L’égalité dans l’engagement auprès des plus pauvres

Maya Aoun

p. 24-28

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Maya Aoun, « L’égalité dans l’engagement auprès des plus pauvres », Revue Quart Monde, 269 | 2024/1, 24-28.

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Maya Aoun, « L’égalité dans l’engagement auprès des plus pauvres », Revue Quart Monde [En ligne], 269 | 2024/1, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 28 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11296

Liban, France, Canada : selon que les volontaires sont originaires de l’un ou l’autre pays, ont-ils la même liberté pour s’engager dans un Mouvement international ? Au fil de ses différentes missions, la pauvreté dans son propre pays continue à préoccuper l’auteure.

Révision et correction du texte en français par Christine Jutras-Tarakdjian.

En 2010, c’était le premier camp de vacances d’été pour moi avec les familles de Beitouna1. Ce camp a été le point de départ d’importants changements dans ma vie, en commençant par l’évolution des idées que j’avais entretenues jusqu’à cette date.

À ce moment, mon chemin de vie m’a amenée à changer ma compréhension par rapport à la façon d’offrir mon aide et mes actes de charité. J’ai découvert la meilleure manière d’agir en cheminant avec les familles et les personnes en situation de pauvreté. Cet état d’esprit m’a permis de mieux connaître ces personnes. Cela a modifié la perception que j’avais d’elles. J’ai réalisé qu’elles ne sont pas uniquement des personnes dans le besoin, mais qu’elles ont une vie et un rôle important dans la société : elles réfléchissent, elles ont des idées, des talents, des droits et des devoirs.

Quand j’ai participé à ce camp, c’était pour aider à la cuisine. J’étais responsable des produits alimentaires et de la confection des mets. Je pensais que j’étais là pour donner parce que ces personnes étaient dans le besoin. Cependant, la position de sœur Thérèse2, la responsable de l’époque, était totalement différente. « Il ne faut pas donner tout ce que les gens demandent. Au contraire il faut les accompagner et leur fournir les outils nécessaires pour qu’ils puissent gérer eux-mêmes leur vie. » J’ai appris d’elle que « tous les humains sont égaux dans la dignité, peu importe leurs conditions de vie » et que « toute personne qui offre un acte de charité n’a pas le droit de se sentir supérieure à la personne qui vit dans la misère. »

« J’ai beaucoup appris à Beitouna au Liban… »

En 2017, j’ai pris le relais de Sœur Thérèse au centre Beitouna. J’ai vécu pendant cinq ans avec les familles qui avaient marqué ma vie en 2010. Tout au long de ces années, j’ai côtoyé des familles en situation de pauvreté : des familles que je connaissais déjà et des nouvelles. J’ai beaucoup appris d’elles, de leurs vies et de leur quotidien. Elles m’ont appris ce que signifie marcher avec elles chaque jour. Elles m’ont aussi appris ce qu’elles vivent.

Par exemple, je suis allée visiter une maman et ses deux filles. L’une avait 2 ans et l’autre était âgée de quelques mois. On s’est rencontrées dans la rue et je suis allée avec elle jusqu’à la pharmacie. Pour l’aider, j’ai pris la plus jeune. Quant à elle, la maman tenait sa fille de 2 ans par la main. La rue où elle habitait était pleine de gens. Comme ses habits étaient vieux et sales, j’ai vu comment les gens la regardaient. Leur regard était plein de jugement, surtout en constatant sa situation familiale. Accompagner des personnes en situation de pauvreté, c’est aussi accepter de faire face à ce genre de situation. De marcher avec ces personnes, c’est s’opposer à l’humiliation et au manque de respect envers elles. On marche pour changer ces comportements. Cet exemple m’a fait réaliser encore davantage que chaque personne a sa place dans la société tout en tenant compte des valeurs qui lui sont propres, de ses talents et de sa dignité. Mon engagement à Beitouna m’a permis de rencontrer des volontaires d’ATD, de créer des liens et de me familiariser avec l’esprit du Mouvement. Alors, j’ai décidé de m’engager dans le volontariat pour ces valeurs qui me rejoignent. Ces valeurs m’interpellent parce que je n’en ai pas connu de pareilles dans d’autres associations. Parmi les associations pour lesquelles j’ai travaillé dans le passé, les personnes étaient considérées comme des nombres et des bénéficiaires. En effet, les donateurs regardent les chiffres, mais ils ne regardent pas les personnes et leurs situations.

Puis au Québec…

En 2023, je suis arrivée au Québec. C’est en arrivant à Montréal que j’ai commencé à découvrir ce pays. Cette ville est tellement différente d’où je viens : la culture, la langue, et surtout, la société me paraît beaucoup plus individualiste. Avec ATD au Canada, je constate les différences entre la pauvreté vécue au Canada et celle qui est vécue au Liban.

J’ai commencé à chercher la meilleure façon de m’approcher des personnes en situation de pauvreté. L’une de mes idées était d’aller dans une banque alimentaire. À cet endroit, j’ai découvert que malgré le fait que le Canada est un pays plus riche que le mien, il y a tant de personnes qui manquent de nourriture. Je n’ai pas pu accompagner et connaître ces personnes parce que les gens venaient chercher leurs vivres et repartaient aussitôt. De nouveau, je me suis retrouvée dans le même genre de situation que celles que j’avais déjà vécues au Liban avant d’être à Beitouna. Or, je ne voulais plus revivre cela.

Néanmoins, j’ai pu reconnaître de petits gestes de solidarité dans cette banque alimentaire. Entre autres, j’ai vu une maman qui était venue chercher ses affaires de la banque alimentaire en voiture. Au même moment, il y avait un jeune homme qui peinait à porter ses propres affaires, tellement c’était lourd. Il essayait de marcher avec tout cela pour se rendre chez lui. En voyant la dame dans sa voiture prendre la même rue que le jeune homme, je me disais : « Elle va s’arrêter. Elle va s’arrêter ! » C’est ce qui est arrivé. Elle s’est arrêtée et lui a proposé de monter avec elle.

Pour ma part, je trouve qu’ici comme au Liban, les personnes dans la pauvreté ne sont pas uniquement des personnes dans le besoin. Elles ont aussi une vie et un rôle important dans la société : elles réfléchissent, elles ont des idées, des talents, des droits et des devoirs.

Les volontaires de différents pays sont‑ils égaux ?

En tant que volontaire, il est prévu que je change de mission. Après un moment à Beyrouth, je devais me préparer pour faire une formation de quelques temps en France. Pour commencer, j’ai reçu le visa de touriste, ce qui n’a pas été une démarche facile. Ensuite, pour le visa de long séjour, je n’ai pas été acceptée parce qu’il me manquait un document exigé dans la liste. Je n’ai jamais reçu mon visa malgré la venue d’un membre de la Délégation générale d’ATD au Liban, lequel s’est présenté au Consulat français. Même les efforts du Mouvement pour faciliter les choses entre les deux pays n’ont pas porté fruit.

Alors, il a fallu que je change de destination. Avec le peu que je connaissais et que j’ai découvert à travers le Mouvement, j’ai constaté qu’il y existait une différence de possibilités entre les volontaires selon leur passeport. Cela est attribuable à la différence entre les pays, comme la difficulté d’obtenir un visa d’entrée dans un pays ou un autre et tous les efforts qu’il faut faire pour recevoir cette permission. Le Mouvement fait beaucoup d’efforts pour que tous soient égaux et puissent recevoir les mêmes possibilités.

Pour moi, le volontariat est un style de vie, ce n’est pas seulement un travail avec description de tâches. « Marcher avec les gens », ce n’est ni un travail encadré ni un travail précis. C’est une vie où, chaque jour, on est invité à donner et à apprendre des personnes avec qui l’on vit.

Si je me fie à mon expérience, il me semble nécessaire d’être libre pour vivre ce cheminement. Comment rester libre malgré les défis et ne pas tomber dans le piège de choisir le volontariat comme si c’était un travail ? Ce qui me paraît essentiel pour vivre cette liberté, c’est de pouvoir trouver un espace où je peux exprimer mes idées, mes réflexions et mes points de vue par rapport à n’importe quel sujet dans le Mouvement et dans l’action, tout en respectant les idées des autres.

Comme ATD est un mouvement international, les volontaires sont différents selon leur culture et leur pays d’origine, ce qui fait qu’on n’est pas nécessairement « égaux ». Nous ne voyons pas les choses de la même façon, et ce, même si nous menons le même combat. En ce sens, ma préoccupation est la suivante : comme il y a cette influence et qu’on œuvre dans un Mouvement où la valeur d’égalité entre les membres du Mouvement est primordiale, comment avancer et réfléchir ensemble aux défis et aux engagements que nos pays nous imposent ?

La liberté de l’engagement dans le Mouvement en tant que volontaire est une nécessité. Comment garder cette liberté ? Est-ce une difficulté que j’ai en tant que Libanaise ? Car au Liban, je n’ai pas tous mes droits garantis. Par exemple, le droit d’être hospitalisée et soignée ou le droit à la retraite ne sont pas toujours acquis. Cette réalité me pousse à réfléchir à mon avenir et pourrait me contraindre à choisir le volontariat comme un travail pour assurer ma vie, mais qui aurait pour effet de diminuer ma liberté telle que je la perçois.

Pour mieux illustrer ma réflexion, prenons l’exemple d’un volontaire canadien qui sait qu’il va avoir droit à une retraite à la fin de son temps de travail (à ATD ou en dehors) et à une assurance maladie. Il a donc une liberté plus grande que la mienne.

Voici un autre exemple : je pourrais être très convaincue et rester 10 ans dans le volontariat. Si je parviens à mes 46 ans ou 50 ans et que je rentre au Liban, même avec un diplôme, personne ne va m’embaucher à cet âge-là. C’est une problématique majeure dans mon pays. Je sais que l’assurance chômage existe au Canada, mais ce n’est pas le cas dans mon pays.

Toutes ces réalités font que je suis limitée et que je ne suis pas libre. Je n’ai pas la même marge de manœuvre que les Canadiens. Pour un engagement de 5 ans, cela peut encore aller. Je pourrais commencer quelque chose d’autre, mais plus tard, cela constituerait un problème si je choisissais volontairement de quitter mon engagement, même si j’ai de l’expérience de travail dans d’autres domaines. Il y a un effort à faire dans le Mouvement dans ce sens afin que les volontaires expérimentent moins d’inégalités entre eux et dans leur engagement. Comment travailler cette réflexion ? La question demeure ouverte. Les volontaires de tous les pays devraient avoir l’opportunité de s’engager en toute liberté.

Transmettre l’esprit d’ATD à mon pays

Ces jours-ci, je me sens tiraillée entre mon désir d’être volontaire à l’international avec ATD et mon souci envers le peuple de mon pays natal, le Liban, qui vit dans de mauvaises conditions sociales et économiques. Je sais qu’il y a beaucoup d’associations au Liban qui travaillent dans le domaine social, et j’ai eu la chance d’être en contact avec plusieurs d’entre elles. Cependant, ce qui manque chez elles, c’est la capacité de percevoir les personnes vivant dans la misère comme des êtres humains dignes de respect et des individus qui peuvent nous apprendre la résilience et la joie de vivre dans la simplicité. Par ailleurs, ces associations ne comprennent pas toujours que la valeur de chacun se révèle à partir de qu’il est et non pas de ce qu’il possède. J’aimerais bien transmettre cet esprit dans lequel j’évolue avec ATD à mon pays, le Liban, et trouver une ouverture dans le monde arabe. Au Moyen-Orient, il y a une grande population qui vit dans la misère. Ainsi ATD pourrait aller encore plus loin dans sa mission de combattre la misère partout dans le monde.

1 L’association Beitouna – qui signifie « notre maison » – est implantée dans un quartier de Beyrouth à visages multiples, le quartier Nabaa. L’

2 Membre de la communauté des Franciscaines Missionnaires de Marie et alliée du Mouvement ATD Quart Monde, Thérèse Ricard a passé la plus grande

1 L’association Beitouna – qui signifie « notre maison » – est implantée dans un quartier de Beyrouth à visages multiples, le quartier Nabaa. L’éthique développée dans les actions menées par Beitouna est le respect de chaque personne indépendamment de sa situation et de ses convictions, et la solidarité en donnant priorité aux personnes les plus défavorisées.

2 Membre de la communauté des Franciscaines Missionnaires de Marie et alliée du Mouvement ATD Quart Monde, Thérèse Ricard a passé la plus grande partie de sa vie dans des pays du Moyen-Orient, et en particulier au Liban. Elle a cofondé en 1999 l’association Beitouna. En 2017, Thérèse Ricard a passé la relève, tout en restant attachée à ses membres. Elle a écrit l’histoire de la création de Beitouna dans un ouvrage : Tout est né d’une vie partagée, Éd. Quart Monde, 2017.

Maya Aoun

Libanaise, Maya Aoun a été engagée auprès des enfants, des jeunes et des familles en situation de pauvreté durant des années. De 2017 à 2019, elle travaillait à l’association Beitouna à Beyrouth, et en même temps au Bureau social Insan, association de défense des droits humains au Liban, surtout auprès des familles syriennes réfugiées. En 2019, elle devient volontaire permanente d’ATD Quart Monde et depuis janvier 2023, elle est engagée auprès des militants du Mouvement à Montréal.

CC BY-NC-ND