Quand quelqu’un fait appel à nous...

Paco Mingot, Nicolás García et Dani García

Traduction de Jean Venard

Citer cet article

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Paco Mingot, Nicolás García et Dani García, « Quand quelqu’un fait appel à nous... », Revue Quart Monde [En ligne], 191 | 2004/3, mis en ligne le 01 décembre 2004, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1438

Pour qui ouvrir sa porte si personne n’y frappe ? A Madrid, des personnes en situation de pauvreté trouvent avec le Respiro familiar un espace de liberté, de créativité et de confiance qu’elles partagent avec des amis très divers.

Avant d’obtenir leur relogement, en 2002, Conchi et son mari Ángel, Mari Carmen et Gema vivaient avec cent cinquante autres familles, en majorité gitanes, dans un bidonville de la périphérie de Madrid appelé El Pozo del Huevo. Toutes y avaient construit leurs baraques, avec des moyens de fortune mais un réel savoir-faire. C’est dans ce quartier qu’elles accueillirent en 1994 des membres d’ATD Quart Monde, pour la plupart de jeunes étudiants, qui y entreprirent une action culturelle à partir des enfants.

Leo a traversé, elle aussi, bien des épreuves au côté de sa famille. La première bibliothèque de rue animée par une équipe d’ATD Quart Monde débuta dans son quartier, situé dans une banlieue ouvrière.

Dispersés maintenant à travers la ville, Conchi et Ángel, Mari Carmen, Gema et Leo se retrouvent régulièrement, ainsi que d’autres familles et des alliés (dont les auteurs de cet article) au sein du Respiro Familiar. La diversité des participants y ouvre un dialogue où chacun apporte son expérience, son engagement et ses convictions pour chercher les moyens d’en finir avec la misère et l’incompréhension qui frappe ceux qui la vivent.

Premières sorties hors du quartier

Nos potentiels sont des graines qui nous appartiennent mais qui restent toujours dans l’attente d’un développement qui ne peut avoir lieu qu’en communauté, en groupe, en famille.

Pensons à la faculté de parole. L’enfant de Rousseau ne parlait pas mais seulement parce qu’il n’avait personne avec qui le faire. Ainsi, la réalité de l’extrême pauvreté et de l’exclusion brise la capacité d’entrer en relation avec d’autres. Bien souvent, cette barrière tombe grâce à des choses toutes simples.

Par exemple, Ángel García se souvient comme d’un moment clé de sa première expérience hors de son quartier et de sa famille : « Lorsque je suis allé au service militaire cela m’a beaucoup coûté de laisser ma famille. J’étais le type même du garçon qui ne sortait pas beaucoup dans le quartier et c’était la première fois que je sortais. Aller au service militaire m’a appris beaucoup et j’en suis revenu en ayant appris beaucoup »

Mari Carmen Amaya raconte avec tendresse ce que représenta pour sa famille la sortie au Safari Park pour voir les animaux : « Quand nous sommes allés au Safari, c’était trop ! Jamais les enfants n’étaient sortis du Pozo del Huevo. C’était génial de les voir passer un bon moment et rire. La plus petite, je l’ai fait grimper sur une brebis et la brebis courait avec la petite sur son dos. Quand les singes sautaient sur l’autocar, les enfants prenaient peur. Voir tout ce bonheur des enfants, les voir qui ne voulaient pas partir, c’était énorme. Celle qui en a vraiment profité aussi c’est ma maman, qui ne connaissait rien de rien, seulement sa baraque et son appartement. Elle en a vraiment profité. Et elle a dit que c’était très chouette »

L’approche de l’autre

Pour briser les limites marquées par l’exclusion, il n’est pas toujours besoin de sortir à l’extérieur. Beaucoup de familles disent l’importance d’avoir pu entrer en relations dans leur quartier avec des personnes très différentes, dans le cadre des activités du Mouvement ATD Quart Monde. Par exemple, Gema Quirós parle longuement de ses premières impressions face à la venue des volontaires dans son ancien quartier, le Pozo del Huevo : « Au début, quand venaient ceux de la bibliothèque de rue, je les avais à l’oeil car je ne savais pas qui ils étaient. Ils disaient : « On emmène la gamine ». Et moi je leur disais “Non, la petite reste ici”. Et imaginez un peu quand est venu un gars que les enfants appelaient “l’oiseau dingue” parce qu’il avait des cheveux teints et qui disait : “Laissez-moi les enfants” Il avait les cheveux rasés avec une crête au milieu et parfois une petite queue derrière. Je ne vous dis pas l’allure ! Maintenant on est un peu plus habituées parce que nos filles se mettent elles aussi des boucles à des endroits bizarres, mais en ce temps-là... Tu t’imagines confier tes enfants à un personnage comme ça ! Et d’autres avec des tee-shirts tous un peu hippies. Des gadjé avec une voiture, habillés comme ça ! On se disait : “Ils vont nous embarquer les enfants.” Et toutes les mères, on surveillait de près.

C’était des jeunes, mais par leur constance à frapper à nos portes, ils ont eu gain de cause. A la fin tout le monde confiait ses enfants à “L’oiseau dingue” et ensuite à Dani. Je ne sais pas comment il pouvait aller, habillé comme ça, mais il était vraiment différent, très affectueux, et dès qu’il ouvrait la bouche tu t’en rendais compte et tu te disais : c’est un bon gars.

Un moment important a été quand est venue Susana, une autre volontaire, chez moi. Ma mère a pensé qu’une fille aussi bien vêtue ne mangerait jamais de notre nourriture. Et quand elle a vu qu’elle mangeait le chou et les patates, le plat gitan typique, elle a été très contente et plus fière que si on lui avait donné cinq millions de pesetas ! »

Les rencontres internationales animées par ATD Quart Monde ont aussi aidé à mettre à bas ce mur d’incompréhension. Comme le dit Leo Sánchez : « Quand des Suisses sont venus chez moi lors de la rencontre européenne de mai 2002, je croyais qu’en Suisse il n’y avait pas de pauvreté, alors que Dieu sait s’il y en a ! Et eux, ils ont connu ma réalité. J’ai vu que partout c’est “même pipe même tabac”. Découvrir cela d’autres pays fait tomber les préjugés et les barrières. Tu arrêtes de te trouver bizarre et c’est comme s’approcher de ce qui se vit ailleurs »

Le plaisir du faire ensemble

Au-delà des rencontres individuelles, la capacité d’agir est aussi libératrice. Nos possibilités et par-là même nos horizons s’élargissent quand quelqu’un fait appel à nous parce qu’il a besoin de nous et qu’il nous confie quelque chose, parce qu’il a plaisir à faire quelque chose ensemble et qu’il nous encourage à l’accompagner, parce qu’il est notre ami et qu’il veut partager avec nous les plaisirs de la conversation ou le bonheur de l’art, de la nature ou d’un repas...

Conchi García parle du premier atelier auquel elle a pris part : « Susana savait tirer le meilleur de moi-même. Dans le premier atelier auquel je suis allée, elle m’a invitée à faire une lampe. Je ne voulais pas, parce que j’avais peur d’être ridicule. Mais elle a insisté et lorsque j’ai eu fini la lampe j’ai dit : “C’est pas possible, ce n’est pas moi qui ai fait ça ! ” J’étais convaincue que je n’avais pas pu le faire. J’ai appelé Angel et je lui ai dit : “Je ne sais pas comment, mais c’est moi qui l’ai fait”. Et Ángel n’en croyait pas ses yeux. C’était une lampe de couleur crème avec les bords bleus, et dans la chambre à coucher, elle était magnifique. Et avec une prise et tout. J’ai eu du mal, j’ai cru que ce serait pour faire semblant mais non, ça fonctionnait ! Susana me disait : “Mais tu as bien fait l’installation électrique de ta maison ! ” Et moi je lui répondais que ce n’était pas pareil. Voir cette lampe et me dire : « Ça, c’est moi qui l’ai faite ! « J’avais peur de la brancher. Ensuite, tu sens une grande fierté à la voir en place. Te sentir capable de réaliser des choses que tu n’aurais même pas imaginées. Je pensais être inutile et maintenant je sais que si je m’y mets, je suis capable »

L’activité, en outre, est un moyen d’entrer en relation avec d’autres, sur la base de la dignité. Gema Quirós le rappelle : « Ils nous apprennent à faire des choses dans les ateliers et tu te sens fière. Il est aussi important que nos créations soient pour d’autres : un tableau, des bracelets... , que des gens d’autres pays vont voir. Comme cette fois où ils nous avaient apporté des bracelets faits par des enfants d’un autre endroit du monde. Cela t’ouvre une fenêtre sur des personnes d’autres pays »

Grâce à ces rencontres et ces activités, un beau jour nous nous rendons compte que dans notre solitude nous savons jouir de ce paysage, nous retournons à ce parc, nous cherchons l’occasion d’une nouvelle conversation, nous nous risquons à fabriquer un petit meuble.

Dégager l’horizon

Différents les uns des autres, nous ne pouvons pas nous développer autrement qu’en société. D’une certaine manière notre fragilité exige un filet protecteur, un réseau social et familial au sein duquel nous pouvons grandir et nous diversifier. Vivre ces moments libérateurs avec d’autres personnes proches est une chance. Pour Leo Sánchez, par exemple, il fut très important de pouvoir participer à un atelier de peinture au côté de sa fille Tamara et de découvrir toutes ses capacités : « Elle a peint un chevalet avec une nature morte et un miroir qui reflétait l’ensemble, le chevalet et la nature morte. Et moi je disais à Tamara : « Comment est-ce que tu as pu faire ça ? » « Parce que je ne savais pas qu’elle en était capable »

La qualité de l’atelier, la bonne organisation de la rencontre, la sensibilité et le charisme de certaines personnes comptent. Mais le plus important est d’entourer les personnes qui vivent exclues en tissant autour d’elles un réseau de présence, de partenariat et d’amitié en toute liberté. C’est là la base du développement des potentiels, de l’ouverture de nos fenêtres, de l’élargissement et du dégagement de nos horizons.

Nous croyons que les témoignages de Conchi, Ángel, Gema, Leo et Mari Carmen mettent en évidence qu’on peut grandir en présence d’autrui, en compagnie et que lorsque les fenêtres en arrivent à s’ouvrir seules, c’est parce qu’elles ont déjà été ouvertes auparavant, au moins à deux.

L’espérance et l’envie de découvrir de nouvelles choses ensemble se créent ainsi. Comme le dit Ángel García : « Lorsque tu fais une chose avec intérêt, une chose qui te plaît, alors toutes les portes s’ouvrent à toi ».

Paco Mingot

Paco Mingot, fonctionnaire au ministère de l’Economie et Nicolás García, retraité (ministère des Affaires sociales), sont alliés d’ATD Quart Monde depuis environ trois ans. Dani García, après quatre années de participation à la bibliothèque de rue dans un bidonville de Madrid a rejoint le volontariat d’ATD Quart Monde en 2001

Nicolás García

Dani García

CC BY-NC-ND