Des chemins de liberté

Jacqueline Page

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Jacqueline Page, « Des chemins de liberté », Revue Quart Monde [Online], 191 | 2004/3, Online since 05 February 2005, connection on 24 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1445

L’auteur anime des ateliers de création pour permettre à chacun d’expérimenter des possibilités d’ouverture, des sensations encore inconnues, qui lui seront autant de chemins vers plus de liberté.

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Un jour, un homme m’a offert un écureuil, en simili cuir, noir et blanc, haut de huit centimètres environ et mangeant une noisette. Une couture blanche, bien marquée, rassemblait les morceaux de skaï et deux épingles à tête rouge représentaient les yeux.

Cet homme habitait la commune d’Anderlecht, à Bruxelles. Il distribuait aux enfants de son quartier des animaux en skaï, des cœurs et de menus objets. Il réalisait lui-même ces présents.

Enfant, il a vécu dans des institutions tenues par des religieuses chez qui il avait été placé. Malheureux, il faisait des bêtises. Pour le punir, il était envoyé dans le grenier. Vers douze ans, il y a découvert des morceaux de laine et un appareil à tricoter. Pour tuer l’ennui et la tristesse, il a commencé à s’essayer au tricotin et la passion l’a pris. Alors, pour avoir plus de laine, il allait, la nuit, jusqu’à défaire les couvertures des religieuses. Pour se faire pardonner, il leur offrait des objets ainsi réalisés.

Plus tard, il a découvert le cuir et la couture du cuir, notamment en aidant, sur les marchés de brocante, à réparer des canapés. Petit à petit, il a appris à fabriquer des animaux et des cœurs. Il m’a fait comprendre qu’à partir du moment où il avait découvert le tricotin, il n’a plus jamais été seul et malheureux. Il voudrait que tous les enfants soient heureux.

En écoutant l’histoire de cet homme, en le regardant offrir ces objets aux enfants, je me suis rendu compte que ce petit écureuil de huit centimètres de haut était bien plus qu’une œuvre d’art. Il devenait le symbole d’une liberté acquise dans le secret d’un cœur, liberté suffisamment solide ou répétée, pour, plus tard, se permettre de rayonner. Au-delà de sa tristesse, un enfant de douze ans avait trouvé un chemin vers sa créativité. A plus de cinquante ans, la brèche ouverte avec des morceaux de laine vers son horizon intérieur permettait toujours à cet homme d’espérer en l’avenir.

« Je deviens comme un serpent... »

Est-ce une découverte de ce type que William Haubert a pu vivre, à Paris, avec l’atelier peinture Art et Partage ? Lorsqu’il est venu à l’atelier pour la première fois, il était déjà au bout du rouleau. Il est décédé, seul, dans son appartement, neuf mois plus tard. Pourtant il n’avait manqué aucune séance de peinture. Il avait même profondément impressionné les participants et animateurs de l’atelier par son assiduité, sa créativité et la force de sa présence.

A chaque fois, il venait avec des objets trouvés dans la rue, qui, pour lui, étaient autant de sources d’inspiration : une vieille revue, une photographie défraîchie, une valise, un cadre perdant ses dorures... Il montrait ces découvertes aux amis, avec un petit sourire en coin, comme des trésors à méditer. Une fois, par exemple, il est venu avec une publicité pour des choux et un morceau d’isorel usagé. Sur cet isorel, la pluie avait laissé des ondulations en dégradés de gris. La publicité, en noir et blanc sur papier glacé, devait dater des années 70. L’idée de monsieur Haubert était de suggérer l’image des choux, en rajoutant du blanc sur les gris que la nature avait imprimés sur l’isorel.

Donner une forme à son imagination, stimuler sa créativité par des exercices concrets, lui permettait aussi de développer son énergie dans d’autres directions. C’est ainsi qu’à chaque fois qu’une œuvre était terminée, il s’ingéniait à lui trouver une place adéquate dans son appartement. Alors, il nettoyait cet endroit et les alentours, ce qu’il n’avait plus le courage de faire depuis longtemps.

Cette histoire me rappelle celle de Martin Guérard. Est-ce grâce à l’énergie puisée pendant l’atelier peinture qu’il a retrouvé la force de reprendre contact avec sa famille ? Il y a aussi Hubert Vandereen, à la Maison des Savoirs de Bruxelles, qui, après six ans de pratique picturale, régulière et silencieuse, a eu assez de confiance pour commencer à parler et à exprimer ses sentiments. Et puis encore, Jean-Luc Valence à la recherche d’un appartement pour ne plus vivre en foyer...

Est-ce à cette énergie libérée par les activités artistiques que, Yolande Talens, en Belgique, a fait allusion lorsqu’elle affirma : « Depuis que je viens ici (à la Maison des Savoirs), je deviens comme un serpent » et devant mon étonnement, elle expliqua : « Tu sais, un serpent, ça change de peau »

« On fait marcher notre imagination »

On peut donc éprouver un sentiment de liberté en mélangeant des couleurs, ressentir une énergie nouvelle lorsqu’on est fier d’une réalisation. L’acte de créer procure une satisfaction qui ouvre le chemin, vers soi, vers l’inconnu, vers l’épanouissement, vers la sérénité, vers de nouveaux horizons...

J’ai voulu vérifier ces certitudes auprès de quelques participantes de l’atelier de peinture Art et Partage que le Mouvement ATD Quart Monde organise depuis 1996 dans le vingtième arrondissement de Paris. Voici comment elles ont expliqué leur venue à cet atelier.

« En venant ici, on partage, tout en faisant travailler nos dix doigts. On fait marcher notre imagination. On sort des choses qu’on a en nous. Travailler avec les mains apporte du plaisir. Même le coloriage me détend. Tous les arts apportent ça, c’est extraordinaire. C’est un plaisir que l’on partage avec des gens de tous horizons ; c’est comme un cocktail de fruits. J’aime bien faire le théâtre. La peinture c’est dans les mains et la tête. Le théâtre c’est avec le corps et la voix ; c’est se libérer. Pour d’autres c’est la musique qui va apporter de la détente. » (Eliane)

« On vient parce que ça nous plaît. On vient pour rencontrer des gens sympathiques, c’est important aussi. Avant, on faisait des marionnettes mais je préfère faire de la peinture car j’aime bien les couleurs. La peinture, c’est le paysage, c’est la nature, c’est la forme humaine. La peinture c’est le plaisir de la couleur. » (Yvonne)

« Avant de venir à l’atelier je n’avais jamais dessiné. Je faisais les murs avec mon mari : j’aime bien peindre les murs. Mais je préfère le chant. Il faudrait accueillir ici plus de gens qui ont des difficultés comme nous, et qui voudraient apprendre. Il faut tout essayer pour savoir ce qui plaît le mieux. » (Monique)

« Je viens à l’atelier pour essayer de travailler. La peinture c’est un plaisir, une détente. Avant je ne venais pas car je ne savais pas, maintenant c’est un peu un besoin. » (Jeannine).

La possibilité de lâcher prise

L’exercice de la créativité peut apporter beaucoup dans la construction de soi ou dans les possibilités de découvertes, mais ce n’est pas tellement ces points qui ont été retenus par ces participantes, même si certaines n’avaient jamais peint avant de venir à l’atelier.

Tout en reconnaissant que peindre leur permet de « sortir des choses qu’elles ont en elles », elles ont surtout insisté sur l’importance du plaisir éprouvé, de la détente. Plus que des moments d’ouverture, les ateliers sont pour elles des moments pour oublier les soucis, des moments de loisir pour leur épanouissement personnel, des moments pour retrouver des forces.

Elles ne voient pas trop non plus ces ateliers comme des moments d’apprentissage, même s’il est bon de connaître pour pouvoir faire des choix. Ces ateliers ne leur permettront pas d’avoir un métier mais ils sont importants pour le partage possible, pour le recul par rapport à la réalité, pour, redisons-le, le plaisir. Peut-être ne dira-t-on jamais assez combien le plaisir éprouvé peut construire, combien il peut donner des forces pour résister à l’adversité.

A l’atelier peinture du 3 avril 2004, par exemple, Marius est arrivé « complètement démoli » par une très mauvaise nouvelle. Il nous a fait comprendre qu’il venait pour trouver des interlocuteurs à qui parler mais qu’il n’était pas question qu’il peigne. Cette fois-là l’animatrice proposait de peindre sur de la musique. Marius a aimé la musique proposée qui lui a donné le courage de se mettre à peindre. Après deux heures de pratique, sans arrêt et en silence, il a demandé : est-ce qu’on pourra faire la même chose la prochaine fois ?

Pour moi, la création est à mi-chemin entre un savoir et une intuition. Le créateur est à la fois un « scientifique » et un « magicien ». C’est une manifestation de notre spiritualité. Les témoignages cités plus haut me bouleversent car pour ces femmes, créer, peindre, c’est avant tout le droit de se détendre. Pour elles, c’est avoir enfin (!) un endroit où il est possible de lâcher prise, de ne plus avoir de soucis.

Bien sûr, je connaissais le côté apaisant de la peinture mais en les écoutant, je me rendais compte combien ce côté est vital pour elles, même si elles reconnaissent le caractère « extraordinaire » des activités artistiques.

« Le plaisir de vivre en couleurs »

De telles expériences m’interrogent sur ce qui est nécessaire à l’être humain pour évoluer. Elles me confirment qu’en se situant dans la créativité les rencontres peuvent changer de nature. Elles me font entrevoir que le travail autour d’expressions artistiques, ne faisant pas appel seulement au mental, aux idées, mais aussi à l’émotionnel, au ressenti, donne des outils inattendus pour lutter contre l’inacceptable. Ces expressions artistiques, si modestes soient-elles, ne permettent-elles pas de dépasser une souffrance - une limite peut-être - et ainsi de pouvoir reprendre conscience de sa propre valeur et aller vers plus d’autonomie ?

Mais ces participantes à l’atelier Art et Partage m’ont également fait comprendre que pour elles, si les activités artistiques étaient libératrices, ce sont les rencontres avec les autres qui permettent la richesse. Aïcha Chich El-Bekri, qui vient à cet atelier depuis une année, l’exprime ainsi :

« L’horizon c’est un espace. Quand on n’est que deux, il est tout petit. Quand on est nombreux, il devient infini. Ouvrir l’horizon, c’est le partage et la rencontre. A l’atelier peinture l’important c’est ce partage. A plusieurs, on a du sang neuf, on a de nouvelles idées, on a des déclics.

L’art, c’est une distribution, un héritage. Rien que le plaisir de voir c’est déjà un héritage. Cela fait partie des sens. L’art, le plaisir n’ont pas de frontière. C’est comme l’amour : ça vient du cœur et de l’âme. S’il n’y a pas de frontière, il n’y a donc pas d’horizon à ouvrir. Bien sûr, il y a en quelque sorte une ouverture sur toi-même. D’ailleurs dessiner, peindre c’est une façon de s’exprimer. Des fois, on dit en dessin des choses qu’on n’oserait pas dire en paroles. Mais quand même le plus important c’est l’ouverture aux autres. Pendant l’atelier, il y a des moments où on ne pense plus à rien sauf à la peinture et aux autres. On se sent plus grand et plus fort, et cette force est multipliée parce qu’on est plusieurs. On partage la force et le plaisir. A ce moment-là on partage le plaisir d’être ensemble et de vivre en couleurs. »

La pratique de la peinture c’est aussi l’apprentissage du silence, du retour sur soi-même. Très souvent, je mesure la réussite d’un atelier à la concentration qui a pu avoir lieu. Etre en prise sur soi-même est structurant et libérateur. Mais, si cette énergie nouvelle trouve naissance en soi, elle ne prend vie qu’avec et pour les autres. Pour donner sens à sa vie, il est essentiel de retrouver la fierté de qui on est, en se structurant, en étant reconnu, en créant des rencontres qui permettent de ne plus se sentir seul dans la lutte quotidienne contre la misère, en étant entendu. C’est, je crois, le message que Aïcha, Eliane, Yvonne, Monique, Jeannine, et aussi William, Yolande et les autres m’ont permis de comprendre.

Jacqueline Page

Architecte, Jacqueline Page a également étudié l’histoire de l’art et l’ethnologie. Mais elle est surtout, depuis son enfance, passionnée par la peinture. Avec le Mouvement ATD Quart Monde dont elle est volontaire depuis 1994, elle a organisé des ateliers de peinture individuelle ou collective dans un bidonville à Bangkok et dans la rue, à Bruxelles, à la Maison des Savoirs et à Paris, avec Art et partage.

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