Le beau, chemin vers soi

Louis Join-Lambert

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Louis Join-Lambert, « Le beau, chemin vers soi », Revue Quart Monde [Online], 164 | 1997/4, Online since 01 May 1998, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1152

L'idée de faire un dossier de la revue Quart Monde sur le beau n'est pas d'aujourd'hui. Depuis plus de dix ans, elle fait partie, de notre projet. J'en ai mesuré à plusieurs reprises la difficulté. Jean-Pierre Beyeler et Pierre Brochet, maîtres d'œuvre de l'ensemble qui suit ont eu l'audace de s'y lancer. Ils ont réussi à nous faire réfléchir sur un ton juste. Nous les avons donc suivis lorsqu'ils ont proposé d'élargir nos habitudes de présentation, de pousser murs et cloisons pour leur exposition.

Qu'ont-ils fait avec les auteurs ?

Une sorte d'enquête sur l'expérience du beau. Elle privilégie - c'est notre raison d'être - celle de personnes dont la vie matérielle et sociale est particulièrement dure. Que le lecteur soit attentif aux quelques indications discrètes qui plus qu'elles ne décrivent cette vie, car là n'était pas l'objectif, la suggèrent.

L'expérience du beau est caractéristique des êtres humains. L'exclusion, comme le racisme, réduit des êtres humains, personnes et populations à un seul trait : les pauvres n'auraient que des expériences de la pauvreté. Une telle déconsidération nous rend aveugles au fait qu'à l'égal de tous, ils ont une expérience du monde, ils ont l'expérience d'être homme. Nous croyons alors que l'expérience du beau leur est secondaire voire étrangère.

De là, l'intérêt premier de cette enquête. Elle a été menée pour l'essentiel à partir d'expériences suscitées sur quatre continents par des équipes du Mouvement international ATD Quart Monde ou des artistes qui, à un moment donné, ont pris part à ce courant que le père Joseph Wresinski a lancé sous le nom d' « Art et Poésie ». Jean-Pierre Beyeler accompagne cette démarche depuis des années. L'enquête a donc consisté à aller récolter dans des actions dont il connaît les circonstances et les recherches. Ceci grâce au relais de leurs animateurs qui sont des amis et que nous retrouvons ici par leur prénom. Dans ce contexte, rassembler des échanges écrits de ces dernières années et y ajouter quelques heures d'entretiens enregistrés ont fourni la base d'une abondante moisson d'expériences et de réflexions. D'un ton personnel, ces entretiens ne manquent ni de calme ni de passion, ni de sincérité ni de souci d'une expression travaillée. Les textes qu'on va lire dans la plus large colonne, ont été rebâtis avec des extraits de ces rencontres parmi les plus denses en esprits vitaux. Sans négliger bien sûr le souci de publier des contributions complémentaires entre elles.

L'enquête s'est aussi portée, grâce à Pierre Brochet, vers des maîtres reconnus de la création du beau. Sa passion, son métier d'éditeur et d'accoucheur d'artistes en réflexion sur leur art, l'ont rendu familier de ces maîtres. Il leur a discrètement ouvert nos pages en se faisant auteur d'une colonne plus étroite en italique qui coule le long du texte principal. Que l'on se rassure : nous n'avons pas affaire à des notables étalonnant le témoignage précaire des humbles comme des professeurs distinguent chez leurs élèves les réponses justes des fausses.

J'y vois plutôt une commune humilité devant le beau. Quels que soient leur art et leur acharnement à renouer laborieusement ses substances, le beau paraît s'échapper des humains là où ils ne l'attendent pas. Est-ce l'évidence insaisissable et toujours nouvelle que notre destin n'est pas vraiment fait pour nous, qu'il nous traduit mal, se trompe d'enchaînement ? Le beau nous affranchit. Il nous crée comme la vue s'empare de tout notre corps au sommet des montagnes, semblant presque compenser le manque d'oxygène. Plus tard nous découvrons qu'alors s'est imprimé pour toujours dans notre mémoire un ailleurs : nous n'appartiendrons plus seulement aux vallées.

Ainsi le beau ne dit pas, comme la justice, que la misère ne devrait pas être. Mais comme l'expérience d'un sommet, il dément qu'elle puisse régner absolument sur un être. Quelque chose d'essentiellement humain, advenu dans l'expérience du beau, échappe à la misère. Le beau crée, capable qu'il est de réveiller, à partir de chacun des êtres humains, l'expérience d'être.

Louis Join-Lambert

Directeur de l'Institut de Recherche et de Formation aux Relations Humaines

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