Quand l’art met en mouvement

Yves Pasquier

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Yves Pasquier, « Quand l’art met en mouvement », Revue Quart Monde [Online], 190 | 2004/2, Online since 05 November 2004, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1367

En 2006 un puzzle de quarante-deux pièces sera exposé à flanc de montagne dans la vallée de la Maurienne. A travers cette réalisation, l’association Solid’Art invite toute la population de la région à participer à cette œuvre d’art collective en associant les personnes en grande difficulté.

Index de mots-clés

Culture, Citoyenneté, Solidarité

Index géographique

France

Au début des années 1980, ma femme Elisabeth et moi-même avons eu la chance de pouvoir travailler, au sein du Mouvement ATD Quart Monde, à la réhabilitation d’un quartier très dégradé de Paris. Lorsque nous avons réfléchi avec les habitants à ce qui comptait le plus pour eux dans la perspective de cette réhabilitation, tous furent unanimes : « Nous voulons montrer qu’il peut sortir quelque chose de beau de notre quartier pourri, que nous pouvons faire quelque chose de beau, ensemble. » Ainsi, alors que beaucoup n’avaient ni eau chaude, ni chauffage, ni porte, ni fenêtre, le changement qui leur semblait prioritaire concernait leur dignité, leur image, leur reconnaissance par la collectivité. Il fut donc décidé de donner une suite à cette proposition en préparant un grand et beau spectacle Son et Lumière qui présenterait la vie des habitants les plus défavorisés de ce quartier depuis 4 siècles (Cf. Pieds humides et gagne petit, Ed. Quart Monde, 1984).

L’aventure qui suivit, les relations et solidarités nouvelles qui virent le jour, la dynamique générée à partir de cette création collective et la qualité du spectacle présenté bouleversèrent véritablement notre regard sur les relations humaines, sur la manière d’appréhender le travail social et la solidarité. Ceci alimenta aussi notre réflexion sur la pratique artistique et le rôle social de la culture.

L’émergence d’un projet

De retour dans notre Savoie natale, pendant plusieurs années nous avons porté au fond de nous le rêve de vivre à l’échelle de notre vallée, la Maurienne, une démarche identique à celle que nous avions vécue à Paris (même si le contexte n’est pas comparable : notre région est plutôt socialement favorisée). C’est en 1992 que l’idée jaillit : nous proposons alors aux associations locales (d’abord à celles qui se préoccupent de solidarité) de réfléchir à une création collective qui permettrait de générer de la fierté pour tous et de la richesse humaine tout en valorisant l’image de notre vallée.

De cette réflexion doit naître un nouveau type de «métier à tisser » du lien social, un outil de développement local et global qui s’appuierait sur la capacité créatrice de chacun des habitants de notre vallée. De cette réflexion doit naître un projet qui « s’adresse à tous », (non pas un projet pour les plus démunis), mais au sein duquel les personnes les plus en difficulté pourraient prendre leur place. Ce projet, de l’avis général, était complètement fou. Mais il a suscité beaucoup d’enthousiasme et de solidarité. Un comité de pilotage a réfléchi à sa forme et à la façon dont il créera du lien : la Maurienne a une identité forte mais elle s’étend sur cent vingt kilomètres, ce qui ne facilite pas les projets communs ni les rencontres.

C’est la symbolique du puzzle qui fut retenue : quarante-deux mille pièces, représentant les quarante-deux mille habitants de la vallée, chacun étant invité à marquer de son empreinte la pièce qui le représenterait. L’idée a d’abord été expérimentée dans la commune où nous vivons, Villargondran. A l’occasion de l’inauguration d’une belle salle polyvalente, nous proposons aux mille habitants de réaliser une fresque constituée de mille pièces représentant chacun d’eux. C’est un vif succès qui nous donne l’audace d’étendre cette démarche à l’ensemble de la vallée. En 1993, un comité de treize associations se constitue et donne naissance à l’association Solid’Art. Du Secours catholique, au Rotary club en passant par Amnesty international ou Terre des hommes, ces associations ancrées localement ont toutes des sensibilités et des approches différentes de la solidarité. Pendant plusieurs mois, nous apprenons à travailler ensemble, à donner le même sens aux mots, à définir des objectifs communs.

Dans le même temps, un réseau de plus cinq cents partenaires (écoles, entreprises, associations, maisons de retraite...) ne tarde pas à nous rejoindre et à donner du sens à cette démarche.

Parallèlement, l’idée mûrit sur le plan artistique. Nous ne voulions pas d’une simple animation éphémère. Nous souhaitions une démarche artistique forte, riche de sens. Nous nous sommes formés au monde de l’art par des lectures et des rencontres tout en constituant un réseau d’artistes compétents et reconnus (César, Philippe Découflé, Yves Michaud, Renonciat...). Ceci nous permit d’élaborer un cahier des charges et de définir les contours de l’œuvre. Celle-ci sera en aluminium (matériau qui trouve du sens dans l’histoire économique de notre vallée), constituée de quarante-deux éléments représentant chacun des habitants pour une superficie de cinq mille mètres carrés, et devra réserver des espaces de création pour les habitants de la vallée et leurs amis. Nous invitons les artistes à se situer comme des solistes virtuoses (ce qu’ils sont) et aussi comme des chefs d’orchestre capables de faire jaillir la création des autres. Deux cent cinquante artistes de France et d’Europe ont travaillé sur le concept et c’est à l’automne 1994 qu’un jury a fait le choix de «Laura ».

Une création collective

La réalisation de «Laura » repose sur la technique de la gravure à l’eau-forte. Chaque personne de la vallée sera invitée à graver une pièce en y laissant le message qu’elle souhaite, puis les quarante-deux mille pièces seront assemblées. La mise en œuvre, à cette échelle, suppose des moyens conséquents. Grâce à des partenaires efficaces (parmi eux, le conseil général de Savoie et la Fondation Caisse d’Epargne), nous mettons sur pied un atelier de gravure et pouvons embaucher dès 1996 une dizaine de personnes dans le cadre de contrats emplois solidarité (CES). La création collective put alors commencer.

En 1997, Solid’Art organisa une grande fête populaire pour présenter le projet à la population et tester ses réactions. Nous avions installé l’œuvre sur un site au fond de la vallée, facilement accessible, de manière provisoire, pour que les gens se rendent compte de l’envergure du projet, de son impact sur l’environnement, de sa forme, de ses défauts. Devant le succès remporté par cette première présentation, Solid’Art décide d’installer «Laura » de manière définitive. L’association met trois ans à trouver les financements pour réaliser une étude de faisabilité, finalement prise en charge par les conseils généraux et régionaux.

La commune de Sainte Marie de Cuines proposa le site qui accueillera «Laura ». Solid’Art mit alors en place un chantier d’insertion pour que les personnes en difficulté travaillent à cette installation gigantesque. Si les ateliers et le chantier d’insertion constituent un aspect important, le projet ne va pas sans la participation de tous. A Solid’Art chacun peut être acteur, ainsi la lutte contre l’exclusion devient-elle l’objectif de chacun.

L’une des forces de ce projet est donc son approche non catégorielle : il ne s’adresse pas aux exclus, ni aux femmes battues, ni aux malades du Sida... Il s’adresse à tous et nous avons veillé à ce que tous puissent en être. La chance de l’atelier de gravure est qu’il se trouve au cœur du dispositif, au cœur d’un réseau de relations et de partenariats divers (et non pas en bout de chaîne comme c’est bien souvent le cas pour les activités d’insertion). De lui dépend la qualité du travail réalisé collectivement. Cela confère au personnel une grande responsabilité, une grande fierté aussi...

L’activité générée profite à tous et contribue au développement global de notre vallée.

Nous expérimentons ainsi de nouvelles formes de travail et d’utilité sociale. Souvent les associations d’insertion proposent aux personnes en difficulté la récupération de vieux pneus, le conditionnement de machines à laver, et rarement la création d’une œuvre d’art unique.

Solid’Art envisage maintenant la création d’une entreprise d’insertion pour développer une activité commerciale et valoriser les compétences acquises dans le domaine de la gravure. L’atelier a déjà réalisé divers travaux : création d’horloges décoratives, de panneaux signalétiques pour la ville et l’écomusée. L’association a aussi d’autres projets : un soutien à la création du musée de l’aluminium par la ville de Saint Michel de Maurienne, la collaboration avec un atelier de Madagascar travaillant la corne de vache et de zébu.

Aujourd’hui, on ne peut plus seulement être attaché à la production de biens matériels. On peut se passer de «Laura », bien sûr, mais elle a une utilité sociale : permettre au plus grand nombre de participer à une œuvre. Il faut inventer pour que tout le monde puisse trouver sa place.

Yves Pasquier

Président et animateur de l’association Solid’Art Maurienne, Yves Pasquier a toujours été engagé dans le domaine social ainsi que son épouse Elizabeth (éducation spécialisée, accompagnement d'enfants et d’adultes). Anciens volontaires d’ATD Quart Monde, ils ont fondé une association pour accueillir en vacances des familles en grandes difficultés.

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