Le respect des hommes et de la nature

Marie-Thérèse Mouquod et Gérard Mouquod

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Marie-Thérèse Mouquod et Gérard Mouquod, « Le respect des hommes et de la nature », Revue Quart Monde [En ligne], 177 | 2001/1, mis en ligne le 31 octobre 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1618

Comment les solidarités sont-elles vécues aujourd'hui au sein du monde paysan ? Témoignage d’un couple qui a commencé à réviser sa façon de voir lorsqu’il s’est aperçu que les petits paysans n’avaient droit à rien... Propos recueillis par Jean-Louis Novert

Gérard Mouquod : Je suis d'une famille agricole. J'ai participé au mouvement de la Jeunesse agricole chrétienne (JAC). Très tôt, j'ai considéré que l'agriculture devait nourrir tous les hommes et être compétitive. J'ai pensé à une association pour que des paysans puissent travailler ensemble parce que je trouvais qu'on travaillait trop individuellement. Dans les années 60, avec un copain de la JAC, nous avons formé un groupement agricole d'exploitation en commun (GAEC). Cela constituait une grosse unité et nous avions droit à des prêts. Je me suis aperçu alors que des petits paysans avec qui nous étions amis, eux, n'avaient droit à rien. Là, j'ai commencé à réviser ma façon de voir. A l'époque, nous étions aussi engagés dans le Mouvement des chrétiens en monde rural (CMR), puis nous avons adhéré à « Paysans travailleurs » qui démarrait. Pour nous, ce fut libérateur.

Je n'ai plus voulu acheter de tourteau parce que je m'étais aperçu qu'on prenait l'arachide aux gens du tiers monde pour nourrir nos vaches. J'ai pris conscience que les techniciens nous faisaient aller dans un seul sens. Nous n'avions pratiquement plus droit à la parole, alors que nous estimions avoir quand même quelque chose à dire. Nous avons réagi en êtres humains responsables. Je tenais à cette agriculture paysanne où on est en harmonie avec la nature et avec les bêtes, à une agriculture qui permette de vivre et de faire vivre. Nous avons arrêté le GAEC, et nous avons décidé de nous lancer dans la culture biologique.

Marie-Thérèse Mouquod : Financièrement, cela a été difficile au début. Nous produisions moins. Mais le fait d'avoir pris ce tournant a changé notre manière de vivre. Avant, Gérard n'avait jamais le temps de garder les enfants. Quand nous nous sommes retrouvés seuls, nous avons pu vivre à notre rythme.

G.M. : C'est vrai que nous n'avions plus de vie de famille. Nous étions conditionnés et je ne pouvais plus le supporter. Là, nous avons revécu. Adopter une agriculture biologique, ce fut pour nous une réaction humanitaire, politique si on veut, par rapport au tiers monde, par rapport à la nature : ne pas la détruire pour produire, par respect aussi pour les gens : produire quelque chose de qualité. Au début nous étions très peu nombreux à nous lancer dans cette aventure. On se moquait de nous. Ce fut dur. Cela nous a coupés de certains paysans.

M.-T.M. : Nous avons été un peu marginalisés. Mais dans nos difficultés, nous avons eu des soutiens qui nous ont permis de reprendre confiance.

G.M. : Nous avons vécu cette évolution avec le CMR et les « Paysans travailleurs ». Cela nous a permis de tenir la route malgré tout, d'avancer à contre-courant. Et puis nous avons connu des gens en plus grande difficulté que nous. Je me souviens d'un gars à qui on avait retiré son carnet de chèques. C'est alors qu'avec « Paysans travailleurs » nous avons formé la première équipe de « SOS agriculteurs en difficulté ». Nous avions vécu nous-mêmes dans le pétrin un bon moment et nous étions sensibles à ces problèmes. Nous pouvions nous y engager.

Jean-Louis Novert : Quand vous avez quitté le GAEC, quel a été le regard des gens autour de vous ?

G.M. : Les gens du village n'ont pas trop compris pourquoi nous étions passé à l'agriculture biologique et à un syndicat situé à gauche. Ils ont eu du mal à l'accepter, mais comme nous étions des chrétiens vraiment engagés, il y a quand même eu un respect de leur part.

M.-T.M. : Après, la « bio » a été plus favorable. Nous avons été contents de vendre bio pour concrétiser les choix que nous avions faits.

G.M. : « SOS » nous a beaucoup aidés. Nous étions proches de ceux qui étaient en grande difficulté. Il y avait une certaine solidarité qui se manifestait. Nous avons vu des gens qui faisaient des erreurs, des aberrations même. Cela m'a permis de voir que j'en faisais aussi.

Puis, il y a dix ans, ce fut l'appel au diaconat. J'ai reçu une mission auprès des exclus, pas seulement parmi les paysans. Qu'on fasse appel à moi pour cela a été quelque chose de fort.

J.-L.N. : Qu'en est-il aujourd'hui de la solidarité paysanne ?

M.-T.M. : Il faut faire attention à ne pas généraliser, mais aujourd’hui il y a beaucoup d'individualisme. Les gens qui s'installent ont eu une formation technique, mais ils n'ont pas forcément une formation citoyenne, humaine. Rien sur l'homme, sur ce qu'on doit à la nature. Il ne s'agit pas de penser seulement au profit qu'on peut en tirer.

G.M. : Aujourd'hui des gars viennent dans l'agriculture avec une perspective industrielle, où tout leur est permis. Qu'un homme comme José Bové donne de la voix, ça fait du bien. L'autre jour une paysanne très traditionnelle m'a dit qu'elle trouvait très bien ses prises de position. Si une telle femme en vient à penser ça, c'est qu'il y a quelque chose qui est en train de changer.

J.-L.N. : Mais ce ne sera pas facile de faire évoluer les mentalités.

G.M. : A la « Confédération paysanne » (qui a pris la suite de « Paysans travailleurs »), nous avons un slogan : « Trois petites fermes valent mieux qu'une grosse. » C'est bon, ça veut quand même dire quelque chose.

M.-T.M. : Cela donnera des villages plus vivants. Un gros agriculteur industriel, lui, n'habite même pas le village, il ne le fait pas vivre. Au centre départemental des jeunes agriculteurs (CDJA), on nous disait : « Vous avez votre ferme et vous allez habiter en ville. » C'était présenté comme une promotion. Or le mot paysan ça veut dire pays, ça veut dire vivre au pays ! Nous, nous ne sommes pas gênés d'être paysans, au contraire.

G.M. : Quand nous étions vraiment minoritaires et que nous étions critiqués partout, nous étions agressifs, hargneux. Quand nous avons créé « SOS », il a fallu se battre. C'est ce qui nous a permis d'avancer. Mais les pauvres autour de chez nous, petits paysans ou autres, ils ne sont pas agressifs, ils sont humiliés, blessés, démolis. Ils ne peuvent pas réagir, et ça c'est dommage.

J.-L.N. : Autrefois il y avait des gens très pauvres dans les villages, mais ils n'étaient pas totalement exclus. Qu'en est-il aujourd'hui ?

G.M. : Effectivement, je me souviens d'une famille très pauvre, dont le père était devenu alcoolique. Elle vivait vraiment avec peu mais n'était pas exclue. Ils faisaient du jardinage, fauchaient le long des routes, ramassaient l'herbe pour leurs lapins. Ils étaient respectés malgré tout. Aujourd'hui, s'il n'y a pas une équipe pour faire respecter les gens, ça n'avance pas. Quand ici nous avons épaulé les gitans, heureusement que nous étions en équipe !

J.-L.N. : Est-ce facile de trouver des soutiens, aussi bien pour ces personnes que pour vous ?

G.M. : Il y a là un couple à moitié gitan. Ils vivent en caravane et sont sédentaires. Lui, il travaillait, il était ferrailleur, mais aujourd'hui la ferraille, ça ne vaut plus rien. Son camion a « calenché1 » et il s'est retrouvé sans rien. Autour de chez eux, il y a des tas de ferraille, de vieilles bagnoles. Les gens du pays ne pouvaient pas supporter ce spectacle. Ce que je voyais, moi, c'est qu'ils étaient logés dans des conditions inhumaines, dans une mauvaise cabane. En plus, leur troisième enfant était prématuré et à tout moment malade. Des projets ont été tentés avec eux, en lien avec une association. Ils n'ont pas abouti pour différentes raisons. Des responsables de la commune se sont mobilisés mais n'ont pas réussi à leur trouver un logement. Ensuite il a été envisagé de leur trouver un mobile-home sur un autre terrain, parce que le terrain où ils sont n'est pas à eux. Les services sociaux étaient d'accord pour leur avancer de l'argent, mais on n'a pas trouvé de terrain. C'est quand même incroyable.

J.-L.N. : Pour quelle raison ?

G.M. : Parce que c'est eux, c'est tout. L'autre jour je rencontre une femme d'un village voisin. Elle me demande si j'ai trouvé un terrain pour la famille. Je lui dis que non et que ça me surprend. Elle me dit : « Cela vous surprend ? Moi, pas du tout. » Même si elle n'approuve pas, elle trouve tout à fait normal qu'on ne trouve rien. Il y a un tel regard sur les gens que ça empêche de réfléchir, de penser, d'inventer. D'une certaine façon, ça rejoint notre réflexion sur l'agriculture.

J.-L.N. : Les gens que vous soutenez ont-ils une place dans les animations de village ?

M.-T.M. : Au village, il y a maintenant un comité des fêtes, mais les pauvres n'y sont pas. Quand il y a des activités payantes (souper dansant ou méchoui par exemple), c'est quand même cher pour toute une famille. Mais même quand il y a des soirées gratuites, ils ne viennent pas non plus. C'est une question culturelle et aussi une question de regard.

J.-L.N. : Comment voyez-vous l'évolution du monde rural ? Quel avenir pour les petits paysans en difficulté, pour les gitans ou les familles pauvres qui arrivent là ?

G.M. : Je pense que la majorité des gros paysans vont rester. Les paysans qui ont des surfaces moyennes vont travailler avec du label et des cultures « bio » ; ils sont bien considérés par les consommateurs. Et puis il y a des gens qui ne sont pas du milieu rural, qui veulent s'installer sur des petites surfaces, faire des cultures maraîchères, des cultures « bio » ; ils sont parfois un peu rêveurs.

Aujourd'hui les paysans en difficulté sont de plus en plus pris en compte, surtout par la Mutualité sociale agricole (MSA), qui fait un gros effort. Mais malgré tout, si la politique ne change pas, on ne leur laisse pas de place. Tant que 80 % des aides à la production iront à 20 % des agriculteurs, ça ne changera pas.

J.-L.N. : Et pour la population qui n'est pas paysanne ?

G.M. : Avec les gens qui viennent s'installer, comme les gitans, il y a des difficultés de part et d'autre : pour nous, à les accepter comme ils sont et pour eux, à vivre avec nous. Mais il y a une avancée quand même.

Chez les gens plus pauvres, qui arrivent ici avec leurs difficultés, les jeunes s'insèrent assez facilement parmi les autres jeunes et ils sont bien acceptés. Mais, au-delà, je suis inquiet. Le monde paysan est très paternaliste. Faire pour les gens, penser ce qui est bien pour eux, souvent ça ne respecte pas leurs projets. C'est là qu'il faut des hommes solides pour faire des projets avec eux, des hommes qui les respectent de façon inconditionnelle, qui soient un lien entre toutes les composantes de l'espace rural, pour que les plus pauvres soient intégrés complètement à la communauté.

Les hommes doux

voyagent avec des colombes

dans les yeux

quand leur cil

bat de l'aile c'est qu'ils

caressent la bonté

leurs regards tracent

dans le ciel des sillons lumineux

et transparents

l'arc en ciel

naît de leurs labours

célestes et terriens...

Jean-Louis Novert

1 rendu l'âme.

1 rendu l'âme.

Marie-Thérèse Mouquod

A Vaudrey (Jura français), Marie-Thérèse et Gérard Mouquod sont des partisans actifs d'une agriculture biologique. Ils élèvent des vaches laitières pour la fabrication du fromage de Comté et veulent contribuer à tisser des liens entre toutes les composantes de l’espace rural

Gérard Mouquod

CC BY-NC-ND