L’art à la portée de tous les publics

Manon Potvin

p. 4-8

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Manon Potvin, « L’art à la portée de tous les publics », Revue Quart Monde, 266 | 2023/2, 4-8.

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Manon Potvin, « L’art à la portée de tous les publics », Revue Quart Monde [En ligne], 266 | 2023/2, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11030

L’auteure fait part d’une démarche créative et innovante avec les participants à l’Université populaire Quart Monde de l’Ile de France.

J’essaie toujours d’éviter un piège : celui qui consiste à réduire les arts plastiques à la mission politique d’illustrer une thèse, fut-elle légitime et généreuse. À mon avis, l’œuvre d’art se suffit à elle-même dans le sens où c’est au spectateur de lui donner son sens, à partir de sa propre sensibilité et de sa propre situation.

« Mon petit musée »

Lors des séances de l’Université populaire Quart Monde, où un thème est débattu entre personnes issues du monde des « pauvres », les militants, et d’autres personnes n’ayant pas cette expérience directe de la pauvreté mais ayant peut-être un contact plus régulier avec les œuvres d’art, je propose d’élargir le champ des échanges entre tous les participants en montrant quatre à cinq œuvres d’art en relation avec la thématique abordée lors des séances plénières. Nous intitulons ces quelques minutes « Mon petit Musée » : un moment bref d’environ dix minutes où sont projetées quelques œuvres d’art (peintures, sculptures, etc.).

Les participants sont invités alors à observer et à commenter les œuvres que je présente et à y greffer leurs propres observations, questions ou commentaires. Nous faisons feu de tout bois car il n’y a pas de réflexions rejetées. Chacun sait qu’il peut s’aventurer dans un commentaire sans que celui-ci soit jugé bon ou mauvais. Cette méthode facilite le dialogue et l’écoute pour y ajouter, si nécessaire, quelques précisions d’ordre historique adaptées à un public spécifique.

Ainsi, les militants de l’Université populaire Quart Monde pensent et s’expriment selon leurs propres connaissances et leur propre sensibilité. Ils apprennent à mieux voir. Ils réalisent qu’ils ont le « droit » de juger une œuvre d’art selon leurs propres critères.

Expérimenter les processus de création : jouer une scène de genre

Une fois par an, nous organisons une Université populaire créative avec environ soixante personnes. L’objectif de cette séance plénière est de placer les participants au cœur de la création en leur faisant expérimenter réellement une démarche artistique. Ils apprennent, de manière concrète, à lire une image, voire à dessiner une idée, à s’exprimer devant une œuvre d’art, à écouter les points de vue des autres, à faire des choix collectifs. L’idée principale est de leur faire expérimenter les processus de création mis en œuvre par les artistes d’hier ou d’aujourd’hui pour mieux comprendre et apprécier les œuvres d’art.

Pour notre séance créative de janvier dernier, nous avions choisi comme thème : Jouer une scène de genre. Ce thème nous a servi de point d’ancrage collectif et a permis à chacun de s’exprimer d’abord individuellement, puis d’écouter les points de vue des autres pour construire collectivement une idée axée sur les scènes de genre. 

Pour cela nous avons fait un énorme travail de préparation et de sensibilisation avec les militants. Ceux-ci ont travaillé en petits groupes en amont avec leur animateur pour « analyser » une œuvre d’art (reproduite en couleur au format A3). Ils ont été invités à s’exprimer selon leur propre sensibilité : décrire ce qu’ils ont vu dans un tableau. Ainsi apprendre à percevoir d’autres critères d’analyse d’une œuvre d’art : les différents plans, l’angle de vue, le cadrage, l’éclairage et la mise en scène en général.

Lors de la séance plénière, chaque groupe, avec les moyens du bord, a présenté une courte saynète ou un texte. Cette étape a permis de briser la glace et de créer une ambiance joyeuse et décontractée. Le but était de faire deviner aux autres le tableau sur lequel il avait travaillé préalablement, puis chacun de nous a dit ce qui l’avait frappé dans cette œuvre.

Ensuite nous avons lu à haute voix un texte écrit par Charles Baudelaire présentant une « commande » d’un paysan à un peintre : « Il y avait un paysan allemand qui vint trouver un peintre et qui lui dit : “Monsieur le peintre, je veux que vous fassiez mon portrait. Vous me représenterez assis à l’entrée de ma ferme, dans le grand fauteuil qui me vient de mon père. À côté de moi, vous peindrez ma femme avec sa quenouille ; derrière nous, allant et venant, mes filles qui préparent notre souper en famille. Par la grande avenue à gauche débouchent ceux de mes fils qui reviennent des champs, après avoir ramené les bœufs à l’étable ; d’autres, avec mes petits-fils, font rentrer les charrettes remplies de foin. Pendant que je contemple ce spectacle, n’oubliez pas, je vous prie, les bouffées de ma pipe qui sont nuancées par le soleil couchant. Je veux aussi qu’on entende le son de l’Angélus qui sonne au clocher voisin. C’est là que nous nous sommes tous mariés, les pères et les fils. Il est important que vous peigniez l’air de satisfaction dont je jouis à cet instant de la journée, en contemplant à la fois ma famille et ma richesse augmentée du labeur d’une journée !” »1.

Après l’écoute de ce très beau texte, chaque groupe a essayé d’imaginer et écrire une commande d’une scène de genre à peindre ou à photographier sur un thème proposé par eux : Le repas de famille, La Fête des voisins, Vivons ensemble, Rendez-vous administratif, Le mal-logement…, etc.

Dans un deuxième temps, ces commandes ont été jouées : les membres du groupe se sont mis en scène et une photographie a été prise. Chaque groupe a analysé sa photo et on a entendu des gens qui ont dit : « Est-ce qu’il y a assez de lumière ? Est-ce qu’on voit tout le monde ? Est-ce qu’il n’y a rien qui gêne ? Qui va se mettre au premier plan, au deuxième plan, derrière ? On se montre de profil ou de face ? »  Si nécessaire, une deuxième photographie a été prise pour améliorer certains critères jugés insatisfaisants par eux. À la fin de la séance, la photographie de chaque groupe a été projetée sur grand écran et présentée à tous.

Se confronter aux œuvres originales exposées au musée du Louvre

Après ce travail conséquent de préparation en petits groupes, puis avec tous les groupes présents en plénière, nous avons eu la chance d’aller nous confronter aux œuvres originales exposées au Louvre.

Pour cela, nous avons réservé deux visites-conférences dans les salles des Peintures françaises où sont exposés les tableaux de Le Nain, Jean Michelin, La Tour.

Les militants déjà sensibilisés ont pu s’exprimer et différencier une reproduction d’avec les œuvres originales (format, couleurs, cadrage, matière…). Pour mieux voir les originaux, nous les avons comparés avec les photocopies sur lesquelles ils avaient travaillé avant de venir au musée. Ils ont commenté les œuvres avec une conférencière accueillante et très à l’écoute des observations énoncées par les militants.

Cette visite au Louvre a été un cadeau pour moi. Voir les militants découvrir quatre œuvres originales du Louvre ! Les voir participer et analyser les tableaux sans inhibition et sans même s’en rendre compte !

La conférencière RMN2 affectée au Louvre, a été exceptionnelle dans sa façon de les relancer et d’écouter leurs observations. Elle a su rebondir et ajouter des informations historiques complémentaires accessibles à tous.

Même ceux qui étaient épuisés au bout d’une heure sont restés sur place et attentifs jusqu’au bout, car ils savaient que c’était un moment particulier et un lieu privilégié. Une participante s’est assise sur la chaise d’un gardien et a consulté son téléphone alors que sa fille était totalement impliquée dans l’observation des œuvres. Un jour ou l’autre cela rejaillira probablement sur elle. Bref c’était un moment magique où chacun a été porté par la beauté des œuvres, par le cadre du Louvre, et par le talent à partager de notre conférencière Geneviève Ashton.

L’essentiel pour moi est de garder mon cap : faire le maximum pour hisser les militants à hauteur de l’art, quels que soient leur condition et leurs acquis, leur donner confiance pour qu’ils s’autorisent à s’exprimer, voire à commenter une œuvre d’art.

J’insiste sur la dimension humaine de cette démarche : l’aspect affectif de la situation dans laquelle le public se confronte avec moi à des œuvres d’art plastique est primordial et essentiel. La confrontation à l’art devient un terrain d’échanges entre des personnes totalement égales en dignité. Ces échanges sont à la fois personnels, intellectuels et affectifs. Ils m’enrichissent, moi, autant que les autres participants.

Lors de la visite des œuvres au Louvre - 18/03/2023

Lors de la visite des œuvres au Louvre - 18/03/2023

© Carmen Martos/ ATD Quart Monde

Université populaire Quart Monde - 21/01/2023

Université populaire Quart Monde - 21/01/2023

© Carmen Martos/ ATD Quart Monde

Une commande réalisée par un groupe de participants à l’Université populaire du 21/01/2023 : Abel, Audrey, François, Malika, Mamadou, Marie-Françoise, Océane et Sonia.

Une commande réalisée par un groupe de participants à l’Université populaire du 21/01/2023 : Abel, Audrey, François, Malika, Mamadou, Marie-Françoise, Océane et Sonia.

1 In Œuvres complètes, Éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1976, t. II, p. 613.

2 Conférencière de la Réunion des Musées Nationaux.

1 In Œuvres complètes, Éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1976, t. II, p. 613.

2 Conférencière de la Réunion des Musées Nationaux.

Lors de la visite des œuvres au Louvre - 18/03/2023

Lors de la visite des œuvres au Louvre - 18/03/2023

© Carmen Martos/ ATD Quart Monde

Université populaire Quart Monde - 21/01/2023

Université populaire Quart Monde - 21/01/2023

© Carmen Martos/ ATD Quart Monde

Une commande réalisée par un groupe de participants à l’Université populaire du 21/01/2023 : Abel, Audrey, François, Malika, Mamadou, Marie-Françoise, Océane et Sonia.

Une commande réalisée par un groupe de participants à l’Université populaire du 21/01/2023 : Abel, Audrey, François, Malika, Mamadou, Marie-Françoise, Océane et Sonia.

Manon Potvin

Originaire du Québec, diplômée de l’École des Beaux-arts de Montréal, Manon Potvin a une longue et riche expérience de la pédagogie et de l’aide aux enseignants et animateurs pour faire partager l’amour de l’art avec des élèves, des publics divers. Elle a été Chef de service des ateliers pédagogiques et des visites-conférences au Louvre pendant 26 ans.

CC BY-NC-ND