Géant mi-blessé, mi-ange

Caroline Moreau

p. 52-56

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Caroline Moreau, « Géant mi-blessé, mi-ange », Revue Quart Monde, 271 | 2024/3, 52-56.

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Caroline Moreau, « Géant mi-blessé, mi-ange », Revue Quart Monde [En ligne], 271 | 2024/3, mis en ligne le 01 mars 2025, consulté le 01 mai 2025. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11491

Nous reprenons ici des extraits d’un texte publié le 26 février 2024 sur le blog Un monde autrement vu : https://unmondeautrementvu.wordpress.com/2024/02/26/geant-1-mi-blesse-mi-ange/

Pour commencer, il faut traverser la ville, descendre au plus bas. Dévaler la côte Sherbrooke jusqu’à atteindre le fleuve encagé derrière le Port de Montréal. Aller vers les personnes qui habitent ici depuis toujours.

Elles vous expliqueront que l’immeuble où se trouvent aujourd’hui les chics lofts Moreau et ses espaces de coworking abritait autrefois la Grover, une manufacture de textile. Des hommes et des femmes sachant à peine lire et écrire sont venus s’épuiser ici, nuit et jour, pour un salaire de crève‑la‑faim.

Il faut écouter les Roger, les Francine, les André. Ils se souviendront de leur enfance, avec leurs douze frères et sœurs, entassés dans une boîte de carton, un trois pièces impossible à chauffer, véritable passoire en hiver. Vous sentirez dans leur voix le tremblement qui secouait les murs lorsque passaient les trains. Le chemin de fer qui traversait le quartier, aujourd’hui transformé en promenade piétonnière, servait à acheminer la marchandise depuis le port jusqu’aux usines. Ils vous parleront de la guerre, ailleurs sur le Vieux continent, grâce à l’horreur de laquelle les gens d’Hochelaga avaient du travail.

On vous racontera aussi la crise économique qui s’en suivit. Les usines fermaient, les unes après les autres. Des familles déjà fragiles se sont retrouvées encore plus précaires. Comme si ce n’était pas assez, quelques années plus tard, deux vagues d’expropriations marqueront le visage du quartier. D’abord pour la réfection du Port de Montréal, puis pour la construction du Parc olympique qui accueillera les jeux de 1976.

Imaginez ensuite les années qui s’écoulent, deviennent des décennies, faisant tourner l’engrenage d’un système d’exclusion qui enserre toujours davantage les personnes dans un étau. De génération en génération se perpétue la violence d’une pauvreté indécente pour un pays si riche.

Tout est là. Pourtant, il manque quelque chose. Il manque les forces citoyennes qui tiennent tête à la morosité du temps, fidèles au rendez-vous, peu importe l’époque. Ces femmes et ces hommes qui se mobilisent face aux conflits avec les patrons, aux crises du logement à répétition, au délitement du réseau des services publics.

Il faut alors se rappeler. La Cuisine collective d’Hochelaga, par exemple. Trois femmes décident qu’elles veulent avoir la possibilité de faire des choix alimentaires, en toute dignité, en faisant plus que de recevoir des denrées gratuites. Elles fondent une cuisine collective, sans savoir que leur idée sera reprise partout au Québec pour devenir un véritable mouvement. Dans les mêmes années sera fondé le Carrefour familial, à l’initiative de parents qui analysent eux-mêmes leur réalité et disent vouloir briser l’isolement dans lequel ils vivent. Sans professionnel ni expert, de simples citoyens ont décidé d’agir, à partir des forces de chacun.

C’est dans ce paysage que l’équipe d’ATD Quart Monde prend place, avec la Bibliothèque de rue et le Festival des savoirs partagés. Nous nous concentrons sur un plan d’habitations HLM situé dans un coin névralgique du quartier, où les enjeux de prostitution, d’itinérance et de consommation de drogue sont omniprésents.

Des œuvres collectives réalisées par des habitants du quartier

Deux fois par semaine, la Bibliothèque de rue offre un temps de rencontre autour du livre et d’activités créatives ou manuelles. La Bibliothèque de rue est déjà présente depuis un an lorsque le comité des locataires, présidé par Ginette, une résidente de la tour à logements pour aîné·e·s, se mobilise pour offrir des petits-déjeuners dans la salle communautaire du plan d’habitation.

On décide d’aller y manger nous aussi. D’abord une fois pour voir, puis régulièrement. On apprend à mieux connaître les aîné·e·s qui habitent la tour. On prend le pouls de ce que ça veut dire, vivre ensemble, car Ginette insiste pour que tout le monde, sans discrimination aucune, soit bienvenu et servi avec la même attention. En 2014, Joëlle Tremblay, artiste et amie du Mouvement, vient manger avec nous. Après avoir pris part à cette dynamique pendant plusieurs semaines, on demande au comité des locataires la possibilité d’emprunter la salle communautaire pour tenir des ateliers artistiques. Avec Joëlle, nous proposons aux résidents de réaliser une peinture pour décorer le hall d’entrée de la salle communautaire. Le choix s’arrête sur la réalisation de grands panneaux où sont représentés des arbres au fil des saisons.

Forts de cette première expérience positive, toujours accompagnés de l’artiste Joëlle Tremblay, nous nous lançons dans la réalisation d’un second projet d’œuvre collective. Cette fois, l’idée n’est pas de décorer un espace commun, mais plutôt de réaliser une œuvre qui exprimerait quelque chose à propos de ce quartier, une sorte d’autoportrait collectif, composé par et avec les gens de la communauté.

Tiago

C’est à ce moment qu’emménagent dans le plan HLM Tiago et sa famille. On raconte qu’ils arrivent d’un autre quartier difficile du nord de la ville où s’enflamment régulièrement les tensions raciales et les conflits avec la police. Plus tard, en parlant avec le père de Tiago, nous apprendrons que la famille a quitté Haïti suite au tremblement de terre. Ils habitent le plan HLM depuis à peine une semaine, mais la réputation de Tiago est déjà faite.

Nous comprenons qu’il faut aller voir par nous-mêmes. Nous nous rendons chez lui, un jour de Bibliothèque de rue. Nous toquons à la porte, c’est Tiago qui nous ouvre. On lui explique ce qu’on fait : le prêt de livres, la lecture dans le parc, les activités créatives. Il nous écoute puis, contre toute attente, nous demande si nous avons des romans.

Déjà, l’image que nous nous étions faite de lui, malgré nous, commence à se fissurer. Celui que les autres enfants surnomment « le voleur » est aussi un lecteur de romans. Nous retenons sa demande et revenons quelques jours plus tard avec plusieurs choix de livres. Un lien se crée, petit à petit, un lien suffisamment important pour que Tiago accepte de prendre part à la première étape de notre nouveau projet d’œuvre collective : la collecte d’histoires. Car pour être en mesure de réaliser une œuvre qui parle du quartier, il faut d’abord aller à la rencontre des personnes qui y vivent pour entendre leurs histoires.

Nous avons créé un support permettant plus facilement d’aller à la rencontre des personnes qui gravitent autour du plan HLM. Sur des cartes sont inscrites des questions : « Quelle a été votre première expérience de travail ? », « Racontez-nous la pire bêtise que vous ayez faite à l’école ! » ou encore « Vous souvenez-vous d’un mauvais coup que vous avez fait avec vos frères et sœurs ? ». Tiago se prête au jeu et accepte de nous suivre. Rapidement, d’autres jeunes se joignent à la démarche et un petit groupe se forme autour de lui. Les jeunes nous accompagnent dans notre tournée de porte à porte, dans nos errances dans le parc. Ce sont eux qui tiennent les cartes, posent les questions aux adultes et captent les réponses au micro de l’enregistreuse, comme s’il s’agissait d’une interview télévisée.

Des blessures, à la création d’une œuvre collective

Sans l’avoir anticipé, nous récoltons énormément d’histoires de blessures. Les personnes interrogées vont par elles-mêmes vers les coups durs de l’existence. On nous raconte des blessures d’ordre physique, des maladies, des accidents, des hospitalisations ; mais aussi des épreuves de vie, ces blessures qui ne laissent pas de cicatrices, mais qui marquent tout autant. On nous parle de séparations, de déménagements, de mariages toxiques, de plongées dans la dépression.

Dans chacun des récits apparaissent un certain nombre de nœuds qui, sans jamais se résoudre, finissent par devenir le point de bascule d’un apprentissage, d’une leçon de vie, d’une nouvelle perception de soi-même, des autres et du monde. Une force émerge, de manière inattendue, au plus sourd du silence. Il s’agit parfois du soutien d’un proche, de la communauté qui se mobilise autour de la personne dans le besoin ; d’autres fois, l’événement difficile révèle les ressources personnelles jusqu’alors insoupçonnées qui sommeillaient à l’intérieur et grâce auxquelles la personne a su résister à la tentation de tout abandonner.

Afin d’incarner ces deux facettes, nous imaginons un personnage double, mi-blessé, mi-ange, un être plus grand que nature, qui dépasse la somme des récits individuels : un Géant.

Nous entrons alors dans la seconde étape de notre projet de création collective. Encore une fois, nous ne savons pas quels seront les traits de notre futur Géant. Pour en arriver à le voir apparaître, nous inventons, grâce aux savoir-faire et à l’expérience de Joëlle, une dizaine d’ateliers d’exploration, qui mélangent théâtre, dessins et peinture. Ces rencontres sont des occasions d’apprendre ensemble.

De semaine en semaine, nous accumulons des éléments visuels qui seront rassemblés dans un grand triptyque lors du Festival des savoirs partagés 2016. De nouveau, Joëlle agit comme chef d’orchestre afin de guider les gestes des uns et des autres dans la réalisation du Géant. Au terme des quatre jours du Festival, nous le voyons apparaître. Au centre, la silhouette bleue du grand blessé, son corps détourné dans un mouvement de repli. Autour de lui se déploient deux ailes d’ange, d’un jaune vif, où se déverse « une corne d’abondance de solidarité », selon l’expression d’un participant, riche en expressions de forces intérieures et de leçons de vie.

La présence de Tiago se maintient, tout au long du processus. Il continue de prendre part aux ateliers d’explorations proposés par Joëlle. Il se bricole un costume de grand blessé, prend la pose, accepte le ridicule, se déguise en ange, esquisse des croquis avec les autres jeunes, enfile le tablier, choisit ses couleurs, se laisse inspirer par les œuvres d’artistes célèbres comme celles de Niki de Saint-Phalle ou de Frida Kahlo. Au fil des semaines, le regard posé sur lui n’est plus le même. Les interactions avec les parents et les autres jeunes ont changé. Les jeunes de la Bibliothèque de rue cessent de le surnommer « le voleur ». Les répercussions vont même jusqu’à atteindre la mère de Tiago, qui se joindra à d’autres mères d’origine haïtienne pour cuisiner ensemble un plat de griot traditionnel, qui sera offert lors du repas partagé qui marque la fin du Festival des savoirs partagés.

Composer une histoire

L’atelier ne propose pas d’écrire un texte, comme on l’imagine habituellement. Les participants ne doivent pas inventer mais plutôt composer une histoire.

Nous constituons ainsi une première banque de phrases qui serviront d’incipit aux textes :

« J’ai eu sept points de suture sur la jambe… »
« J’étais en peine d’amour… »
« Je me suis retrouvé avec plein de lumières fortes à l’hôpital Saint-Jérôme… »

Les participants sont ensuite invités à choisir une de ces phrases anonymisées et décontextualisées et à l’entremêler avec d’autres segments. Nous avons fait ressortir tous les termes en lien avec les blessures : les diagnostics, les traitements, les maladies, les acteurs du milieu institutionnel… Ces mots ont été décomposés pour être jumelés avec d’autres, au gré des participants, permettant ainsi de réelles inventions langagières, telles que trauma-cardiogramme ou embolie familiale, qu’on retrouve dans l’exemple suivant :

« J’ai eu sept points de suture sur la jambe. J’ai eu un trauma-cardiogramme avec une embolie familiale, cicatrice de bonheur. J’ai passé proche de ne jamais être ici avec vous autres et je vous en parle. » Ce texte a été composé par une mère de famille que nous connaissons bien, à travers la Bibliothèque de rue.

Nous constatons aussi que l’aspect ludique et humoristique de l’atelier le rend accessible aux personnes éloignées de l’écrit.

Un des jeunes de la Bibliothèque de rue a par exemple composé une histoire qui se conclut par : « La police est venue, elle avait une maladie de jugement. » Les textes regorgent d’associations de ce genre : blessure de la confiance, funérailles bipolaires, inflammation de l’attention, brûlure de l’enfance, accident de cœur, peine de concentration, infection médicale, pilule de langage, déficit de l’abandon, intervenant mental, intoxication de la conscience… On peut avancer que les contraintes de l’atelier ont ouvert un espace de liberté.

Être fiers ensemble

Après l’achèvement de la peinture collective, nous avons d’abord organisé une exposition dans la salle communautaire des HLM où elle est devenue un objet de dialogues, d’échanges et de rencontres entre les habitants des HLM et les visiteurs du quartier.

Le Géant a ensuite été exposé dans les locaux de plusieurs organismes communautaires du quartier. D’autres personnes qui n’habitaient pas nécessairement dans les HLM ont pu le voir également. Lors de la Journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre 2016, le Géant a été exposé dans le cadre d’une exposition plus large organisée dans une galerie d’art. Des enfants, des jeunes et des parents d’Hochelaga sont venus expliquer le processus de création devant la foule. Ce fut une journée inoubliable pour les enfants qui ont pu être fiers de leurs parents, et vice versa.

Après quelques autres présentations, le Géant a été montré pour la dernière fois au Musée des beaux-arts de Montréal, à l’automne 2018, lors d’une exposition collective avec d’autres associations locales de différents quartiers de Montréal qui avaient, dans d’autres contextes, réalisé des projets artistiques communautaires. Le projet intitulé Et si les murs parlaient de nous a offert aux habitants du quartier d’Hochelaga, historiquement défavorisé et ouvrier, l’occasion de figurer fièrement, comme tous les autres, dans cette institution culturelle hautement symbolique.

Caroline Moreau

Caroline Moreau a connu ATD Quart Monde en 2011, lors d’un Festival des savoirs partagés qui prenait place dans son quartier, Hochelaga (Montréal). Elle a été volontaire permanente pendant près de six ans, d’abord avec l’équipe locale puis avec Tapori international. Elle vit actuellement à Montréal, où elle travaille dans le milieu associatif. La littérature, la lecture et l’écriture occupent une place centrale dans sa vie et dans son engagement social.

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