RQM : Comment te définirais-tu ?
Vincent Verzat : Vidéaste activiste de la chaîne YouTube Partager c’est Sympa1, je m’inscris dans une longue lignée de militant·e·s qui ont eu besoin d’inventer et de revendiquer des imaginaires de luttes auxquels raccrocher nos espoirs. C’est un exercice périlleux, car c’est prendre le risque que notre imaginaire ne se réalise pas, générant déception et découragement, jusqu’à ce qu’on (ou quelqu’un d’autre) trouve l’énergie de formuler un nouvel imaginaire, de proposer un nouvel espoir auquel accrocher notre colère et notre rage contre la destruction systématique du vivant. Je prends très au sérieux mon rôle dans la diffusion de ces imaginaires de luttes. Il m’est arrivé de parler à 4 millions de français·e·s. Alors, lorsque je doute de mon imaginaire, je le dis, j’exprime mes doutes sincèrement, je m’autocritique. C’est bien le minimum : il s’agirait de ne pas envoyer des milliers de personnes dans le mur, et de rebondir rapidement.
RQM : Rétrospectivement, quels sont les imaginaires qui ont traversé tes vidéos ?
V.V. : En 2015, c’est la COP21 à Paris, et le mouvement écolo est porté par l’imaginaire d’un mouvement de masse, d’une vague citoyenne sur le point de déferler et dont la légitimité forcerait les dirigeants du monde entier à prendre les décisions nécessaires et à respecter leurs engagements. Les gestes individuels de consommation alternative sont encouragés car ils permettent de démoder le système : changer de banque, de fournisseur d’électricité, de boîte mail, de moteur de recherche… La perspective est celle d’une transition, de l’ancien monde vers un nouveau. Cette transition a un horizon de temps limité : on a 5 à 10 ans pour inverser la balance et éviter de dépasser les points de non-retour climatiques.
En 2018, il faut se rendre à l’évidence : les « marches climat » n’ont pas fait plier les gouvernements, les gilets jaunes non plus. L’État change de visage : il n’est plus un interlocuteur à convaincre, mais un adversaire à combattre car il garantit coûte que coûte le bon fonctionnement de la machine à détruire le monde. Nous tentons des actions légalistes de dernier recours : on attaque l’État en justice pour inaction climatique, c’est l’Affaire du Siècle, et Extinction Rebellion demande aux États de « dire la vérité ». 7 millions de personnes défilent dans les rues du monde entier en septembre 2019 à l’appel de Greta et des jeunes grévistes du climat. Parallèlement, la perspective d’un « effondrement de la société thermo-industrielle », théorisé par Pablo Servigne et Raphaël Stevens2, convainc de plus en plus de militant·e·s. Si le capitalisme ne peut être réformé par nos mobilisations, c’est rassurant d’imaginer que ce sont ses propres contradictions et fragilités qui finiront par le mettre à terre.
Là-dessus, la pandémie nous tombe sur le coin du nez. On y est, l’effondrement ne devrait plus tarder ! C’est la grande remise à plat, on vit comme dans L’An 01, les tribunes pleuvent vu qu’aucune mobilisation n’est possible, le sociologue des sciences Bruno Latour s’interroge sur Où atterrir ?, il nous encourage à profiter de cette mise à l’arrêt du monde pour en choisir un autre. Je me prends à rêver d’un avenir désirable pour 2030.
Mais les confinements sont levés et on réalise avec effroi que la machine à détruire le monde a parfaitement résisté. Pire, elle s’est renforcée : les petites entreprises ont été mangées par les plus grosses. Je confronte alors Pablo Servigne dans une vidéo, et abandonne l’imaginaire de l’effondrement pour embrasser la perspective d’un pourrissement. Le capitalisme prédateur se maintiendra bon an mal an, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que nous et nos milliards de poulets. On n’en est pas loin : 95 % de la biomasse des mammifères sont des animaux d’élevage.
La perspective n’est pas réjouissante, et il est difficile d’imaginer une lutte sur cette base. Mais je peine à traduire ces nouvelles connaissances naturalistes en un élan pour abattre la machine qui continue, elle, à détruire le monde.
Mais depuis la ZAD de Notre-Dame-des-Landes3, les Soulèvements de la Terre émergent avec un imaginaire puissant, celui d’un basculement politique et écologique radical, celui du désarmement des industries qui nous tuent. Un imaginaire d’autonomie, de reprise des terres, de gestion en commun de l’eau. Un imaginaire d’ancrage dans un territoire précis et de défense de ce territoire. Autour du collectif Bassines Non Merci, le premier mouvement social de l’eau se structure.
Avec cet imaginaire, plus rien n’est vain : ce ne sont pas des gigatonnes de CO2 qui nous motivent à lutter, mais la défense de territoires bien précis, dont chaque hectare mérite d’être défendu. Ce ne sont pas que des humains qui sont en lutte, c’est le pic mar, la huppe fasciée, la loutre et l’outarde.
Gardons bien en tête qu’il s’agit d’une bataille. Nos imaginaires de luttes sont en permanence attaqués, dévoyés, vidés de leur sens par des équipes marketing extrêmement efficaces. Avec un temps de retard, heureusement. Mais regardez sur n’importe quel produit de supermarché : dorénavant, si l’on en croit l’étiquette, tous sauvent le climat. Le capitalisme néolibéral nous promet qu’avec quelques solutions techniques, quelques innovations qui ne tarderont pas à sortir de la start-up nation, le système va pouvoir se maintenir tel quel. Mais au bénéfice de qui ? Et aux dépends de qui ? Et pendant ce temps, les militant·e·s des Soulèvements de la Terre sont qualifié·e·s « d’écoterroristes » par le ministre de l’intérieur.
Aujourd’hui, j’observe que les garants du système sont passés d’une stratégie de négation du changement climatique à une stratégie qui encourage le découragement : le doomisme. « Allez-y, pensez que c’est foutu, que c’est trop tard… Noyés dans votre désespoir, vous ne nous gênerez plus. »
RQM : Des équipes d’action du Mouvement ont souvent utilisé tes vidéos pour des rencontres de formation4. Quel est l’impact de ces défis et résistances sur les personnes les plus pauvres et vulnérables ? As-tu eu l’occasion de croiser tes réflexions et pratiques avec celles de militants Quart Monde, par exemple à l’Université populaire5 ou dans des rencontres personnelles ?
V. V. : ATD Quart Monde nous pousse à reconnaître que des générations de gens sont nés et meurent dans la misère, une réalité que bien des gens refusent de reconnaître, précisément parce que ça remettrait trop de choses en questions. De la même manière, le pourrissement de la situation autant d’un point de vue climat, biodiversité, que démocratique et économique va impacter de plein fouet les plus pauvres, mais le reconnaître remet beaucoup de choses en question. J’ai l’intuition que les injustices vont s’accentuer, que la situation va se durcir de tous les côtés et que les plus pauvres seront les boucs émissaires des uns, la variable d’ajustement des autres.
Je pense qu’ATD Quart Monde gagnerait à s’emparer à bras le corps de ces enjeux, à repenser la stratégie pour y faire face, à porter le message des plus pauvres et leur permettre de s’auto-organiser pour faire face aux bouleversements à venir, et à être en colère, mais je n’ai pas eu d’occasion pour en discuter avec des militants Quart Monde.
RQM : En quoi l’engagement comme volontaires permanents de tes parents a-t-il été pour toi une base de réflexion et d’expérience pour tracer ta propre voie ?
V.V. : L’engagement de mes parents en tant que volontaires permanents d’ATD Quart Monde m’a appris de nombreuses leçons : le cadeau de l’empathie, de se mettre à la place de l’autre, de l’écouter attentivement sans jugement. Que le monde fonctionne sur la base d’idées reçues sur les plus pauvres, que la structure de la société écrase des familles entières, sur des générations. Que si l’on écoutait les plus pauvres, on comprendrait ce qu’il faut changer pour que notre société soit plus juste, car elles et eux voient les murs à abattre, des murs qui restent invisibles aux personnes plus privilégiées.
Mais aussi, mes parents m’ont transmis qu’il est possible de vivre une vie heureuse en essayant d’accomplir quelque chose d’impossible à voir se réaliser de son vivant, à savoir éradiquer la misère dans le monde entier. Ça me donne la confiance nécessaire pour lutter contre le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité, sans que l’ampleur des enjeux ne m’écrase.