« Ma tête ne sera jamais brocante »

ATD Quart Monde Océan Indien

Citer cet article

Référence électronique

ATD Quart Monde Océan Indien, « « Ma tête ne sera jamais brocante » », Revue Quart Monde [En ligne], 192 | 2004/4, mis en ligne le 01 avril 2005, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1328

Est-ce votre prestance, votre expérience de la vie qui faisait qu’on ne disait jamais votre prénom tout seul mais toujours : Monsieur Dominique ? Impossible d’imaginer que nous ne reverrons plus à Madagascar votre silhouette, grand corps usé de misère semblant trop grand, trop maigre et pourtant si fier. C’est le long de la voie ferrée « Lalamby » que pour la première fois, M. Dominique s’est présenté comme responsable d’un des secteurs avec un autre habitant inséparable, M. Jean Pierre.

Il parlait français. Au vu de ses connaissances, on pouvait deviner que sa vie n’avait pas toujours été si rude. Veuf, il s’était remis en ménage et avait une petite fille.

D’emblée l’esprit de recherche de dignité d’ATD Quart Monde a séduit M. Dominique. C’était comme une intuition que nous étions sur une route commune : « Ce que j’aime dans notre Mouvement c’est que vous n’abaissez pas votre regard vers nous, vous nous élevez », disait-il.

Quand il s’est agi de déplacer les 325 familles du quartier, pour la réhabilitation de la voie ferrée, les acteurs sociaux doutaient qu’un représentant puisse sortir de ce quartier. M. Dominique a pris cette tâche très au sérieux. Il présentait ainsi sa mission : « Rappeler la place des plus pauvres auprès des autorités et expliquer ce qu’il est possible de faire aux habitants. » Il voulait que ce déplacement des populations ne soit pas vécu comme une expulsion, mais comme un nouveau départ. Dans ce rôle difficile, un jour, il s’est fait rouer de coups par un groupe de jeunes, qui l’accusait d’être à l’origine du départ de Lalamby. Il n’a pas abandonné sachant que ceux qui prennent des responsabilités prennent aussi des risques.

A l’occasion d’une rencontre de familles de Tananarive et de Tuléar, il disait : « Dans notre situation de misère, le meilleur médicament c’est cette solidarité. » « Avec notre Mouvement, j’ai pu prendre la parole pour défendre les autres. J’aimerais écrire mon histoire pour transmettre cela à mes descendants » « Ceux qui ne veulent pas s’abaisser vers le pauvre se croient supérieurs. Ils ne savent pas que c’est comme cela qu’ils peuvent s’élever »

Le 1er avril 2003, les familles montaient dans des cars et quittaient Tananarive avec en tête le rêve d’un avenir meilleur.

En stationnement provisoire dans un camp sous tentes, une autre épreuve l’attend. En août 2003, il perd son épouse et son dernier enfant. « Dieu m’avait donné le bonheur. Il a repris ma femme et mon bébé, mais je ne perds pas l’Espérance »

M. Dominique cherchait toujours à partager ses connaissances, ses compétences. Il avait demandé des livres, des stylos, un tableau noir pour faire l’école aux enfants. Il avait poussé les adultes du camp à réunir les papiers indispensables à l’établissement d’une carte d’identité. Puis, il nous avait demandé de les aider à avoir des photos d’identité. Lui-même ne se décourageait pas, cherchant divers travaux pour gagner un peu de nourriture.

Pour le 17 octobre 2003, M. Dominique avait transmis ce message qu’il avait écrit sur deux feuilles quadrillées, un en malgache, un autre en français : « Nous restons dans ce camp parce que nous croyons que nous arriverons un jour dans cette terre qu’on nous a promise. Là où nous pourrons cultiver, à Ankazobe. Notre désir pour nos enfants, c’est qu’ils ne deviennent pas comme nous, leurs parents. Qu’ils réussissent au moins à être institutrice ou médecin ! Nous souhaitons que nos enfants aillent tous à l’école. Notre objectif, c’est leur réussite. Nous ne voulons plus connaître le manque de logement et le manque de travail, ne plus être considérés comme des « quatre-mi »1 4 situations dégradantes) Ne plus revenir sur Lalamby car ce n’est pas par notre volonté que nous avons habité là mais à cause de la misère qui nous écrasait. Quand nous serons sortis de cette misère, nous allons faire sortir aussi ceux qui sont encore au fond du trou... »

Au fil des mois, la situation s’est dégradée dans le camp, les bâches avaient été déchirées par le cyclone, le terrain était inondé par les pluies. A un responsable de la mairie dont il ressentait le mépris, il répondit : « Je ne vous cache pas que je vends de la brocante2 mais ma tête ne sera jamais « brocante » ! Vous avez dit que vous allez nettoyer la ville parce qu’il faut réhabiliter. Si c’est pour faire des grandes maisons sans occupant, c’est comme le désert. N’est-ce pas plus important de sauver des vies en danger ? J’ose dire que je suis le représentant des « quatre-mi ». Je vois bien qu’on ne nous considère pas comme des êtres humains. Chacun doit savoir qu’il a des droits en tant qu’être humain jusqu’au petit enfant. Nous sommes victimes de la rénovation de la voie ferrée. On nous dit que cela sera un bénéfice pour tout le pays. Mais est-ce que les citoyens que nous sommes ne constituent pas le pays ? Il faut faire quelque chose pour que le pays progresse, mais nous ne voulons pas être sacrifiés. Tout a été fait pour qu’on s’en aille, mais après ? Nous passons par des moments où nous sommes désespérés, malgré tout nous ne sommes pas amers car nous nous attendions à cela. Si quelqu’un voit que tu as déjà fait tellement d’efforts sans succès, si c’est une personne consciente, elle devrait nous assister. Au lieu de cela, on nous abandonne »

Un an après le premier voyage en car, les familles repartent vers un autre lieu : Ankarefo où elles seront à l’abri dans de vraies maisons. Leur séjour reste encore provisoire et leur vie, précaire, en attendant que les projets prévus à Ankazobe se réalisent.

Depuis le décès de sa femme et de sa fille, si M. Dominique disait souvent qu’il ne se décourageait pas, ses voisins et amis le voyaient très sombre, assis devant sa maison, solitaire, à la tombée de la nuit.

Il nous a quittés en ce mois d’août 2004, sans être allé au bout de son rêve : pouvoir cultiver, être autonome, quelque part sur la route d’Ankazobe.

Témoignage publié dans Dis Cette Lettre - Lettre aux amis de l'Océan Indien, Atd Quart Monde

1 Terme désignant les pauvres par la lettre mi qui débute (en malgache)

2 La plupart des habitants du quartier font de la récupération dans les bennes à ordure pour revendre)

1 Terme désignant les pauvres par la lettre mi qui débute (en malgache)

2 La plupart des habitants du quartier font de la récupération dans les bennes à ordure pour revendre)

CC BY-NC-ND