Virage en 2010

Thierry Gaudin

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Thierry Gaudin, « Virage en 2010 », Revue Quart Monde [En ligne], 164 | 1997/4, mis en ligne le 05 mai 1998, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1165

Nous n’aurons jamais fini de comprendre le monde dans lequel nous vivons et qui change. Pour autant, il n’est pas inutile de réfléchir où appliquer notre effort conjugué avec d’autres. Surtout quand un guide nous y entraîne après avoir lui-même prospecté ces changements avec des centaines de chercheurs pendant plus de dix ans.

Lorsqu'au début des années quatre-vingt, on disait que les changements actuels étaient peut-être d'une importance comparable à la révolution industrielle, on avait l'air de jeunes audacieux qui pourfendaient des vérités toutes faites. Aujourd'hui, Peter Drucker, figure du management américain, explique que c'est plus important que la Révolution industrielle ; c'est aussi important que l'imprimerie. Je pense en fait que c'est plus important que l'imprimerie, c'est de l'ordre de l'invention de l'écriture. Nous sommes dans une phase de profonds bouleversements et pour la comprendre, il faut remonter assez loin en arrière.

Quelques rappels historiques

Les premières inventions du monde moderne sont des inventions chinoises, (le papier, la boussole, la poudre à canon...). Une bonne partie d'entre elles ne circulaient pas dans la société civile. De ce fait, le système chinois a pu résister aux innovations et rester dans l'état où il se trouvait. Les Arabes étaient plus instruits, plus cultivés que les Occidentaux. Ils avaient une médecine performante, un enseignement obligatoire. Ils avaient hérité des inventions des zones qu'ils occupaient.

Rien ne semblait désigner la chevalerie d'après Charlemagne pour être le lieu d'élection d'une grande transformation combinée de la technique et de la société. Aux onzième et douzième siècles, les pays européens avaient une densité de population voisine de vingt habitants au kilomètre carré et étaient en limite de subsistance. Pour obtenir cent kilogrammes de grain, il fallait en semer quatre-vingt-dix. Quelques fluctuations climatiques pouvaient décimer les populations. A cette époque, l'usage des outils en fer était réservé aux militaires. Ce n'est qu'après 1095, date de départ des chevaliers pour les croisades qu'on a commencé à les utiliser dans l'agriculture. En effet, alors que la classe dirigeante se trouve en Terre Sainte, les intendants, chargés de gérer les domaines à la place des féodaux, ont une toute autre mentalité inspirée de l'efficacité. Ils essayent de rentabiliser les terres, de défricher, de mettre un peu d'argent de côté. Ils vont au marché alors que c'était interdit par les capitulaires de l'an 900. Ils font sauter le cadre imposé par la féodalité et l'Église.

Les féodaux léguaient parfois la moitié de leurs biens à l'ordre de Cluny. Le bras séculier étant parti, l'ordre de Cluny n'arrive plus à faire rentrer l'argent. En 1109, il se trouve quasiment en état de cessation de paiement. Tout est prêt alors pour que le pouvoir soit confié à saint Bernard, qui rétablit la règle de saint Benoît : il faut travailler de ses mains. On construit des établissements capables de vivre de leur propre production, c'est le mouvement cistercien à partir de 1117. Ces monastères connaissent un développement inespéré. Il y en a eu sept cents en deux siècles.

Ils sont des diffuseurs de culture technique dans le milieu rural. Quand un monastère s'implante, dans les trente années qui suivent, quarante moulins se construisent autour. Les paysans viennent voir comment il est fait et le refont pour leur propre compte. A cette époque, le savoir est le monopole de réseaux monastiques qui échangent entre eux les manuscrits. Ces réseaux capitalisent aussi les résultats de l'agriculture et divulguent beaucoup de choses sur la vie quotidienne. L'ensemble du système technique bascule avec la diffusion de la culture technique dans la population et l'apparition de réseaux qui mettent à disposition des nouveaux monastères le meilleur de la technologie de l'époque.

La population double en deux siècles, entre 1100 et 1300. Elle augmente jusqu’à saturer les subsistances (loi de Malthus), passant de vingt à quarante habitants au kilomètre carré en Europe. Vers 1300, 1315, la saturation est atteinte. Il suffit d'un aléa climatique en 1316 pour qu'il y ait une première famine ; la peste de 1348 arrive dans une population déjà affaiblie et tue le tiers de la population européenne en un an - ce coup est encore dans l'inconscient des peuples aujourd'hui. Le déclin se poursuit jusque 1475, 1500.

A cette période, se développe dans les ports de l'Europe du Nord, la ligue hanséatique, avec un système monétaire complexe, assez voisin de ce que nous observons aujourd'hui à l'échelle mondiale. Les Portugais possèdent la meilleure technologie. C'est le temps des caravelles, des outils de navigation. Christophe Colomb mène la première expédition organisée avec un but de création d'une voie d'échange permanente. En fait, il s'agit de court-circuiter, en passant par l'ouest, la route de la soie tenue par les Arabes. Ce n'est que dix ans après 1492 qu’est dessinée la première carte mondialiste sur laquelle figurent rosaces et alignements destinés à aider les navigateurs. Cette technologie, pourtant utile, ne bouleverse pas pour autant la vie de la population concernée.

Même l'imprimerie n'a pas au départ de conséquences sur la vie quotidienne. En 1450, Gutemberg réinvente l'imprimerie chinoise avec des objectifs religieux. Il veut multiplier les éditions des textes sacrés traduits afin que les fidèles puissent les lire par eux-mêmes sans l'intermédiation de l'Église. Cette dernière ne peut s'y opposer car l'outil technique de la reproduction du texte s’impose. Le protestantisme se développe. Dans un deuxième temps, cela a des conséquences littéraires, et ce n'est qu'au dix-huitième siècle que sont édités des écrits techniques de grande diffusion. Le plus connu est la Grande Encyclopédie de Diderot qui alimente une bonne partie de la culture technique du dix-neuvième siècle. Pourquoi a-t-il fallu attendre l'Encyclopédie ? Parce que, pour transmettre de la technologie, il faut de l'image, le texte ne suffit pas. Il est important de s'en souvenir aujourd'hui, où les micro-ordinateurs, Internet, fonctionnent, pour 98%, sur du texte, des tableaux, des chiffres. Devant nous est encore la transformation de l’image !

A la fin du dix-huitième siècle, le système technique est de nouveau déstabilisé en même temps que la société. La noblesse est devenue incompétente. Les fermiers receveurs qui gèrent les domaines, ont pris officiellement le pouvoir lors de la Révolution française. Avec la révolution industrielle, l'acier et le ciment se sont substitués au fer et à la pierre ; l'énergie de combustion, les machines à vapeur puis le moteur à explosion ont fait leur apparition ; la microbiologie pasteurienne s'est développée à la fin du dix-neuvième ; le temps s'est resserré avec le chronométrage au seuil du sensible, la seconde, le dixième de seconde. Derrière se profile l'organisation dite scientifique du travail, c'est-à-dire, le chronométrage des gestes du travailleur. Cette période donne lieu à un immense développement. Elle culmine avec ces grandes chaînes de montage où travaillent des dizaines de milliers d'ouvriers, souvent déqualifiés. La révolution industrielle commence vers 1750 mais n'a vraiment pris son essor qu'au début du dix-neuvième siècle. Elle dure deux siècles jusque 1950. Aujourd'hui, le changement de système technique dû à la révolution industrielle n'est pas complètement accompli dans le monde. En effet, la moitié de l'espèce humaine arrive sur le marché du travail de la société industrielle en cette fin du vingtième siècle. Pourtant un nouveau système technique se met en place. L'homme est évacué du lieu de production et est remplacé par des automates et des robots. On le voit sur les chaînes de montage automobiles.

Un nouveau système

Une révolution du système technique correspond à la généralisation d'inventions faites auparavant. Elle comporte toujours une phase de transition qui change la société : la technique entre en interaction avec le social et le transforme et réciproquement. On peut repérer quatre grands pôles de la transformation d'aujourd'hui :

- les polymères, élastomères, alliages, adhésifs, un foisonnement de matériaux plus du tout limités à quelques grands matériaux qui jadis définissaient les professions ;

- l'énergie transmise instantanément par l'électricité quels que soient les modes de production et d'utilisation. On passe ainsi à un réseau énergétique ;

- les manipulations génétiques ont transformé la relation avec le vivant avec tous les problèmes éthiques qu'elles peuvent poser ;

a nouvelle échelle de temps, c'est la nanoseconde aujourd'hui et la fentoseconde lorsque l'ordinateur optique sera disponible.

Une des caractéristiques de cette technologie est sa mise en réseau.

  • Réseau électrique :

L'électrification rurale en France date d'après la deuxième guerre mondiale. Elle est produite à « pas de colombe », aucun événement marquant ne permettant de la dater. Pourtant, la transition s'est faite sur une trentaine d'années. C'est ce qui se produit actuellement dans la Chine urbaine, récemment dotée de l'électricité, qui travaille dur pour se payer les instruments ménagers qui permettent de mettre à jour son système technique. Ainsi elle entre dans le réseau que nous connaissons. Il nous est tellement familier que nous n'y pensons plus. Pourtant, pour la moitié de l'espèce humaine - la Chine, l'Inde, le centre de l'Afrique -, le taux de 80% qui est la généralisation du raccordement au réseau, n'est pas atteint. Les Chinois ont déjà dépassé 50% mais les trente derniers pour cent sont plus difficiles que les précédents car ils correspondent à des raccordements ruraux plus coûteux.

  • Réseau de communication :

Un téléviseur pour dix habitants marque l'entrée dans l'infosphère du journal télévisé mondialiste. Les journaux télévisés se ressemblent d'un bout à l'autre de la planète, ils relatent les mêmes choses, souvent avec les mêmes images mais un commentaire légèrement différent selon les tendances politiques des gouvernements en place. Entre 1990 et l'an 2000, de nombreux pays vont entrer dans cette infosphère. Une culture sociopolitique est en train de se construire. Télévision mais aussi, et peut-être, surtout téléphone. La télévision a été inventée après le téléphone mais elle a été mise en place avant. C'est bien compréhensible. Les gouvernements peuvent trouver intérêt à ce qu'il y ait un poste de télévision dans tous les foyers pour pouvoir y livrer leur message. Par contre, ils sont beaucoup moins pressés pour développer le téléphone car si le peuple commence à se parler à lui-même, on ne sait jamais quel complot il pourrait ourdir...

Faisons un peu de théorie des graphes. Aujourd'hui, il y a deux systèmes de communication structurellement différents. La télévision est un système en étoile : une personne parle à plusieurs millions de téléspectateurs en même temps. Le téléphone, et tout outil qui l'utilise comme Internet, est un système en réseau : une personne a une conversation privée avec une autre ; tous les abonnés peuvent s'appeler mutuellement. L'étoile est un symbole de pouvoir, et le réseau un symbole de fonctionnement de la société civile.

Lorsque Georges Orwell écrit 1984, il imagine un appareil qu'il appelle le « télécran ». Il avait une bonne prescience sur l'outil qui existe réellement aujourd'hui ; c’est le visiophone. Cependant, il n'a pas mesuré toute l'influence de cet objet sur la société. Il a fait de son visiophone un dispositif d'intoxication - on projette l'image de Big Brother dans tous les foyers - et un outil d'espionnage, c'est-à-dire d'écoutes téléphoniques. Or quand une partie de la population écoute l'autre partie, qui écoute ceux qui écoutent ? Il y a engorgement au cœur et paralysie aux extrémités. C'est la saturation. Un système en étoile ne peut pas écluser une grande quantité d'informations. C'est pour cela d'ailleurs que notre système neuronal ne fonctionne pas en étoile. Sur les cent milliards de neurones qui peuplent notre cerveau, aucun ne commande les autres ni ne reçoit toute l'information. Au contraire, le cerveau est un dispositif massivement parallèle. Quand on installe le réseau dans un dispositif de communication, dominé par des systèmes en étoile, la microinitiative se développe et les étoiles sont débordées par la marée d'informations charriées par le réseau. Dès 1985, nous avions dit : l'ouverture des pays de l'Est est inévitable et irréversible à cause du téléphone. En effet, une communication en réseau s'est développée et a débordé une communication en étoile. A partir d'une certain taux de mise en réseau, sans doute aux environs de dix lignes téléphoniques pour cent habitants, l'économie n'est plus contrôlable par une bureaucratie centralisée. On bascule dans un régime de microinitiative.

Cette micro-initiative peut aller très loin. Aujourd'hui, on est dans un système où chacun peut créer sa propre entreprise avec son ordinateur sous le bras. La notion de siège social passe aux oubliettes de la bureaucratie. Ce n'est pas un hasard si pour son cinquantième anniversaire, le CNPF a choisi comme thème, la création d'entreprise, question qui ne l'avait absolument pas intéressé depuis plusieurs décennies. Les contrats à durée indéterminée ont de plus en plus tendance à disparaître. Beaucoup de personnes vivent de petits boulots limités dans le temps, améliorent leur ordinaire par du travail au noir... En fait, elles deviennent des petites entreprises avec plusieurs clients. Si l'un d'eux est défaillant, elles trouvent une ressource complémentaire pour procurer les rentrées dont elles ont besoin. Aux États-Unis, les gens ont plusieurs métiers. En Angleterre, à peu près le quart des nouvelles créations d'emplois, au sens des conservateurs, sont en fait de l'auto-emploi : ce sont des gens qui se sont installés à leur compte, non pas comme des entrepreneurs glorieux et riches mais presque comme des journaliers, ainsi qu'on le disait au dix-neuvième siècle à propos des ouvriers agricoles.

La croissance de l'entreprenariat est peut-être inévitable, à l'heure où la moitié de ceux qui arrivent sur le marché du travail accepte de travailler dans des conditions que refusent les pays occidentaux. Peut-être ne pourrons-nous pas tenir avec les protections sociales dont nous bénéficions et serons-nous obligés d'avoir recours à ce genre d'expédients. Aux États-Unis, les rémunérations du travail non qualifié ont baissé d'environ 30% ces dix dernières années. Ce qui est considérable. Quant aux dirigeants, ils sont d'autant plus payés qu'ils licencient de gens. Cette situation de création d'entreprise est à la fois porteuse de dangers et d'espoirs ; par ce moyen, on pourra peut-être aussi créer des activités qui correspondent davantage aux vœux de la population.

Des déséquilibres

Les démographes, jusqu'au début des années quatre-vingt étaient très alarmistes et parlaient d'explosion de la population. Aujourd'hui, ils parlent de transition qui aboutira à une stabilisation de la population mondiale : passage d'un régime de forte fécondité et forte mortalité à un régime de faible fécondité et faible mortalité. Dès le début des années quatre-vingt, les signes de transition sont apparus sur pratiquement tous les continents, sauf peut-être dans l'Afrique rurale, qui devrait cependant s'aligner sur le reste du monde. On a parlé de dix milliards d'êtres humains en 2100. On peut rectifier légèrement : treize milliards entre 2120 et 2140. Y aura-t-il alors de quoi manger pour tout le monde ? La réponse est globalement oui et localement non. Globalement oui car les recensements faits à la demande des Nations unies, concluent que l'agriculture avec ce que l'on sait faire aujourd'hui, sans même compter l'aquaculture, les plantes transgéniques..., permettrait de nourrir non pas treize mais trente ou quarante milliards d'habitants. Il n'y a donc pas à craindre de famine généralisée à l'espèce humaine. Mais localement, non : pendant que cent vingt mille personnes périssaient dans la guerre du Golfe, deux cent mille mouraient de faim au Soudan et en Éthiopie...

Il faut aussi attirer l'attention sur un des plus importants déséquilibres locaux : dès l'an 2000, sur six milliards d'êtres humains, un milliard aura été chassé de ses terres par la concurrence des agricultures industrialisées et sera venu grossir les banlieues des grandes villes du tiers monde. A la deuxième génération, il laissera des enfants qui ne peuvent plus retourner dans le milieu naturel de leurs ancêtres car ils n'auront pas reçu la technique de survie. Ils ne seront pas non plus familiers avec la technique moderne car l'école n'aura pas été prête pour les accueillir. Nous les appelons des « sauvages urbains » : ce sont des hommes et des femmes obligés de considérer la ville comme une jungle et d'y inventer de nouveaux moyens de survie. S'il s'agissait de 2% de la population, ce serait un problème d'assistance, de bénévolat, de charité. Si c'est 10 ou 20% des enfants à naître, cela devient une question structurelle.

Lors du précédent changement de système technique, au bout d'un demi-siècle, temps nécessaire pour que la révolution produise des effets de masse sur la population du travail, cela avait été la catastrophe. La classe dirigeante européenne, à l'époque de la Révolution française, était partie sur un grand projet généreux. Elle voulait utiliser la science et la technique pour sortir l'humanité de la misère. Puis sont arrivés des mots d'ordre « enrichissez-vous ! » (1. Guizot, 1830) On a essayé de construire un peu partout. En 1848, une révolution a embrasé toute l'Europe, les témoignages ont afflué. Il n'y avait pas que les romanciers, Dickens, Zola ou Balzac, mais aussi les hygiénistes et tous les observateurs de terrain qui parlaient d'un prolétariat vivant dans des conditions de pauvreté et d'insécurité inacceptables. La classe dirigeante disait avoir aboli les privilèges. Pourtant, au lieu de s'enrichir généralement, seuls quelques-uns se sont enrichis alors qu'une grande masse, au contraire, s'est appauvrie. La classe dirigeante s'est divisée en deux courants d'opinions : un courant humaniste qui disait que c'était inhumain ; un courant conservateur qui ajoutait que les pauvres devenaient dangereux. Elle a alors pris peur et changé de stratégie. Des pouvoirs forts ont été désignés. Ils ont d'une part mis en œuvre une politique de grands travaux et d'aménagement du territoire, d'autre part instauré l'instruction obligatoire afin de remonter le niveau de base de tous et non pas seulement des élites. Cinquante ans après, l'Europe était redevenue le phare du monde. Au vingtième siècle, l'Europe est retombée dans le chaos avec les guerres mondiales.

Aujourd'hui, nous avons une situation qui ressemble à l'avant 1848. Chaque fois qu'un nouveau système technique arrive, il déplace la force du travail ancienne, donc il génère une exclusion qui s'accroît avec le temps. Il faut une cinquantaine d'années, une trentaine d'années peut-être, pour que les effets se fassent sentir massivement. C'est donc aux alentours de 2010, 2020, que la situation deviendra critique. En conséquence, aujourd'hui, les hommes de bonne volonté devraient anticiper ce changement de stratégie à venir.

Une évolution mondiale

Au début du vingt et unième siècle, nous n'avons plus les pays riches d'un côté, les pays pauvres de l'autre. Nous avons des riches et des pauvres qui se côtoient les uns les autres, sur toute la planète. Avec cette pauvreté, se développent des mouvements de récupération qui s'appuient sur les sectes, l'intégrisme ou les systèmes mafieux. Pour les prospectivistes, la montée en puissance des mafias depuis une quinzaine d'années est un événement extrêmement important, un symptôme justement. Elle est évidemment génératrice d'un certain nombre de coûts qui, quand la situation évoluera, deviendront suffisamment importants pour menacer la classe dirigeante. Celle-ci, se sentant en danger, réagira en changeant de stratégie.

Les réponses d'après 1850-1855 étaient vraiment des réponses d'ingénieurs : l'urbanisme, les chemins de fer, l'aménagement du territoire. On avait une vision mondialiste : la liberté économique et les infrastructures. Le vent de libéralisme anglo-saxon a un petit peu fait oublier le moteur des infrastructures. Le capitalisme n'y pense que dans les périodes de crise. Au moment de la crise de 1929, il y a eu le New Deal de Roosevelt, la Tennessee Valley Authority... et, en même temps, des opérations d'encadrement de jeunes avec une armée de service public pour des questions d'environnement... En Allemagne, le Troisième Reich a commencé en faisant des infrastructures et des encadrements de jeunes mais avec une autre finalité. Il est à prévoir que lorsque se déclencheront les conditions d'un changement de stratégie, on aura une bifurcation dangereuse. Avec des voies fascisantes et des voies plus à la Roosevelt ou à la Napoléon III, qui sont des voies de bâtisseurs. Bâtisseurs dans une optique de service public, de service de l'homme. C'est pour cela qu'il est important d'avoir préparé les dossiers avant. Ce ne seront pas forcément de très grands programmes. Mais ils devront permettre aux laissés-pour-compte de reconquérir leur dignité et de se réapproprier la technique. En effet, il y a aussi de petits grands projets, c'est-à-dire des projets grands à l'échelle d'une petite collectivité mais petits à l'échelle du monde. Ces petits grands projets sont peut-être aussi importants et intéressants que les très grands.

Parmi les projets du siècle prochain, il y en a un que nous avons appelé métrologie du quotidien. C'est-à-dire comment permettre aux gens de se réapproprier non seulement leur environnement bâti mais aussi le fonctionnement de leur propre corps et le diagnostic à l'automédication, diagnostic que l'on ne peut pas faire dans cette évolution quotidienne.

On va s'installer sur les mers, les désaler, capter l'énergie du vent, des vagues, du soleil, communiquer avec une parabole avec satellites, faire de l'aquaculture... Des grands projets sont déjà nés à travers le monde, notamment au Japon.

On ne peut pas ne pas parler du domaine spatial. Il y a peu a commencé un vaste projet de couverture téléphonique mondiale qui fonctionne, grâce aux satellites depuis n'importe quel point de la planète. En même temps, on peut surveiller ce qui se passe à terre, notamment dans le domaine de l'environnement. D'ailleurs, les professions du spatial considèrent que 90%, 95 % même de leur travail est de rendre service aux Terriens, c'est-à-dire de servir de miroir à la Terre en réfléchissant les ondes hertziennes ou en prenant des images pour surveiller ce qui se passe. Quelques obstinés continuent à croire qu'il faut penser à la vie dans l'espace. Je signalerai l'idée de planètes artificielles avec un écosystème embarqué. Si l'homme veut aller dans l'espace, il lui faut emmener avec lui la nature. Tout seul, il ne peut survivre. La réponse à la complexité des modèles modernes, c'est aussi la reconstruction d'autonomie. A mon avis, la réponse au syndrome d'exclusion du système moderne, c'est aussi la reconstruction d'autonomie. Cela s'est bien vu avec la création d'entreprises en périphérie des grands systèmes économiques qui, de toutes façons, ne peuvent pas et ne pourront pas donner de l'emploi à tout le monde tels qu'ils sont conçus. Et là, reconstruction d'autonomie jusque, y compris, la question de la survie. Des gens ont travaillé sur les techniques de survie en milieu hostile, surtout pour les commandos militaires. Certains apprennent même à survivre en faisant la cueillette des plantes qui poussent à travers des pavés parisiens. Les techniques de survie sont des éléments à ne pas du tout négliger car celui qui sait survivre a évidemment vis-à-vis des difficultés beaucoup plus de sérénité que s'il est, de fait, obligatoirement dépendant d'institutions, d'organisations pour sa survie la plus élémentaire.

Je reviens sur Terre pour terminer en disant que sur cent quatre-vingt-treize espèces de primates, il y en a une qui s'est donné abusivement le nom d'homo sapiens. Pour elle, le problème du siècle prochain est de passer vraiment au stade de l'homo sapiens, une espèce qui se caractériserait par sa sagesse, sa prolifération mais aussi son équilibre avec la nature.

Thierry Gaudin

Polytechnicien, Thierry Gaudin est ingénieur général des Mines. Dans les années soixante-dix, il est responsable de la politique d’innovation au Ministère de l’Industrie. Dans les années quatre-vingt, il fonde le Centre de prospective du Ministère de la Recherche dont il devient le directeur. Ses ouvrages : 2100, récit du prochain siècle, Payot 1990, 2100, Odyssée de l’Espèce, Payot 1992 et Introduction à l’économie cognitive (Aube, 1997)

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