La pauvreté, un processus

Serge Latouche

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Serge Latouche, « La pauvreté, un processus », Revue Quart Monde [En ligne], 192 | 2004/4, mis en ligne le 05 mai 2005, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1338

La pauvreté, mauvaise conscience des âmes sensibles et invention perverse des maîtres du monde...

Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, le « bon » docteur James Wolfenson, président de la Banque mondiale déclarait qu’il fallait lancer des programmes de lutte contre la pauvreté. Son compère, le « brave » Micke Moore, alors secrétaire de l’Organisation mondiale du commerce, renchérissait : il faut accélérer la libéralisation du commerce pour en finir avec la misère du monde. Et cela, en dépit des résultats catastrophiques de l’Uruguay Round pour les Pays les moins avancés (PMA). L’instrumentalisation et la culpabilisation des victimes de l’ordre mondial sont ainsi poussées à leur comble. Les rapports des institutions financières internationales sur la pauvreté sont des monuments d’hypocrisie. Tout le monde sait parfaitement que seule la renonciation à notre modèle de civilisation, au mode de vie occidental, peut permettre une amélioration de la situation des pays du Sud. Tant que l’Éthiopie et la Somalie sont condamnées, au plus fort de la disette, à exporter des aliments pour nos animaux domestiques, tant que nous engraissons notre bétail de boucherie avec les tourteaux de soja faits sur les brûlis de la forêt amazonienne, nous asphyxions toute tentative de véritable autonomie pour le Sud1 Le Programme d’action en faveur des PMA de réduire de moitié le nombre de personnes vivant dans l’extrême pauvreté d’ici 2015 est une fumisterie2

Un processus de « misérabilisation »

La pauvreté est une pièce importante du dispositif du Nouvel ordre mondial. L’entreprise occidentale du développement économique mondialisé trouve sa vérité dans un processus de « misérabilisation » planétaire. En décrétant que les pays non occidentaux étaient sous-développés, les économistes ont décidé dès le départ qu’ils étaient misérables. En fait, la pauvreté africaine, la plus voyante aujourd’hui, est surdéterminée dans l’imaginaire occidental par une longue tradition d’assimilation symbolique entre les pauvres et les sauvages : nos indigents sont nos indigènes, et donc les indigènes sont des indigents... Ce dispositif a permis d’objectifier et d’instrumentaliser les uns et les autres.

Les non occidentaux, d’une certaine façon, sont tous pauvres, voire misérables. Appartenir à une société dévaluée rejaillit sur le statut de tous, y compris de ceux qui ont les plus grosses fortunes de la planète dans un coffre-fort en Suisse. Cette pauvreté officielle, de façade, ne laisse pas de cacher des situations pensées et vécues comme très différentes. Par ailleurs, sur la base communément admise que la pauvreté renvoie au manque, à la carence, presque personne n’y échappe. Qui est pleinement satisfait de son sort ? Les repus souffrent de carences affectives et parfois, aussi, de déficits nutritionnels qualitatifs. Les affamés, de leur coté, se plaignent rarement d’une insuffisance de calories en tant que telle, mais de bien d’autres choses : non-reconnaissance de leur dignité, absence de statut social, etc. Les théologiens catholiques eux-mêmes, après avoir posé que les pauvres ont droit au superflu des riches se sont trouvés bien en peine pour définir concrètement ce qui est superflu.

La misère psychique et spirituelle des repus produit à l’autre bout la misère matérielle des exclus, car dans une société qui pense que la vie est un combat et la mort un échec, le remède à la dépression psychique est l’excitation dont la spéculation boursière donne l’exemple. Cette double misère est exacerbée par la publicité qui est un moyen de vous rendre mécontent de ce que vous avez pour vous faire désirer ce que vous n’avez pas.

Un développement destructeur

La définition de la pauvreté comme un absolu est l’artifice privilégié de cette tragi-comédie. La pauvreté est un concept codé issu de la société occidentale basée sur l’économie et l’individualisme. La pauvreté n’est pas un état, c’est un processus. Les pays du Sud sont confrontés à la logique économique, celle du développement global. C’est une logique qui est destructrice de leurs moyens de survie et de leur environnement, qui les met dans une situation d’appauvrissement ou d’accroissement de la précarité.

Si on veut trouver de la pauvreté et des pauvres en Afrique, on n’aura aucun problème, en ville et à la campagne. Mais si on ne veut pas en trouver, non plus... La Banque mondiale n’en trouve pas en ville, parce que, privilégiant les évaluations monétaires, elle constate que les ressources des urbains sont nettement plus élevées que celles des paysans, que l’accès aux services est plus facile en ville qu’au village et que la couverture des « besoins essentiels » y est mieux assurée. A l’inverse, ceux qui ont fait des enquêtes à la campagne, en s’attachant au vécu réel des ruraux et non à des critères abstraits et extérieurs, peuvent ne pas rencontrer non plus la très grande pauvreté, car là, tout le monde se débrouille pour se nourrir et couvrir ses besoins minimaux. Les critères « raisonnables » d’un « seuil de pauvreté » du genre « moins de la moitié du revenu moyen » ont un sens dans une société urbaine monétarisée et individualiste, pas dans une communauté rurale holiste. Les critères de comparaison monétaires du genre moins de un ou deux dollars par jour sont proprement surréalistes.

L’imaginaire économique

La mode est donc aux indices de développement humain et autres sophistications statistiques. On recherche toujours des critères, des évaluations de situations, forcément objectifs, qui seraient vraiment universels et transculturels. Ce faisant, on ne quitte pas pour autant l’espace de l’imaginaire économique occidental. Mais qualifier de besoins les éléments d’un mode vie « idéal » occidental permet de l’imposer symboliquement dans l’imaginaire des autres sociétés. La recherche de et sur la pauvreté n’échappe ni à l’impérialisme culturel, ni à l’ethnocentrisme.

Evidente au regard de l’expert extérieur et invisible ou presque de l’intérieur de la société concernée, la pauvreté est donc le plus souvent « non pensée ». Les processus objectifs étrangers au milieu sont ressentis et vécus comme une fatalité. Certaines populations sont désarmées face à ce destin artificiellement créé par l’occidentalisation du monde et en désarroi devant le déficit de sens ainsi advenu.

Finalement, quel est le nombre de réprouvés, victimes de l’économie mondiale ? Un, deux ou deux milliards huit cents millions suivant le compte de la Banque mondiale de ceux qui vivent avec moins d’un ou deux dollars par jour ? Probablement pas tous ceux-là, mais sans doute beaucoup plus au total si on inclut les nouveaux pauvres de l’Occident et ceux des pays de l’Est, moins bien lotis avec quelques dollars de plus...

Pour réduire la misère du monde, sans doute faudrait-il écouter le cri du cœur du leader paysan guatémaltèque : « Laissez les pauvres tranquilles et ne leur parlez plus de développement »3 Construire au Sud comme au Nord des sociétés conviviales, autonomes et économes passe par la remise en cause radicale du culte de la croissance économique et des logiques de sa mise en œuvre.

1 Sans compter que ces « déménagements » planétaires contribuent à déréguler un

peu plus le climat, que ces cultures spéculatives de latifondiaires privent les pauvres du Brésil de haricots et qu'en prime, on risque d'avoir des

2 Voir aussi : Majid Rahnema, « La pauvreté globale, une invention qui s'en prend aux pauvres »,

Interculture n° 2 Printemps l991,Montréal, vol XXIV.

3 Fragilité de la puissance, Alain Gras, Fayard, 2003.p. 249
1 Sans compter que ces « déménagements » planétaires contribuent à déréguler un

peu plus le climat, que ces cultures spéculatives de latifondiaires privent les pauvres du Brésil de haricots et qu'en prime, on risque d'avoir des catastrophes biogénétiques du genre vaches folles...

2 Voir aussi : Majid Rahnema, « La pauvreté globale, une invention qui s'en prend aux pauvres »,

Interculture n° 2 Printemps l991,Montréal, vol XXIV.

3 Fragilité de la puissance, Alain Gras, Fayard, 2003.p. 249

Serge Latouche

Serge Latouche est professeur émérite d’économie de l’université de Paris-Sud, objecteur de croissance, président de la Ligne d’horizon (association des amis de François Partant). Son dernier ouvrage : Survivre au développement. De la décolonisation de l'imaginaire économique à la construction d'une société alternative. (Mille et une nuits, Fayard, 2004 )

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