L’universalisation de la protection sociale : des promesses à la réalité

Olivier De Schutter

p. 35-38

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Olivier De Schutter, « L’universalisation de la protection sociale : des promesses à la réalité », Revue Quart Monde, 264 | 2022/4, 35-38.

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Olivier De Schutter, « L’universalisation de la protection sociale : des promesses à la réalité », Revue Quart Monde [En ligne], 264 | 2022/4, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 17 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10854

Toute personne a, en principe, le droit à la sécurité sociale. Mais des grands principes adoptés sur la scène internationale par les États et les partenaires sociaux à la mise en œuvre effective, il y a une marge énorme. Les pays à faible revenu et les personnes les plus pauvres sont les premières victimes de ce décalage. Quelles en sont les causes ? Quels systèmes et mécanismes seraient susceptibles d’y remédier ?

Le droit de toute personne à la sécurité sociale est un droit humain bénéficiant d’une forte reconnaissance en droit international. En outre, à la 101e session de la Conférence internationale1 du Travail, en 2012, les États et les partenaires sociaux ont adopté à l’unanimité la Recommandation n° 202 de l’OIT concernant les socles de protection sociale. Cette recommandation les engage à garantir à toute personne, tout au long de sa vie, une sécurité des revenus élémentaire et l’accès aux soins de santé de base. Au sein des Objectifs de développement durable, la cible 3 de l’objectif de développement durable n° 1 (élimination de la pauvreté) concerne la mise en place de systèmes nationaux de protection sociale tandis que la cible 8 de l’objectif n° 3 (bonne santé et bien-être) concerne la couverture sanitaire universelle.

Le défi de la mise en œuvre effective

Il subsiste cependant un écart frappant entre ces engagements et la réalité sur le terrain. 29 % de la population mondiale seulement bénéficie de l’ensemble des garanties mentionnées dans la Recommandation no 202 de l’OIT, soins de santé mis à part. La majorité de la population mondiale – 55 %, soit 4 milliards d’individus – vit sans aucune protection sociale, et 16 % de la population – soit 1,2 milliard de personnes – ne jouit que d’une protection partielle. Seuls 35 % des enfants, soit environ un sur trois, ont accès à une protection sociale sous forme d’allocations familiales leur permettant d’être pris en charge, de se nourrir et d’aller à l’école2.

Les causes de ce décalage sont multiples. Le manque de volonté politique est évident. Il s’explique en partie parce que les personnes en pauvreté sont faiblement représentées dans le système de décision3, un déficit de représentation qui s’accroît avec l’augmentation des inégalités4. Le poids de l’économie informelle, surtout dans les pays pauvres, prive largement de l’accès à la protection sociale les travailleurs et travailleuses qui y sont employés : cela concerne 60 % des travailleurs et travailleuses à l’échelle mondiale, soit 2 milliards d’individus, qui non seulement ne sont pas couverts par la protection sociale, mais qui en outre ne sont pas suffisamment pauvres pour bénéficier des mesures de transferts monétaires ciblant les plus déshérités : ils forment ce qu’on appelle le « milieu manquant » (missing middle)5. Dans beaucoup de pays en développement, les registres sociaux – coûteux à maintenir à jour – sont déficients : si à l’échelle mondiale, 73 % des enfants âgés de moins de 5 ans sont enregistrés à leur naissance, c’est le cas seulement de 46 % des enfants nés en Afrique subsaharienne6.

Un dernier obstacle est cependant que beaucoup de pays à faibles revenus ne disposent tout simplement pas de marges budgétaires suffisantes leur permettant d’investir dans la protection sociale ; et, fortement endettés, ils ne peuvent emprunter sur les marchés financiers que moyennant le respect strict de mesures d’ajustement macroéconomique qui les encouragent à réduire les dépenses d’investissement social, plutôt qu’à les augmenter.

Le rôle d’un Fonds mondial pour la protection sociale

C’est la raison pour laquelle plusieurs acteurs ont proposé la mise sur pied d’un fonds mondial pour la protection sociale : un nouveau mécanisme de financement international, permettant d’aider les pays pauvres à investir davantage dans la protection sociale. Le 19 juin 2021, la Conférence internationale du travail – l’organe suprême de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui rassemble les délégués des gouvernements, des employeurs et des travailleurs de ses pays membres – a demandé que l’Organisation travaille à la mise en place d’un tel mécanisme, « qui pourrait compléter et appuyer les efforts de mobilisation des ressources nationales, en vue de parvenir à l’instauration d’une protection sociale universelle »7.

Ce vote couronne près de dix années d’efforts. Mais c’est la crise actuelle qui a permis cette avancée. La pandémie de Covid-19 a fait basculer près de 115 millions de personnes supplémentaires dans l’extrême pauvreté, et elle a mis en lumière le manque de préparation des gouvernements. Les pays à faible revenu ont été particulièrement pris de court, notamment en raison de leur faible capacité à emprunter sur les marchés internationaux. En outre, l’économie de ces pays est généralement faiblement diversifiée, ce qui explique leur réticence à établir des socles de protection sociale durables et fondés sur les droits : en temps de crise, la demande de protection sociale augmente brutalement en même temps que les revenus de l’État chutent, et ils peuvent dès lors redouter que les mécanismes de protection sociale ne soient pas viables, du point de vue budgétaire, lorsque l’économie subit des chocs.

Un Fonds mondial pour la protection sociale permettrait d’octroyer des fonds supplémentaires aux pays à faible revenu afin de les accompagner dans la mise sur pied de socles de sécurité sociale au bénéfice de leurs populations8.

Le coût de cet investissement n’est pas exorbitant. Selon l’OIT, le déficit de financement des pays à faible revenu, dont la population totale est de 711 millions, s’élève à 79 milliards de dollars US par an, dont 41 milliards de dollars US pour l’accès à la santé9. Ce montant représente 15,9 % du PIB des pays à faibles revenus : c’est pour eux un fardeau impossible à assumer. Mais il ne correspond qu’à la moitié seulement du montant total de l’aide publique au développement (APD) versée par les pays de l’OCDE en 2020, ou à 0,13 % de leur revenu national brut.

En outre, la protection sociale n’est pas à considérer comme un coût, mais un investissement permettant de créer les conditions d’une croissance inclusive, et donc de mieux mobiliser les ressources nationales pour le financement des socles de protection sociale. D’abord – c’est l’argument keynésien classique –, la protection sociale joue un rôle stabilisateur en période de ralentissement économique car elle accroît les niveaux de consommation des ménages à faible revenu. La protection sociale renforce aussi la résilience des ménages, leur permettant de ne pas avoir à vendre leurs moyens de production en temps de crise et les protégeant du risque de tomber dans la misère à cause de dépenses de santé exorbitantes10. Les effets multiplicateurs de la protection sociale sont nombreux : elle encourage à investir dans l’éducation et améliore donc les perspectives d’emploi, profitant aux économies locales dans leur ensemble11. C’est pourquoi le pari que font l’OIT et d’autres acteurs qui appuient l’idée de la mise sur pied d’un tel mécanisme, est que le financement international doit venir en soutien de la mobilisation des ressources nationales, laquelle pourra progressivement s’accroître à mesure que les capacités locales se renforcent et que l’économie progresse, grâce à l’investissement social12.

Combattre le non-recours aux droits

Encore faut-il mettre en garde, en matière de protection sociale, contre une focalisation exclusive sur les garanties juridiques, c’est-à-dire les droits reconnus « sur papier ». Partout dans le monde, à des degrés variables, le phénomène du non-recours aux droits vide la protection sociale d’une partie de son efficacité13. Il implique que les prestations sociales ne bénéficieront parfois pas précisément aux personnes qui en ont le plus besoin : ce sont les ménages les plus précaires qui éprouvent le plus de difficultés à s’informer quant à leurs droits, à réunir la longue liste des certificats requis, ou à remplir des formulaires en ligne. Ce sont eux aussi qui peuvent craindre les services sociaux, par exemple parce qu’ils redoutent que l’enfant leur soit retiré par les services de protection de l’enfance, ou qui ont été traumatisés par des expériences d’humiliation et de discrimination subies par le passé. Il en résulte que la protection sociale est moins efficace à réduire la pauvreté et les inégalités.

La lutte contre le non-recours aux droits suppose de mettre en œuvre des programmes d’information ciblés visant les personnes les plus marginalisées. Elle exige de simplifier les procédures et accompagner les personnes ne pouvant effectuer des démarches en ligne. Elle implique surtout d’associer les personnes qui vivent dans la pauvreté à la conception, au contrôle et à l’évaluation des mesures qui leur sont destinées. Car elles connaissent mieux que personne les obstacles : c’est avec elles que nous pourrons les lever.

1 Voir, par exemple, la Déclaration universelle des droits de l’homme, art. 22, la Convention de 1952 de l’OIT concernant la sécurité sociale (norme

2 OIT, Rapport mondial sur la protection sociale 2017-2019 : Protection sociale universelle pour atteindre les objectifs de développement durable

3 M. Gilens, Affluence and Influence. Economic Inequality and Political Power in America, Princeton: Princeton University Press, 2012.

4 Wade Cole, “Poor and powerless: Economic and political inequality in cross-national perspective, 1981-2011”, International Sociology, 2018, p. 21-22

5 O. De Schutter, “Social protection must be extended to millions of excluded informal workers”, 7 juillet 2022, https://news.trust.org/item/

6 www.un.org/sustainabledevelopment/fr/peace-justice/

7 https://www.ilo.org/ilc/ILCSessions/109/reports/provisional-records/WCMS_804467/lang--fr/index.htm

8 Pour plus de détails, voir Rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, Fonds mondial pour la protection sociale : la

9 Déficits de financement de la protection sociale : estimations mondiales et stratégies à l’intention des pays en développement dans le contexte de

10 Laura Ralston, Colin Andrews, Allan Hsiao, The Impacts of Safety Nets in Africa: What Are We Learning?, Policy Research Working Paper; No. 8255.

11 FAO, The Economic Case for the Expansion of Social Protection Programmes, FAO: Rome, 2017.

12 Mira Bierbaum et Valérie Schmitt, Investing more in universal social protection: Filling the financing gap through domestic resource mobilization

13 Pour des développements sur cette question, voir Rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, Le non-recours aux droits dans

1 Voir, par exemple, la Déclaration universelle des droits de l’homme, art. 22, la Convention de 1952 de l’OIT concernant la sécurité sociale (norme minimum) (n° 102), le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, art. 9, la Convention relative aux droits de l’enfant, art. 26, et la Convention relative aux droits des personnes handicapées, art. 28.

2 OIT, Rapport mondial sur la protection sociale 2017-2019 : Protection sociale universelle pour atteindre les objectifs de développement durable, Genève, 2017, p. 31 à 37.

3 M. Gilens, Affluence and Influence. Economic Inequality and Political Power in America, Princeton: Princeton University Press, 2012.

4 Wade Cole, “Poor and powerless: Economic and political inequality in cross-national perspective, 1981-2011”, International Sociology, 2018, p. 21-22.

5 O. De Schutter, “Social protection must be extended to millions of excluded informal workers”, 7 juillet 2022, https://news.trust.org/item/20220707095239-mj732/

6 www.un.org/sustainabledevelopment/fr/peace-justice/

7 https://www.ilo.org/ilc/ILCSessions/109/reports/provisional-records/WCMS_804467/lang--fr/index.htm

8 Pour plus de détails, voir Rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, Fonds mondial pour la protection sociale : la solidarité internationale au service de l’élimination de la pauvreté, rapport présenté à la 47e session du Conseil des Droits de l’Homme (A/HRC/47/36) (22 avril 2021).

9 Déficits de financement de la protection sociale : estimations mondiales et stratégies à l’intention des pays en développement dans le contexte de la crise du COVID-19 et au-delà, 17 septembre 2020, https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---ed_protect/---soc_sec/documents/publication/wcms_755501.pdf.

10 Laura Ralston, Colin Andrews, Allan Hsiao, The Impacts of Safety Nets in Africa: What Are We Learning?, Policy Research Working Paper; No. 8255. World Bank, Washington, DC, 2017.

11 FAO, The Economic Case for the Expansion of Social Protection Programmes, FAO: Rome, 2017.

12 Mira Bierbaum et Valérie Schmitt, Investing more in universal social protection: Filling the financing gap through domestic resource mobilization and international support and coordination, ILO Working Paper 44, Geneva, ILO, 2022.

13 Pour des développements sur cette question, voir Rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, Le non-recours aux droits dans le cadre de la protection sociale, rapport présenté à la 50e session du Conseil des Droits de l’Homme, A/HRC/50/38, 19 avril 2022.

Olivier De Schutter

Olivier De Schutter est le Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté.

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