Changer de regard

Jean Hurstel

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Jean Hurstel, « Changer de regard », Revue Quart Monde [En ligne], 191 | 2004/3, mis en ligne le 05 février 2005, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1433

L’art a partie liée avec les populations exclues. C’est un enjeu pour les politiques culturelles en Europe. Cette conviction anime le réseau culturel Banlieues d’Europe, présent dans une vingtaine de pays. Libres propos de son président, Jean Hurstel.

Par ma fenêtre ouverte, je vois des pommiers en fleurs, des chats guettant un éventuel mulot, trois voitures (bleue, jaune et verte) et deux maisons d’un lotissement, l’une s’appelle « Mon repos », l’autre « Que ma joie demeure ». Je vois à droite une tour noircie, trouée de paraboles, un terrain de foot pelé, et plus loin des prés et des vergers. Où se situe l’horizon ? Comment ouvrir cet horizon ? Je ne peux pas tailler à coups de hache dans cette ligne évanescente, miroitante, changeante au gré des saisons. Non, les deux seules possibilités reconnues à ce jour pour ouvrir un horizon fermé :

a) me déplacer. Vous avez déjà participé à cette expérience physique élémentaire : au fur et à mesure qu’on avance, l’horizon s’éloigne. On a beau courir, impossible d’atteindre l’horizon à ouvrir.

b) changer de regard sur l’ensemble du paysage fermé par l’horizon. Pour ouvrir l’horizon, je porte un nouveau regard sur lui, je le découpe du regard. C’est cette dernière démarche que je voudrais valoriser ici.

Changer de regard I

A première vue, l’horizon social est clos à jamais. Les places sont assignées dès l’enfance et ne changent qu’en de très rares occasions. Les silhouettes des sans domicile fixe, les visages des vieux immigrés sur leurs bancs, les tentes et cabanes des réfugiés forment un horizon social inamovible, interchangeable. Que signifie alors l’effraction, l’ouverture de l’horizon ? Tout simplement changer de regard sur eux et qu’eux-mêmes puissent changer de regard sur leur vie et leur environnement immédiat. Changer de regard sur la misère du monde, c’est découvrir que cet horizon fermé, classé, hiérarchisé, répertorié, n’est qu’une apparence, un regard comme une ombre portée qui clôt et fige les hommes dans un immense dossier social qui dessine un horizon fermé en forme d’échelle ou d’ascenseur social. Changer de regard, c’est donc découvrir que ces hommes et ces femmes sont eux aussi porteurs de représentations, de valeurs, de savoir-faire, de manières de dire et de faire singulières. Donc, qu’ils sont porteurs de cultures très diverses impossibles à enfermer dans un paysage social classique avec son horizon descriptif et réducteur. Ils sont aussi pauvres d’un instrument de phonation, ils parlent ô ! Merveille. Ils sont sujets, « ceux qui parlent à ceux qui parlent », enveloppés dès la naissance dans ce tissu de paroles (« poumons du monde » disent les Dogons) qui constitue chaque personne humaine. Un tissu qui nous vient du passé et que nous tissons à notre tour pour le transmettre à nos descendants. Un tissu de paroles familiales, de récits collectifs, d’épopées nationales comme respiration et lien au monde.

La reconnaissance de la valeur de cette parole symbolique, voilà la première tâche de toute action de culture et le fait que cette parole-là soit plutôt orale ne change rien à l’affaire.

Les artistes possèdent (ou diraient posséder) cette capacité d’écoute et de métamorphose de cette parole en langage artistique. Capacité de rendre justice à la valeur, à la force, à la « redimension » universelle de cette parole-là. Donc capacité de promouvoir « l’égale dignité » des exclus de la culture.

Changer de regard II

Mais ce changement de regard-là n’est pas suffisant. Ouvrir l’horizon c’est aussi changer de regard sur soi-même, en se confrontant aux paroles autres, celles qui se sont accumulées dans le passé qu’on appelle Patrimoine, celles qui se constituent actuellement, les œuvres d’art de ce temps, celles qui constituent l’immense paysage des cultures du monde. Cette jubilatoire confrontation nécessite de lever la peur, la peur du regard d’autrui, la peur aussi de n’être pas à la hauteur de l’horizon déployé, la peur du mépris. Vaste et formidable action d’éducation au sens d’educare (conduire au dehors : se déplacer, changer de regard là-aussi)

CC BY-NC-ND