Qui sommes-nous face aux situations extrêmes ?

Brigitte Jaboureck

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Brigitte Jaboureck, « Qui sommes-nous face aux situations extrêmes ? », Revue Quart Monde [En ligne], 192 | 2004/4, mis en ligne le 05 mai 2005, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1314

Etre face à des situations extrêmes atteint toute personne engagée durablement au refus de la misère. En premier lieu, les parents, les amis et voisins des familles et personnes qui se trouvent dans une situation intolérable. Pour chacun, c’est un temps d’épreuve, de questionnement, souvent dans la solitude. Ainsi mis en demeure par l’insupportable de la misère, comment les volontaires d’ATD Quart Monde tentent-ils d’y répondre ? L’auteur livre ici sa propre réflexion, nourrie d’un travail avec d’autres personnes engagées

Les situations extrêmes, auxquelles nous sommes confrontés sont les grandes précarités, le dénuement, l’abandon, la mise à l’écart des solidarités habituelles, des situations où la vie est compromise, où la mort rode, toute proche...

C’est la violence dans un quartier, dans une famille, dans un pays, la violence qui met au grand jour la méchanceté des hommes, la cruauté parfois... ce que l’on n’avait jamais envisagé...

C’est la souffrance des enfants et leur regard lucide sur ceux par qui leur souffrance arrive et qui sont aussi ceux qu’ils aiment...

C’est aussi toutes ces personnes qui sont comme perdues, inaccessibles, tant leur souffrance psychique, leur dépendance de la drogue ou de l’alcool est grande. On ne peut alors que recevoir leur détresse... sans savoir si elles sont atteintes par notre présence...

Des personnes qui souffrent

Ces situations ont en commun de nous mettre dans un face-à-face avec des personnes qui souffrent. Un face-à-face avec l’humain auquel on ne peut pas échapper et qui réveille en nous des émotions : chez certains la révolte, la colère qui les poussent à crier, chez d’autres la peine qui les laisse sans voix, sans mots pour dire les choses.

Les émotions sont précieuses, elles ont besoin de s’exprimer. Elles révèlent ce que l’intolérable réveille en nous de notre propre histoire. Nous ne sommes pas les mêmes face à une jeune mère de famille qui se meurt à cause d’une maladie provoquée par l’alcoolisme si dans notre propre famille, un être cher est mort de la même façon... Nous ne sommes pas les mêmes face à la violence si nous avons vécu ou pas la violence pendant notre enfance. Nous ne sommes pas les mêmes face à l’abandon d’un enfant si nous avons souffert nous-mêmes ou pas d’un abandon... etc.

Les personnes ayant pu traverser des situations intolérables sans dommage ont souvent bénéficié d’un environnement humain qui acceptait la diversité des émotions et tirait partie des ressentis différents pour arriver à mieux comprendre la situation et les personnes qui la vivent.

Au-delà des émotions

Combien, face à ces situations, n’ont pas éprouvé un sentiment de honte ? Honte partagée avec les personnes en situation de dénuement, honte que la communauté humaine laisse des personnes dans un tel état d’abandon, mais aussi honte d’avoir été trompé, d’avoir été naïf sur les réalités humaines - ceux que l’on estimait, que l’on croyait aimer se révèlent cruels, méchants... Honte qui nous atteint profondément et nous paralyse.

Face à l’intolérable, nous ressentons de l’impuissance, nous sommes dépassés, écrasés... Engagés pour que la situation des familles ou personnes qui vivent la misère change, il nous est difficile d’accepter que notre engagement n’ait pas d’impact, de ne pas en voir les fruits.

Pourtant, ce passage par l’impuissance permet d’abandonner une toute-puissance illusoire qui n’est pas sans risque pour ceux avec qui nous sommes engagés. Cette perte est sans doute la condition pour que les plus faibles eux-mêmes, ceux qui vivent les situations intolérables se mettent en route. Ils trouvent ainsi sur leur chemin non pas des puissants qui conseillent, voire qui décident, mais des compagnons sur lesquels s’appuyer. Et alors s’ouvre à nous leur enseignement : ils sont dans une vie qu’ils ne maîtrisent pas et ils nous apprennent que s’il y a des choses de la vie qu’on peut changer, il y en a d’autres qu’on ne peut qu’assumer - mais en les portant à plusieurs, elles paraissent plus légères. Assumer ce que l’on ne peut changer produit des transformations intérieures, ouvrant la voie à une libération. Mais, il est vrai, elles sont beaucoup moins visibles dans l’immédiat que des changements dans les situations extérieures.

Si le sentiment d’impuissance, quand il engendre une réelle présence, est fécond, un autre sentiment est perçu comme néfaste : le sentiment de culpabilité. Il naît souvent du fait que l’on croyait faire le bien. Or la misère crée des situations où le bien, le mal ne sont pas séparés et séparables. Tout s’entremêle et met à l’épreuve nos valeurs. Jusqu’à ce moment où nous vivons ces situations intolérables, nous avions classé certaines choses comme étant inhumaines et nous les mettions loin de nous. Là, nous découvrons qu’elles font partie de la nature humaine. Une volontaire disait : « J’ai vécu des moments lumineux et au milieu de tout ça, l’horreur et la violence. Aujourd’hui, pour moi, l’humanité c’est aussi ça... Ce sera toujours là, c’est de l’ordre du possible. Je ne peux pas l’effacer »

Nos idéaux ne sont pas des certitudes que nous nous imposerions envers et contre tout, déniant la réalité ou nous la cachant. Ils ne sont pas non plus des buts lointains vers lesquels nous progresserions lentement. Ils sont à vivre au cœur des réalités humaines, au cœur de l’intolérable.

Dépasser les sentiments de honte et de culpabilité, accepter la perte de la toute-puissance est le chemin intérieur sur lequel nous conduit le face-à-face avec l’intolérable mais il nous pousse aussi à ne pas rester seul. Il devient vital de retisser des liens entre les hommes comme, par exemple, permettre à des gens d’oser aller voir cette maman si décriée..., permettre à des jeunes de reparler avec les autorités de leur quartier..., solliciter d’autres pour nous conseiller, pour réfléchir, pour demander un service, un soutien, une participation. Solliciter ainsi l’engagement d’autres personnes, c’est recréer les liens qui unissent les plus pauvres aux autres hommes. C’est aussi cultiver les valeurs que chacun porte et continue de porter en lui mais que les situations extrêmes mettent à mal, qu’elles empêchent de vivre.

Où puiser nos forces ?

Même si nous réagissons, en refusant de rester seul et en tissant des liens avec d’autres, en mettant en action notre refus de l’intolérable, reste que le face-à-face personnel est déstabilisant, parfois même effrayant, et que chacun passe par des moments de doute, de désir de fuite ou de renoncement, se sentant trop incapable.

Nous ne sommes cependant pas sans de nombreux points d’appui.

L’écriture quotidienne est un outil très précieux : il offre un moment pour prendre recul, pour mieux comprendre, pour dialoguer avec soi-même.

Le plus souvent aussi, nous nous tournons vers notre environnement proche, ceux qui portent l’engagement le plus semblable au nôtre. Mais la proximité d’engagement ne donne pas forcément une même façon de vivre les situations extrêmes, ne nous donne pas forcément une même conception de l’urgence, par exemple. Nous ne sommes pas tous de même culture, de même origine sociale, de même éducation... et là où nous pensions trouver rapidement et naturellement un appui, nous trouvons des points de vue différents, des approches différentes, parfois cela embrouille. Face aux situations extrêmes, le climat de confiance entre personnes engagées, l’espace de fraternité pour se recevoir les uns et les autres de façon authentique, libre et confiante est à créer. Beaucoup estiment nécessaire d’avoir des personnes en retrait pour créer de tels espaces. Des personnes disent chercher et trouver un grand soutien dans leur foi religieuse, auprès de leur communauté religieuse et dans la prière. D’autres le puisent dans les sciences humaines, soit dans un cheminement personnel, soit dans une formation.

Pouvoir lire, relire les écrits du père Joseph Wresinski est une chance et les jeunes sont étonnés de l’actualité de sa pensée.

Un autre soutien très fréquemment évoqué est celui des très pauvres eux-mêmes. Nous croyons les accompagner dans ces situations de détresse et nous nous apercevons que ce sont eux qui nous accompagnent sur notre chemin de vie. Ce renversement des rôles ne peut être dit avec légèreté. Nous avons décrit plus haut comment le face-à-face avec l’intolérable réveille en nous des batailles, avec notre volonté de puissance, notre culpabilité, nos peurs, nos fragilités ou nos faiblesses, nos désarrois... Il nous faut lâcher prise... alors et alors seulement, nous sommes disponibles pour recevoir les souffrances des plus pauvres et avec elles aussi leur façon de prendre la vie, de faire face à leur situation, de la méditer. C’est là qu’ils révèlent le propre sens qu’ils donnent à leur vie – et nous recevons, au-delà de leur souffrance, leur humanité et leur espérance. C’est là que se situe une relation d’égale dignité. Et que notre engagement peut puiser ses forces dans une spiritualité partagée.

Brigitte Jaboureck

Volontaire d’ATD Quart Monde depuis vingt-six ans, mariée, 3 enfants, Brigitte Jaboureck est actuellement au centre international de ce mouvement. Elle a animé ces dernières années une dynamique de réflexion et un séminaire intitulés « Qui sommes-nous face aux situations extrêmes ? »

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