J’ai vu la pierre et le bois qui s’unissent

Wetengere Kitojo

p. 18-21

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Wetengere Kitojo, « “J’ai vu la pierre et le bois qui s’unissent” », Revue Quart Monde, 265 | 2023/1, 18-21.

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Wetengere Kitojo, « “J’ai vu la pierre et le bois qui s’unissent” », Revue Quart Monde [En ligne], 265 | 2023/1, mis en ligne le 01 septembre 2023, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10954

Suite à la recherche Les dimensions cachées de la pauvreté par le Croisement des savoirs (ATD Quart Monde, 2016-2019), Jean Toussaint et Bruno Tardieu sont retournés vers les équipes de recherche des six pays concernés pour apprendre avec elles ce que le Mouvement pourrait retenir de cet immense effort plein de défis et d’inventions.
L’article qui suit est tiré de ce travail, en particulier à travers deux entretiens, celui du professeur Wetengere Kitojo fait par Bruno Tardieu et celui de la volontaire permanente Alexie Gasengayire, fait par Jean Toussaint, tous deux membres de l’équipe de Recherche sur les dimensions de la pauvreté en Tanzanie.
L’entretien avec le professeur Kitoyo a eu lieu lors un séminaire à l’Université de Tangaza, Kenya, sur la participation des personnes en situation de pauvreté en tant que « co-chercheurs ».

D’après le professeur Kitoyo, il y a eu des débats au début du projet pour savoir si les personnes en situation de pauvreté devaient être incluses dans le travail d’analyse des données collectées1. Il y avait beaucoup de réticence de la part des universitaires qui pensaient que ces personnes avaient fait leur part et voyaient là une tâche leur incombant, à eux chercheurs.

Le débat a vraiment commencé quand il s’est agi d’interpréter les données récoltées.

Les personnes en situation de pauvreté ont posé des questions très pertinentes sur le pourquoi et le comment de la conceptualisation des données.

Elles ont demandé : « D’où viennent ces données ?... Elles viennent de nous ! Alors nous, nous savons ce que cela représente et nous devons participer aux décisions du sens à leur donner ». Elles ont argumenté avec rationalité et ténacité pour soutenir leurs idées jusqu’à la fin.

Le professeur Kitojo a évoqué ce qui l’avait convaincu d’inclure les personnes en situation de pauvreté dans l’interprétation des données. Ce qui a permis aux universitaires de comprendre mieux les personnes concernées,

« c’est de voir la pertinence des interprétations apportées par ces personnes. Et de voir que dans les échanges en croisement des savoirs, elles tenaient très fortement à des points qui s’avéraient très importants et que nous, universitaires, n’aurions pas vus ».

« Mais comment des universitaires peuvent-ils travailler en étroite collaboration avec des personnes en situation de pauvreté ? Cela peut sembler impossible : c’est comme la pierre et le bois qui s’unissent… Mais au bout d’un certain temps, nous pouvions sentir qu’il y avait une unité, pas de mépris, nous étions ensemble. J’ai vu cela se produire. Cette unité en tant qu’équipe nationale était incroyable ».

« Le professeur a raison » / une méthodologie nouvelle

Après cette prise de conscience, le professeur Kitojo a réfléchi et fait réfléchir les autres universitaires sur leur posture dans le travail. Si l’universitaire parle en premier, les personnes en situation de pauvreté vont dire qu’ils sont tout à fait d’accord avec le professeur. Ils ont donc veillé à ne plus parler les premiers.

Le chercheur doit adopter les postures qui permettront à ces personnes d’exprimer leurs connaissances, comme d’éviter les noms de « Docteur », ou « Professeur » pour que les gens se sentent « co-chercheurs », « co-créateurs » de connaissances. C’est ce que W. Kitojo appelle de « l’autonomisation de haut niveau » ; des personnes qui sont considérées comme ignorantes sont amenées par la méthode de croisement des savoirs au niveau d’un professeur. C’est la mission des universitaires de permettre aux personnes d’apporter leurs connaissances, en opposition avec le rôle de l’universitaire qui impose son savoir à tous. Au cours de la recherche, ils ont été confrontés à des universitaires qui se montraient méprisants, par exemple qui utilisaient la langue anglaise (peu parlée par les plus démunis), mais ils ont fait front comme équipe – chercheurs et personnes qui n’étaient jamais allées à l’école – et c’est une expérience que W. Kitojo n’oubliera pas.

Trouver la juste attitude n’est pourtant pas toujours facile, car s’il faut écouter la parole de chacun, il faut aussi pouvoir s’opposer aux personnes en situation de pauvreté et ce, afin qu’elles défendent leur point de vue, l’étayent par des exemples.

« Ce qui est impressionnant, c’est que l’on peut discuter avec elles comme avec des collègues universitaires. Le plus important c’est de créer une atmosphère de respect, de confiance et d’égalité. L’égalité existe bien dans le cadre du projet de croisement des savoirs car toutes les connaissances sont les mêmes, quelle que soit leur origine ».

Permettre aux personnes non universitaires de participer à toutes les étapes d’une recherche demande d’inventer une nouvelle méthode pour travailler ensemble. W. Kitojo dit :

« Quand nous rencontrions des personnes vivant dans la pauvreté, nous devions nous abaisser comme si nous ne connaissions rien, nous devenions égaux aux personnes vivant dans la pauvreté, qui sont considérées par beaucoup de gens et par elles-mêmes comme ne sachant rien. Elles disaient ce qu’elles savaient de la pauvreté et nous, universitaires, nous disions ce que nos études montraient. De cette manière nous contribuons tous deux à la connaissance et sommes donc considérés comme égaux ».

L’élaboration d’un savoir inédit sur la pauvreté

W. Kitoyo : « Quand nous avons commencé à interpréter les données concernant les dimensions de la pauvreté, nous avons cherché à savoir quelles dimensions apparaissent comme principales causes de la pauvreté, mais aussi celles qui sont les plus intolérables et également celles auxquelles il faut s’attaquer en premier ».

Par exemple, la maladie ou les effets psychologiques ne sont pas seules causes de la pauvreté mais elles sont les plus intolérables. De même, ce qui peut-être la cause principale de la pauvreté n’est pas nécessairement ce qui est le plus intolérable. Quand il s’agit de classer ce qui doit être abordé en premier, les personnes en situation de pauvreté ont nommé « l’éducation » et leur argument est qu’avec une bonne éducation les autres aspects seront également abordés. Ceci met en évidence la compréhension basée sur leur situation que les personnes ont de la pauvreté et de sa complexité.
Toutes les dimensions ne sont pas égales et elles diffèrent en termes d’impact sur leur vie. Cela est peut-être douloureux pour les personnes pauvres de devoir faire ces choix, cela permet de bâtir une connaissance éprouvée.

Les personnes en situation de pauvreté manifestent leurs émotions parfois en pleurant quand les faits évoqués les touchent de très près.

« Quand les personnes parlaient, l’émotion qu’elles montraient s’avérait un signe que ce qu’ils cherchaient à dire était réel, et n’était pas une réflexion en l’air. Et cela apportait beaucoup de valeur au processus de croisement des savoirs. C’est un critère d’authenticité et de validité de la connaissance produite. Beaucoup de recherches produites par l’université n’ont pas cette qualité parce qu’elles ne s’appuient pas sur l’expérience. L’émotion est la preuve de cette vérité ».

Par exemple, a-t-il dit, une des dimensions mise en avant est dite en Swahili par le mot « amani ». On peut le traduire par le mot paix, au sens de paix intérieure, qui serait le contraire de l’inquiétude permanente, l’insécurité intérieure. Par exemple, quand on a économisé, cuisiné et qu’on vend la nourriture, on est tout le temps sur le qui-vive qu’un policier vienne et renverse la gamelle, ou qu’un client prenne la nourriture et qu’on soit chassé avant qu’il n’ait eu le temps de payer. Cette insécurité intérieure permanente, aucun universitaire ne l’avait jamais vue.

Un autre exemple mentionné par le W. Kitojo vient d’Alexie Gasengayire, volontaire permanente, qui a également co-dirigé la recherche :

« Il y avait une grande discussion, on parlait de l’éducation et de la culture. Les universitaires et les professionnels disaient que la culture devait être une caractéristique de la dimension de l’éducation. Mais les personnes qui ont une expérience de la pauvreté disaient que la culture doit être une dimension à part. Parce que sans la culture, l’enfant devient une personne qui ne sait pas comment se conduire dans la société et qui ne sait pas être polie au niveau professionnel.
C’est un militant qui a tranché. Il a donné un exemple pour dire que dans sa culture, on apprend à manger toujours ensemble. Jamais un enfant n’ira ouvrir la marmite si la maman n’est pas là. C’est considéré comme “déshabiller” la maman, puisqu’elle a préparé le repas. Ça donne un respect total à la maman. C’est elle qui donne à manger aux enfants. Ils disaient que la culture est très importante, parce que si on ne la transmet pas, les enfants grandissent n’importe comment. Avec cet exemple, il a montré comment les valeurs culturelles sont en soi une dimension. Ça m’a beaucoup impressionnée de voir que la parole de militants avait plus de poids et pouvait permettre de changer la compréhension des universitaires et des professionnels ».

Une pratique nouvelle

Wetengere Kitoyo précise que nous devons montrer que le croisement des savoirs en recherche ne consiste pas à organiser des groupes de discussions pour les hommes, les femmes, les ruraux, etc., pour qu’ensuite les chercheurs se chargent des analyses, mais que c’est une pratique nouvelle, où l’analyse se fait ensemble.

1 Pour plus d’informations sur cette recherche, voir la Revue Quart Monde N° 258, « Dévoiler les dimensions cachées de la pauvreté », 2021/2. À

1 Pour plus d’informations sur cette recherche, voir la Revue Quart Monde N° 258, « Dévoiler les dimensions cachées de la pauvreté », 2021/2. À retrouver sur le site : https://www.revue-quartmonde.org/10299

Wetengere Kitojo

Le professeur Wetengere Kitojo est Vice-chancelier adjoint - Affaires académiques, à l’Université d’Arusha (UoA), au Kenya.

CC BY-NC-ND