Comment franchir les obstacles dans l’accès aux droits sociaux ?

Gabriella Battaini Dragoni

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Gabriella Battaini Dragoni, « Comment franchir les obstacles dans l’accès aux droits sociaux ? », Revue Quart Monde [En ligne], 190 | 2004/2, mis en ligne le 05 novembre 2004, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1287

« Malgré des avancées significatives dans la lutte contre l’exclusion sociale en Europe, ce phénomène n’a cessé d’augmenter. La diversité des moyens mis en œuvre n’a jusqu’à présent pas permis de contenir ce phénomène qui touche chacune de nos sociétés et prend des formes très différentes, toutes dramatiques pour ceux qui sont touchés. » Dans ce contexte, quel rôle le Conseil de l’Europe peut-il jouer ?

L’exclusion sociale n’est pas seulement une réalité pour environ 18% de la population de l’Union européenne, vivant dans des foyers en situation de pauvreté1. Elle est aussi un risque réel pour beaucoup d’autres dans nos sociétés, pourtant prospères. Des données récentes2 d’Eurostat indiquent que 23 % de la population de l’Union européenne présentent un risque de pauvreté. Ceci illustre le phénomène de précarité, plus accentué dans les Etats d’Europe centrale et orientale. En effet, bien qu’ils aient connu, notamment au cours des dernières années, une augmentation constante de leur produit national brut, ces Etats n’ont pas pour autant réussi le défi de redistribuer ce revenu et de créer de nouveaux emplois en faveur des plus démunis.

Le Conseil de l’Europe, réunissant quarante-cinq pays du continent européen, ne peut pas demeurer indifférent face à la croissance des inégalités et de l’exclusion sociale dans ses États membres. Depuis sa création en 1949, il a joué un rôle fondamental dans l’édification de l’ensemble des normes sur lequel reposent les droits sociaux en Europe. La Charte sociale européenne (1961) et la Charte sociale européenne révisée (1999) protègent un large éventail de droits économiques et sociaux couvrant l’emploi, la protection sociale, la santé, l’éducation, le logement et la non-discrimination. En outre, ces instruments ont évolué pour protéger de nouveaux droits. Ainsi, la Charte sociale révisée est le premier instrument juridique international consacrant le droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale (article 30)

Promouvoir la cohésion sociale

Depuis le deuxième sommet des chefs d’Etat et de gouvernement du Conseil de l’Europe3, c’est l’une des priorités de cette organisation. A cette fin, le comité des ministres a approuvé la Stratégie de cohésion sociale4, principal outil que le Conseil de l’Europe s’est donné pour promouvoir la cohésion des sociétés européennes, lutter contre l’exclusion et réduire les inégalités. Actuellement en cours de révision pour tenir compte de l’évolution constante des besoins de nos sociétés ainsi que des réalisations du Conseil de l’Europe au cours des dernières années, la Stratégie de cohésion sociale révisée devrait bientôt voir le jour.

Dans la mise en œuvre de sa stratégie, le Conseil de l’Europe a mené des recherches permettant de mieux connaître les raisons qui empêchent ou rendent difficile l’accès aux droits sociaux. Ces travaux suggèrent que des obstacles de différentes natures forment un amalgame auquel les usagers ou usagers potentiels de services doivent faire face en vue de jouir de leurs droits. Toutefois, les moyens d’affronter ces adversités ne sont pas toujours à la portée des usagers, notamment des plus vulnérables.

Ces travaux mettent l’accent sur l’interdépendance entre les droits : le non-accès à un droit social peut rendre plus difficile, voire impossible, l’exercice d’autres droits sociaux. Dans la pratique, l’interaction entre ces obstacles déclenche une spirale d’exclusion des droits sociaux, qui rend l’intégration dans la société d’autant plus difficile.

Le rapport du Conseil de l’Europe sur l’accès aux droits sociaux en Europe estime qu’il y a plusieurs catégories d’obstacles qui empêchent ou rendent difficile l’accès à ces droits. Ainsi, le manque de précision dans la définition d’un droit peut entraver son exercice ou même priver certaines personnes de son bénéfice. Cela peut également résulter d’un manque de suivi ou d’une application inadéquate des lois en vigueur. Il ne suffit pas de disposer d’une législation adéquate et de bons systèmes de prestations, encore faut-il contrôler leur mise en œuvre. Par ailleurs, les ressources financières et humaines nécessaires à l’exercice des droits sociaux peuvent être indisponibles ou inadéquates. De même les capacités psychologiques et la formation peuvent être insuffisantes, car l’accès aux droits sociaux dépend également de la capacité des individus à jouer un rôle actif dans ce processus. La citoyenneté active est nécessaire à l’exercice des droits sociaux de la même façon qu’exercer ses droits aide chacun à se situer au sein de la société.

Rendre effectif l’accès aux droits sociaux

Du côté des fournisseurs, la gestion de prestations ou de services peut ne pas être suffisamment efficace, ce qui est trop souvent dû à la complexité des procédures, à la fragmentation des responsabilités de l’administration ou à un manque de coopération avec les organisations de la société civile.

Des problèmes liés à l’information et à la communication sont également source d’obstacles à l’accès aux droits sociaux. Alors qu’il est incontestable que l’exercice d’un droit présuppose la connaissance de ce droit, les informations concernant les droits sociaux ne sont pas toujours disponibles ou à la portée de tous. Améliorer la quantité et la qualité de l’information concernant les droits sociaux ne suffira pas si celle-ci n’est pas adaptée aux besoins des plus vulnérables. L’utilisation des nouvelles technologies de l’information ouvre à cet égard de nouvelles perspectives, mais aussi le risque de créer de nouvelles formes d’exclusion. Car il est clair que les plus démunis n’ont souvent pas les possibilités d’accéder aux informations mises à la disposition du grand public par ce biais.

Finalement, le refus d’accorder l’attention requise aux besoins particuliers des groupes défavorisés a été identifié par le Conseil de l’Europe comme une source incontestable d’obstacles. Les études portant sur les différents domaines des droits sociaux reconnaissent l’existence d’une série de groupes vulnérables. Alors que l’identité de ces groupes varie au sein de chaque société, certains se retrouvent dans chacune d’elles : réfugiés, demandeurs d’asile, personnes âgées, minorités ethniques, personnes handicapées physiques et mentales, personnes sortant d’un établissement psychiatrique ou de prison, malades ou personnes en mauvaise santé, personnes sans domicile fixe (SDF) ou mal-logées, familles monoparentales, chômeurs de longue durée, travailleurs âgés, femmes de condition économique modeste, jeunes et enfants.

Sur la base de cette analyse, le Conseil de l’Europe a développé des actions5 visant, d’une part à promouvoir une prise de conscience de cette problématique au sein des Etats membres et d’autre part à encourager les Etats membres du Conseil de l’Europe à prendre des mesures visant à rendre effectif l’accès aux droits sociaux pour chacun, mais aussi, dans une perspective plus large, à adopter des stratégies de développement social durable fondées sur les droits.

Un appel aux décideurs politiques

Nous avons élaboré des lignes directrices pour l’amélioration de l’accès à la protection sociale et de l’accès au logement des catégories de personnes défavorisées mais également pour promouvoir des initiatives locales en matière d’emploi. Nous avons publié le rapport sur l’accès aux droits sociaux, déjà disponible en dix-sept langues. Plus de vingt mille exemplaires de ce document ont été diffusés à cette date, dans les Etats membres du Conseil de l’Europe et en Amérique Latine, à des acteurs impliqués directement ou indirectement dans le processus de mise en œuvre des droits sociaux. En 2003 nous avons également élaboré, à l’occasion de l’année dédiée aux personnes handicapées, un rapport sur leur accès aux droits sociaux qui apporte un regard différent sur leur situation et sur les moyens à notre portée pour assurer leur pleine intégration dans la société.

Le comité des ministres a adopté, en 2003, la recommandation sur l’amélioration de l’accès aux droits sociaux6, qui s’adresse principalement aux gouvernements des Etats membres du Conseil de l’Europe et a l’ambition de faire prendre conscience aux décideurs politiques de l’importance de la jouissance effective des droits sociaux. Ce texte, synthétique mais percutant, invite les gouvernements des Etats membres à agir en utilisant les mesures concrètes qui y sont énumérées.

Des actions concrètes mises en œuvre

Par ailleurs, des actions concrètes, visant à encourager l’application des orientations figurant dans les différents documents susmentionnés, ont été mises en œuvre dans différents Etats membres. Ces activités incluent des projets pilotes destinés notamment aux personnes handicapées, aux réfugiés et migrants, aux femmes en situation de pauvreté et aux familles nombreuses dans les pays du sud du Caucase, et dans les pays du Sud-Est européen (grâce notamment aux ressources rendues disponibles par le programme conjoint CEB/COE7.

Elles se sont également traduites par la tenue de séminaires et conférences dans une vingtaine d’Etats membres, telle que la conférence sur l’accès aux droits sociaux : « Lutter contre l’exclusion et réduire les inégalités », organisée en novembre 2003 en France, sur l’initiative de Dominique Versini, secrétaire d’Etat à la Lutte contre la précarité et l’exclusion. Cette conférence a permis de constater les convergences entre le plan national de lutte contre la précarité et l’exclusion en France et les recommandations du Conseil de l’Europe.

Le concours de partenaires

Tout au long de ces travaux, les organisations de la société civile ont joué un rôle primordial, plusieurs organisations non gouvernementales ayant participé, sur un pied d’égalité avec les Etats membres, au développement des travaux sur l’accès aux droits sociaux. ATD Quart Monde a été un précieux partenaire dans cet exercice.

Les travaux du Conseil de l’Europe et la façon dont ils ont été menés en partenariat reflètent la volonté de cette organisation de rendre opérationnels des concepts qui structurent la stratégie de cohésion sociale. Dans cette optique, le Conseil de l’Europe a aussi élaboré des indicateurs sociaux, qui permettront aux différents acteurs et structures sociales, publics et privés, de trouver un langage commun et de se situer les uns par rapport aux autres en termes de responsabilité dans la construction de la cohésion sociale.

Tous ces travaux ne sont pas l’aboutissement mais, au contraire, le début d’une démarche au cours de laquelle maints défis devront être relevés. La cohésion sociale est un idéal pour lequel il faut lutter, plus qu’un objectif susceptible d’être pleinement atteint. De la même façon, l’accès aux droits sociaux est un but à poursuivre sans relâche.

Le Conseil de l’Europe est convaincu que, sans le concours des organisations de la société civile, il sera impossible d’avancer vers cet idéal.

Aujourd’hui, nous sommes prêts à explorer de nouvelles voies susceptibles de permettre à chacun de devenir membre à part entière de nos sociétés. A l’occasion de la célébration du cinquantième anniversaire de la Convention culturelle européenne, l’accès à la culture pour les plus vulnérables est un objectif vers lequel il faut avancer. De même, l’intégration dans la société par le biais de la promotion des capacités créatives et artistiques de tous, mais aussi du respect de la diversité culturelle de chacun, surtout des plus vulnérables, donnera un nouvel élan à l’engagement en faveur des plus démunis.

1 Conseil de l’Union européenne, 2001 b, p. 16.
2 The social situation in the European Union, 2002, Eurostat.
3 Déclaration finale du 2ème sommet des chefs d’Etat et de gouvernement, Strasbourg, 10-11 novembre 1997.
4 Stratégie de cohésion sociale (2000) et Stratégie de cohésion sociale révisée (2004) www.coe.int/T/F/Cohésion_sociale
6 Recommandation Rec (2003) 19 du comité des ministres aux Etats membres sur l’amélioration de l’accès aux droits sociaux - http://wcm.coe.int.
7 Programme conjoint entre la Banque de développement du Conseil de l’Europe et le Conseil de l’Europe pour la Cohésion sociale
1 Conseil de l’Union européenne, 2001 b, p. 16.
2 The social situation in the European Union, 2002, Eurostat.
3 Déclaration finale du 2ème sommet des chefs d’Etat et de gouvernement, Strasbourg, 10-11 novembre 1997.
4 Stratégie de cohésion sociale (2000) et Stratégie de cohésion sociale révisée (2004) www.coe.int/T/F/Cohésion_sociale
6 Recommandation Rec (2003) 19 du comité des ministres aux Etats membres sur l’amélioration de l’accès aux droits sociaux - http://wcm.coe.int.
7 Programme conjoint entre la Banque de développement du Conseil de l’Europe et le Conseil de l’Europe pour la Cohésion sociale

Gabriella Battaini Dragoni

Au Conseil de l’Europe, Gabriella Battaini-Dragoni est actuellement directrice générale de l’Education, de la Culture et du Patrimoine, de la Jeunesse et du Sport, après avoir été directrice générale de la Cohésion sociale.

CC BY-NC-ND