou d’adapter un modèle conçu ailleurs, mais d’inventer avec les populations les plus pauvres des dispositifs s’appuyant sur les dynamiques et les capacités nationales.

La santé et l’accès aux soins ne sont pas conçus isolément, mais en lien et en interaction avec d’autres dimensions et droits fondamentaux : l’environnement, l’habitat, l’éducation, les conditions de vie…

1 Voir son article en p. 31 de ce dossier, https://www.revue-quartmonde.org/10853.

1 Voir son article en p. 31 de ce dossier, https://www.revue-quartmonde.org/10853.

Emmanuel Reynaud

Emmanuel Reynaud est sociologue, ancien haut fonctionnaire du Bureau international du Travail, où il a notamment été responsable des politiques et du développement de la sécurité sociale. Il est aujourd’hui membre de l’équipe locale et internationale d’ATD Quart Monde à Genève.

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