Des hommes se sont levés

Yves Hamant

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Yves Hamant, « Des hommes se sont levés », Revue Quart Monde [En ligne], 157 | 1996/1, mis en ligne le 01 octobre 1996, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1380

Cet entretien aborde et d’abord par le témoignage une question de toujours : Comment vivre en homme ? L’ambition du système soviétique de donner naissance à une humanité nouvelle a conduit les autorités politiques à négliger et combattre bien des repères en particulier ceux touchant à l’autonomie de jugement des personnes. L’héritage de la Russie aujourd’hui est certes celui de ce système mais aussi celui de ceux innombrables et inconnus qui ont lutté pour préserver à la volonté de vivre en homme ses espaces propres. « La face lumineuse » de la Russie d’hier et d’aujourd’hui nous éclaire le chemin pour l’avenir. Propos recueillis par Louis Join-Lambert

Revue Quart Monde (RQM) : « La face lumineuse de la Russie » ? Voilà comment vous, Yves Hamant parlez de ces Russes qui sont révoltés scandalisés, inquiets pour l’avenir de leur pays. Pourriez-vous, par un ou deux portraits, nous faire découvrir cette partie, encore trop méconnue, de la société russe ?

Yves Hamant (YH) : ! En parlant de la face lumineuse de la Russie, je pensais surtout à ces hommes et des femmes qui, à l’époque soviétique, ont résisté à la déshumanisation, ont ranimé cette petite flamme qui est au fond de chacun d’entre nous. Je commencerai par Nathalia Stolikarova. Elle est née en 1918 en Italie. Sa mère, révolutionnaire, avait participé à un attentat contre un ministre de Nicolas II, attentat qui avait fait trente morts. Elle avait alors été condamnée à mort, puis graciée. Elle s’était enfuie de prison et avait rejoint l’Occident via le Japon.

Nathalia a été élevée à Paris. Elle a fréquenté l’institution Sévigné. Vers 1935-1936, elle est rentrée en URSS « Je veux vivre avec mon peuple », dit-elle. Elle était pourtant très liée à un poète russe émigré qui l’avait prévenue des risques qu’elle courait en retournant dans son pays.

Très vite, elle fut arrêtée, envoyée en camp, libérée, puis de nouveau arrêtée, envoyées en camp… Ainsi jusqu’au début de la déstalinisation en 1956.

Elle est protégée par un grand écrivain juif, Ehrenbourg, homme un peu trouble et ambigu comme tous ceux en lien avec le régime. Lorsque en 1962, Soljiénitsyne a publié Une journée d’Yvan Denissovitch, elle a tenu absolument à faire connaissance. Elle lui a téléphoné prétextant qu’Ehrenbourg voulait le rencontrer, ce qui était absolument faux. Soljénitsyne a été furieux quand il s’est rendu compte de la supercherie. Ce fut néanmoins le début de leur amitié. Elle l’a aidé à organiser ses premiers contacts avec l’Occident. Quand il fut exilé, elle a servi de lien entre lui et ses amis restés en Russie.

Nathalia Stoliarova n’est pas croyante. Pourquoi alors a-t-elle pris tant de risques ? En 1974, au moment de son expulsion, Soljinénityne a créé un Fonds d’aide aux prisonniers politiques et à leur famille. Ce Fonds s’était bâti à partir d’une action spontanée d personnes voulant aider les prisonniers. Soljientysne a légué au Fonds ses droits d’auteur de l’archipel du goulag, ce qui a permis de fonctionner avec davantage de moyens tout en gardant les mêmes gens, qui étaient tous des clandestins. Seul l’administrateur était désigné officiellement. Nathalila Stoliarova y participait en faisant transiter l’argent. Ce pouvait être très dangereux.

C’est une femme d’audace, courageuse, animée d’une grande volonté de vivre. Elle a toujours refusé d’écrire ses mémoires : « Moi que voulez-vous ? j’ai toutes les années de camp à rattraper. J’ai envie de profiter de la vie ». Ce goût de vivre l’amenait à aider les autres. La volonté de défier le système l’animait également. Il y avait aussi sûrement un certain côté ludique dans son opposition.

La deuxième figure dont je parlerai est Khodorovitch. Il faut l’avant dernier administrateur du Fonds d’aide aux prisonniers politiques créé par Soljénityne. Comment tous ses prédécesseurs à ce poste « officiel », il a été arrêté. Il a été condamné en 1984, avant d’être libéré et expulsé en 1987. Il figurait en effet sur la liste de Sakharov1. Il a été un des premiers libérés et la libération était alors obligatoirement conditionnée par l’expulsion. Il est arrivé en France en avril 1987.

Il n’est pas issu du milieu intellectuel moscovite. C’est un provincial, un autodidacte. Pourquoi son engagement ? En 1970, Khodorovitch a lu le premier cercle dans lequel Soljénityne fait écrire à un de ses héros : « Il y aura toujours des injustices dans le monde, mais elles ne passeront pas par moi ». Cette phrase est devenue la ligne de conduite de Khodorovitch.

Il a mené seul son cheminement. Voici une anecdote qui l’illustre bien. En 1970, il était menuisier en Crimée. Il a décidé de ne pas voter car les élections avec un seul candidat n’avaient aucun sens selon lui. En URSS, il fallait pourtant absolument que toute la population vote. A la fin de la journée, les scrutateurs sont venus le trouver avec l’urne. C’était une pratique très courante. Mais lui leur dit : « Non, je ne veux pas voter ». Les autorités locales ne comprenaient et ne savaient que faire face à son refus. Le maire est venu : « Que veux-tu ? un appartement ? On va s’arranger » (Si c’était une manière de demander quelque chose, il était prêt à le satisfaire). Puis, le chef du KGB est venu… Il n’y a rien eu à faire ; il a refusé de voter. Les autres ne pouvaient absolument pas comprendre ses motivations. En fait Khodorovitch suivait sa ligne de conduite.

Ensuite, il a été conforté dans son « opposition » par l’appel Ne pas vivre selon le mensonge lancé par Soljénityne en 1974, lors de son arrestation – expulsion. Puis, il s’est rapproché des dissidents à Moscou. Il a assisté à des procès politiques. Il s’est lié avec Sakharov. Plus tard, il est devenu orthodoxe mais sa motivation initiale n’était pas d’ordre religieux. C’était une lutte pour défendre la dignité de l’homme face au système. Et c’est cela qui a animé la plupart des dissidents.

RQM : N’y avait-il que cette forme de dissidence ? Certains dissidents n’étaient-ils pas animés par leurs convictions religieuses ?

YH : Ceux qui, dans leur existence, avaient pour but la lutte contre le système menaient un combat noble mais ils sont aujourd’hui relativement désemparés. Au contraire, ceux qui ont été élevés dans la mouvance du père Men sont beaucoup moins désorientés. Le père Alexandre Men, prêtre orthodoxe russe assassiné en 1990, qui a consacré sa vie à faire connaître le Christ à ses compatriotes coupés de toute tradition religieuse, est pour moi le représentant parfait de la face lumineuse de la Russie. Or, il ne s’est jamais déterminé par rapport au régime. « On peut vivre en chrétien quelles que soient les circonstances. On doit vivre en chrétien même sous le régime communiste. Les chrétiens sont toujours en décalage par rapport à la société humaine tout en étant dedans. On n’est pas de ce monde mais dans le monde ». Cette approche est différente de la dissidence. Les conditions nouvelles offrent des possibilités nouvelles qu’il faut utiliser pour témoigner, pour servir…

RQM : Ne pas vivre selon le mensonge est une face de cette résistance au système. Dans le chêne et le veau, Soljénitsyne a découvert à quel point sa position déstabilisait les hommes du système. « Cette affirmation de faits et de ce qu’ont vécu de petites gens du goulag est de l’ordre de la vérité par rapport au mensonge. Et c’est un ordre qui nous dépasse tous et qui appartient à l’histoire et à l’avenir de note peuple ». Le fait de ne pouvoir traiter publiquement de cette question condamne le régime. Et c’est là où le Mouvement ATD Quart Monde et les dissidents se rejoignent. Les plus pauvres disent en effet : « Je ne peux pas dire ce que je vis ». La question d’une connaissance de vérité est une question permanente.

Dans cette critique du système il y a aussi le sentiment du mensonge dans lequel on serait enfermé si on ne résistait pas.

YH : L’idée qui prédominait c’est qu’en participant au mensonge collectif, on couvrait la violence du régime. D’une certaine manière, tous les Soviétiques ont des cadavres dans leur placard car tous ont été amenés, un jour au moins, à signer une pétition contre Sakharov ou Soljénistyne, ou contraints à d’autres actes semblables. « On a tous été non seulement victimes, mais aussi plus ou moins complices », disent-ils.

Quand Khodorovitch a refusé de voter, ce n’était pas du tout pour déstabiliser le système mais c’était pour défendre son intégrité personnelle. C’est très fort. Il est fondamental pour comprendre les mouvements dissidents de savoir que ce n’était pas une opposition avec un programme politique. Les dissidents étaient des hommes qui avaient un jour pris cette décision : « Je veux me conduire en homme. J’ai conscience des conséquences extérieures. Mais je veux intérieurement me redresser ». Dans Le chêne et le veau, Soljiénityne a illustré cela de façon forte : « Ma vie, c’est l’histoire d’un homme qui était à genou et qui s’est progressivement redressé ». Cet appel à ne pas vivre dans le mensonge était adressé individuellement à chacun. Chaque individu s déterminait seul lui-même. Voilà la grande caractéristique de la dissidence.

RQM : Mais cette question du mensonge est-elle, ou non, largement ressentie dans la population ?

YH : Le mensonge est certainement largement ressenti au fond des consciences. Les Soviétiques se fermaient à un moment donné lorsqu’on abordait des sujets « interdits » comme Soljénityne ou Sakharov. Ils le faisaient pour se protéger. Pour mettre en paix leur conscience. Ils accordaient leurs non actes et leur passivité avec leurs actes en sentant bien que s’ils se laissaient entraîner, ne serait-ce qu’au fond de leur conscience, à suivre des dissidents, finalement, cela allait mettre en cause leur manière même de vivre. Ils se figeaient dès qu’ils sentaient qu’un pas de plus les obligerait à des engagements qui auraient des conséquences sur leur vie. C’était trop dangereux…

Cette attitude était relativement courante. Les gens se protégeaient. Le sentiment d’auto conversation les poussait à avoir recours à des arguments intellectuels pour ne pas s’aventurer trop loin avec la dissidence.

RQM : Mais quels points d’appui intellectuels avaient les gens ? Dans une culture religieuse, le rapport à la vérité comme un acte difficile mais libérateur est assez évident. En Europe occidentale, depuis le nazisme, on se doit de questionner ce que racontent les autorités. L’homme soviétique, sur quoi pouvait-il s’appuyer ?

Y. H : C’est un peu complexe. Beaucoup de Soviétiques, surtout à l’école, étaient persuadés qu’ils construisaient une société juste. Mais ils se rendaient compte dans la vie courante que c’était faux. La dissidence est issue de la déstalinisation qui fut un choc considérable. Beaucoup de dissidents avaient, en effet, été des communistes actifs et enthousiasmes dans leur jeunesse.

Avant 1956, c’était le silence. Pour les Soviétiques, il y avait peut-être eu quelques bavures mais c’était presque inévitable pour construire la société communiste. La période 1956-1964 fut une période de « décrassage intellectuel ». Les Soviétiques ont découvert le goulag. La censure existait toujours mais était moins sévère. Dostoïevski était de nouveau partiellement édité. Ceux qu étaient dans les camps sont rentrés et ont parlé. Il y avait moult témoignages et publications. Le pays s’est ouvert et s’est réapproprié l’héritage culturel de la Russie et du monde. Ainsi, les Soviétiques ont découvert, par exemple, la peinture occidentale abstraite et de cette découverte est né tout un nouveau courant de peinture. Cela diffusait plus ou moins dans toute la société mais touchait davantage l’élite intellectuelle.

RQM : Chaque Soviétique était confronté plusieurs fois dans sa vie à des petites lâchetés : par le seul fait de connaître la personne dénoncée collectivement : soit-il entrait dans le mensonge en sachant bien que c’était un mensonge, soit il refusait d’y entrer. Et le drame d’une majorité c’est qu’ils y sont entrés pendant des années.

YH : Mais en sachant bien que celui qu’on dénonçait était souvent honnête. Ceci a fait que beaucoup de Russes sont, selon moi, devenue plus ou moins schizophrènes. Avoir plusieurs personnalités était nécessaire. Les gens ont été traumatisés de vivre avec cette double conscience. C’est une blessure qui reste et qui est un des gros problèmes aujourd’hui.

RQM : Le peuple russe est connu pour sa sensibilité au Beau. Comment l’expliquez-vous ? Est-ce un trait de la culture traditionnelle russe ? Est-ce un trait nouveau ? Les Russes ont-ils développé cette sensibilité comme « opposition » au pouvoir communistes ? …

YH : Je ne sais pas dans quelle mesure on peut parler de traits nationaux, ais l’amour e la nature et le sentiment de la beauté de la nature sont toujours très forts. La nature était un refuge pour les Soviétiques. Les Russes ne peuvent pas vivre sans : par exemple ils passent l’été dans des datchas sans aucun confort. Ce contact avec la nature a pu être aussi une source pour retrouver un équilibre. De vastes étendues sont à peine peuplées et il est très facile de trouver des endroits inhabités. Il ne faut pas oublier non plus l’aspect purement « alimentaire » : tous les Russes, comme les Soviétiques avant, ramassent des champignons, des baies ; c’est très important dans l’économie domestique.

Peut-être y a-t-il aussi un attrait pour les arts et la musique. Il y avait en URSS un investissement certain des autorités même s’il était maintenu dans les limites très précises. Le régime tenait beaucoup au prestige de ses orchestres, de son ballet… Les seules choses vraies auxquelles les Soviétiques pouvaient avoir accès à travers les médias, la radio étant inaudible et la presse illisible, étaient la musique et la littérature. Les livres n’étaient pas chers mais le choix était limité. Il y avait aussi beaucoup de mauvaise littérature. La culture classique est sans doute plus développée qu’en France. Il est vrai que cela change aujourd’hui.

Les choses étaient simples à l’époque soviétique ; on savait ce qui était mal, ce qui était bien. On savait ce qu’il fallait faire. Ce n’était pas facile à vivre peut-être mais c’était simple. Les repères étaient clairs : tout était soit noir, soit blanc. Aujourd’hui il y a toutes les nuances de gris… C’est infiniment plus compliqué.

RQM : Le discours communiste et stalinien ne disait pas que c’était facile de tuer l’ennemi de classe, mais que c’était nécessaire pour l’histoire, pour l’humanité. Il n’y a plus ici de contexte de vérité ou mensonge : ce que l’on vous impose de vivre, et qui est inhumain, est un sacrifice nécessaire pour l’avenir de l’humanité. Ce n’était pas contradictoire alors que des gens aient adhéré à des idées qui risquaient de les faire se dénoncer eux-mêmes le jour venu.

YH : Bien sûr, mais aujourd’hui, c’est différent car il n’y a plus de projet de salut de l’humanité.

RQM : Ce que vous avez relevé : le côté spiritualité personnelle, morale personnelle, et sa stratégie contre le régime, en montrant bien que ce n’ait pas forcément cette deuxième qui primait.

YH : Elle était tout à fait seconde. On n’avait pas de perspective d’un changement politique. Il s’agissait de sauver sa personnalité humaine, de rester un homme. Et le reste… Et c’est cela qui a miné le système.

Dans l’effondrement du système, il y a l’aspect économique et l’aspect idéologique. S’il n’y avait pas eu cette évolution des mentalités, les choses ne se seraient pas passées de la même manière. L’équipe Gorbatchev voulait agir uniquement sur l’économie ; Cela demandait d’ouvrir quelques vannes dans la société. Comme les mentalités avaient changé, la société s’est retournée et c’est autre chose qui s’est produit. Les dissidents, partie visible de l’iceberg, dont on se moquait pas mal, ont historiquement joué un certain rôle. Mais ce n’était ni leur but, ni une perspective voulue.

1 Quand fin 1986 Gorbatchev s’est engagé dans une politique de libéralisation, il a téléphoné à Sakharov, alors en résidence surveillée. Ce dernier

1 Quand fin 1986 Gorbatchev s’est engagé dans une politique de libéralisation, il a téléphoné à Sakharov, alors en résidence surveillée. Ce dernier lui a demandé de montrer sa bonne volonté en libérant un certain nombre de prisonniers politiques dont il lui a remis la liste

Yves Hamant

Yves Hamant enseigne la civilisation russe à l’Université de Paris X-Nanterre. Il a vécu plusieurs années en Union soviétique à l’époque de Brejnev. Il est l’auteur de Alexandre Men, un témoin pour la Russie de ce temps, Mame 1993

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