Interview croisée

Camille de Monge et Bénédicte De Muylder

p. 8-11

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Camille de Monge et Bénédicte De Muylder, « Interview croisée », Revue Quart Monde, 269 | 2024/1, 8-11.

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Camille de Monge et Bénédicte De Muylder, « Interview croisée », Revue Quart Monde [En ligne], 269 | 2024/1, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 28 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11287

Deux jeunes volontaires belges s’interrogent mutuellement sur leurs convictions et leur parcours d’engagement avec ATD Quart Monde.

Béné : Comment ça a démarré pour toi ATD ?

Cam : Après mes études, je cherchais un travail où m’investir pour lutter contre les inégalités. J’ai connu le Mouvement grâce à ta famille en 2010, c’est ton frère qui m’en a parlé.

Béné : J’ai toujours baigné dans un bain familial d’ATD sans savoir bien ce que c’était, la force de ce Mouvement [rires] ! À la fin de mes études de sociologie, j’ai fait un stage à ATD qui m’a bien plu. J’ai donc tenté l’année de découverte du volontariat avec une mission de présence à Noisy-le-Grand1. Cette première expérience était forte et je pense que je n’étais pas tout à fait prête… Du coup je suis retournée à Bruxelles pour un job plus classique dans les quartiers de logements sociaux. Tu as aussi bossé dans ce genre de boulot…

Cam : Oui à l’époque, je travaillais dans un quartier de logements sociaux à Forest2 et en parallèle, j’étais alliée. Dans mon boulot, j’étais fort en lien avec les habitant·e·s du quartier avec qui on mettait en place des projets collectifs. Ça m’a passionnée ! Cependant, je ne m’y retrouvais pas totalement dans la posture professionnelle. Quelque chose m’empêchait d’être moi-même et créait une distance avec les gens.

Béné : Je vois tout à fait ce que tu veux dire avec cette posture professionnelle vis-à-vis des « bénéficiaires ». Ce qui me déplaisait aussi dans ce boulot-là, c’est qu’il fallait que les projets marchent. Donc on travaillait avec les plus dynamiques, et les plus pauvres, on n’allait pas vers eux, ça prenait trop de temps, ce n’était pas assez « rentable ».

Cam : Oui et il y a beaucoup de préjugés sur des personnes très pauvres qui sont considérées comme des « cas sociaux », même souvent par les travailleurs sociaux. Moi-même, je les comprenais mal, je les jugeais et je ne parvenais pas à les associer à nos projets. Mais pendant un temps, nous avons développé une bibliothèque de rue avec ATD dans ce quartier et je discutais régulièrement avec Bernadette, une volontaire permanente avec qui on développait cette action. À travers les analyses d’ATD qu’elle me partageait et en observant sa manière d’être en relation avec les personnes, j’ai vraiment changé mon regard sur plusieurs familles. J’ai vu tous leurs gestes de résistance, invisibles à mes yeux jusqu’alors. À partir de là, j’ai pu me mettre en route avec certaines personnes parmi les plus exclues.

Béné : C’est ce qui m’a séduite à ATD : cette grande proximité avec les personnes qui galèrent. Être proche, pas juste pour papoter autour d’un café, mais parce qu’on est persuadé que la confiance mutuelle qui se construit progressivement permet aux personnes en situation de pauvreté d’oser partager ce qu’elles vivent et ce qu’elles savent. Et grâce à cela, de construire ensemble une analyse de la société.

Après ce travail dans les logements sociaux, j’ai bossé sur une recherche-action à l’université. Mais j’ai eu du mal avec la posture de chercheuse censée être neutre. Je voulais retrouver un engagement qui fasse sens pour moi, c’est donc tout naturellement que je suis retournée vers le volontariat en 2020. Au fond de moi, ma première expérience de présence à Noisy (2013) ne m’avait jamais vraiment quittée… Et donc j’ai retenté l’aventure avec enthousiasme tout en ayant quand même des questionnements sur le volontariat. Toi, tu y étais depuis quelques années et les discussions qu’on a eues ensemble m’ont vraiment aidée à prendre cette décision ! Et pour toi choisir le volontariat, ça t’a semblé une évidence ?

Cam : Non, j’ai mis beaucoup de temps avant de rejoindre le volontariat parce que c’est un engagement assez radical et je me demandais si j’en étais capable. Après quatre ans dans les logements sociaux, j’ai fait une année sabbatique pour m’impliquer pas mal à ATD et faire un choix pour la suite. Et le volontariat a été… irrésistible ! Je me sentais vraiment au meilleur endroit pour faire bouger la société ! Je me suis lancée fin 2016. Le volontariat pour moi, c’est comme un laboratoire où on expérimente une société plus juste, plus égalitaire. C’est pour moi une chance unique de faire du « militantisme à temps plein », sans travailler à côté.

Béné : Exactement. Ce « militantisme à temps plein » c’est faire de son boulot un engagement. Mais pas seulement ton boulot : c’est l’ensemble de ta vie qui est prise dans cet engagement ! J’aime la cohérence qu’apporte le volontariat dans ma vie : il n’y a pas de frontière entre la vie privée et professionnelle parce que cela forme un tout harmonieux. Par exemple quand il y a des festivités gratuites à Charleroi, j’en parle aux militant·e·s pour y aller ensemble. C’est pas du travail, c’est juste de la détente où tu emmènes avec toi celles et ceux qui galèrent. Et puis ils et elles me font découvrir plein d’autres facettes de la Ville. Comme le disait Joseph Wresinski : « Tout est né d’une vie partagée, jamais d’une théorie » ; j’y crois fermement ! Et quand je parle de vie partagée, ce n’est pas uniquement avec les personnes en situation de pauvreté mais aussi avec les autres volontaires.

Cam : D’ailleurs, notre relation illustre bien l’importance de l’amitié au sein du volontariat. Je me rappelle d’une chouette période lors de ton retour dans le volontariat : j’étais enceinte et bientôt en congé de maternité. Et j’allais partir ensuite en mission à l’étranger. Nous avons eu la chance de travailler ensemble les semaines avant mon départ puisque de ton côté, tu reprenais ma mission à l’Université populaire, toi aussi enceinte de quelques mois ! Je garde un très bon souvenir de tout ce qu’on a partagé à ce moment comme volontaires et comme futures mamans. Nous avons des discussions et réflexions franches qui nourrissent nos engagements respectifs.

Béné : C’est bien vrai ! Ces amitiés soutiennent l’engagement ! Parce que parfois c’est dur d’être confrontée à tout ce que détruit la pauvreté, toutes les injustices vécues par les plus pauvres,… Avoir des ami·e·s volontaires qui connaissent aussi cette réalité, qui partagent les doutes, les moments de (dés)espoir c’est essentiel !

Cam : C’est quoi tes doutes pour le moment ?

Béné : Bonne question ! Je dirais que paradoxalement mes doutes portent sur ce qui m’a tentée dans le volontariat : faire un choix radical. Déménager dans un quartier pauvre, ça a impliqué pas mal de renoncements par rapport à notre vie « bobo écolo » bruxelloise : se déplacer à vélo ou en transport, acheter bio/vrac, vivre dans des quartiers « verts »… Tu quittes tout ça pour la grisaille, la saleté, la drogue, les squats… Pour moi ça a un sens parce que je veux comprendre ce que c’est de vivre ici, mais tu entraînes ta famille là-dedans. Et je sais que pour mon compagnon ce n’est pas facile d’habiter dans ce quartier ! Lui aussi il est pris dans cet engagement ; comme il dit, il est « volontaire involontaire ». Mais pour moi c’est indispensable qu’il soit là, que je partage avec lui ce que je vis, et aussi pour me permettre de décompresser…

Cam : J’ai les mêmes questionnements vis-à-vis de mon couple et j’aime beaucoup l’expression de Ben, « volontaire involontaire » (rire) ! En entrant dans le volontariat, j’avais cet idéal d’un engagement à deux. Puis j’ai rencontré mon copain qui travaille dans l’environnement. Après la naissance de notre fille, il y a trois ans, nous sommes partis avec ATD au Canada. En arrivant dans le volontariat, cette idée de vivre à l’étranger plusieurs années ne me parlait pas trop. Petit à petit, au fil de rencontres avec des volontaires qui avaient pas mal bourlingué, j’ai vraiment compris l’intérêt de cette dimension internationale. L’envie de partir est devenue de plus en plus forte. Je voulais me décaler, m’éloigner de mon réseau pour me sentir bousculée et faire un pas en plus dans mon engagement ! Voilà pourquoi nous nous sommes retrouvés au Québec avec mon compagnon qui a bien voulu me suivre dans l’aventure ! Cependant, on s’est vite rendu compte que ce n’était pas un bon timing pour lui, notamment au niveau professionnel. Nous avons décidé de revenir plus tôt que prévu, après un an et demi. Même si l’expérience a été riche sur beaucoup d’aspects, ça a été dur pour notre famille et ça nous a pris près d’un an pour retomber sur nos pattes ! Cette question de la disponibilité géographique pour les volontaires n’est pas simple aujourd’hui. Et plus globalement, je me demande comment être disponible pleinement en tant que volontaire, tout en étant aussi présente pour ma famille et mes ami·e·s quand ces lieux ne se recoupent pas totalement. Toi, malgré tes doutes, qu’est-ce qui te fait rester dans le volontariat aujourd’hui ?

Béné : Actuellement c’est ma mission de présence qui me passionne le plus car j’ai l’impression d’apprendre beaucoup sur la pauvreté. Avant, j’avais une connaissance « statistique » car dans les médias on l’évoque sous l’angle du manque matériel mais on ne dit pas tout ce que ça détruit à l’intérieur. Par exemple cette jeune d’à peine vingt ans qui me dit : « J’ai pas eu une belle vie ! Quand j’étais gosse j’imaginais qu’à vingt ans j’aurais un job, une voiture,… Mais là c’est quoi ma vie ? CPAS3 et dettes… » C’est dur d’entendre ça, d’autant plus qu’il y a dix ans, quand j’avais leur âge, j’étais tellement loin de leur vie : dans la guindaille4 et l’unif… Au-delà de ce que j’apprends intellectuellement, je trouvais ça aussi tellement enrichissant au niveau humain. En vivant dans ce quartier, forcément ça te rapproche des gens qui galèrent, il y a cette proximité (géographique et émotionnelle) qui fait que tu partages des moments forts. Par exemple, j’habite à une centaine de mètres d’une jeune avec qui j’ai vécu des trucs de dingue, j’étais là quand sa mère est morte, je l’ai conduite à l’hôpital pour son accouchement, tu vois, tout ça, je l’ai vécu avec elle ; on a ri, pleuré, dansé ensemble. On n’est pas dans une relation professionnelle, on est plus dans une relation d’amitié. Et toi qu’est-ce qui te donne envie de continuer le volontariat ?

Cam : Si je suis toujours très motivée par le volontariat, c’est parce que je suis convaincue que les personnes qui vivent dans la pauvreté doivent participer aux dynamiques de changement. Sans ça, on peut créer des super projets alternatifs, anticapitalistes, écolos, tout ce que tu veux, mais alors sans sortir des logiques de pouvoir qui écrasent, qui excluent ! On crée un nouvel entre-soi… Souvent, dans des mouvements citoyens, on veut être efficace donc on vise ceux et celles qui savent déjà s’organiser, la classe moyenne par exemple, pas les plus pauvres. Et on se dit que les autres suivront et bénéficieront des changements. Mais en mettant de côté ceux et celles qu’on croit les plus fragiles, en les considérant comme inutiles dans la lutte, on met aussi de côté les injustices les plus grandes, les pires situations, or ça force le radicalisme et l’engagement ! En tant que volontaires, on accompagne des personnes qui ont été détruites par la violence de la pauvreté, et on accepte d’être profondément touchés par cela. Et lorsqu’elles parviennent à se relever, à s’engager avec d’autres, leur force est un moteur de mobilisation incroyable.

1 Le Centre de promotion familiale d’ATD Quart Monde à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis, France) accompagne une trentaine de familles jusqu’alors

2 L’une des 19 communes de Bruxelles-Capitale.

3 Le CPAS, ou Centre public d’action sociale, assure dans chaque commune ou ville de Belgique la prestation d’un certain nombre de services sociaux et

4 « Guindaille » : belgicisme utilisé pour désigner diverses activités festives estudiantines, en général avec forte consommation de bière.

1 Le Centre de promotion familiale d’ATD Quart Monde à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis, France) accompagne une trentaine de familles jusqu’alors sans logement stable et dont la vie a souvent été marquée par des ruptures. Là, ces familles doivent pouvoir construire, à partir de la sécurité du logement, les moyens de retrouver une vie familiale et une vie sociale. Une équipe pluridisciplinaire constituée de volontaires permanents d’ATD Quart Monde et de travailleurs sociaux accompagne les familles à partir de leur projet.

2 L’une des 19 communes de Bruxelles-Capitale.

3 Le CPAS, ou Centre public d’action sociale, assure dans chaque commune ou ville de Belgique la prestation d’un certain nombre de services sociaux et veille au bien-être de chaque citoyen.

4 « Guindaille » : belgicisme utilisé pour désigner diverses activités festives estudiantines, en général avec forte consommation de bière.

Camille de Monge

Camille de Monge est engagée comme volontaire permanente depuis 2016. Elle est actuellement au pôle accueil et formation pour les personnes en découverte du volontariat en Belgique.

Bénédicte De Muylder

Bénédicte De Muylder est depuis trois ans en mission de présence à Charleroi et fait partie de l’équipe d’animation de l’Université populaire Quart Monde belge.

CC BY-NC-ND