D'emblée, on ne nous a pas donné notre chance

Annelise Oeschger

p. 26

Citer cet article

Référence papier

Annelise Oeschger, « D'emblée, on ne nous a pas donné notre chance », Revue Quart Monde, 178 | 2001/2, 26.

Référence électronique

Annelise Oeschger, « D'emblée, on ne nous a pas donné notre chance », Revue Quart Monde [En ligne], 178 | 2001/2, mis en ligne le 05 novembre 2001, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1713

Le droit d'être entendu et le droit à un procès équitable sont des droits fondamentaux. Comment les garantir lorsque les conditions d'existence des familles exclues sont ignorées à un point tel que les préjugés font qu'elles sont pré-jugées, sans la moindre chance d'obtenir justice? La cause de la famille W., de Suisse, est exemplaire à ce sujet et dévoile une véritable discrimination sociale.

J'ai suivi de près le combat humain et juridique de la famille W., vivant dans la pauvreté et l'exclusion, au milieu du village natal de M. W., en Suisse.

Leur enfant était né à Noël 1992. Le 2 janvier 1993 les forces publiques le leur enlevaient et le plaçaient dans un foyer – sans leur dire où. C'était leur premier enfant.

Déjà début décembre, l'autorité tutélaire de la commune avait décidé que la mère n'était pas capable d'élever l'enfant à naître et lui avait retiré le droit de garde. Après son mariage avec le père de l'enfant, en mars 1993, l'autorité tutélaire décida de retirer également à celui-ci le droit de garde. Par ailleurs, elle ne cacha pas son intention de faire adopter l'enfant et d'enlever à monsieur et madame W. tous leurs éventuels futurs enfants.

Une avocate, alliée d'ATD Quart Monde, a pris la défense de la famille. Dans le livre Artisans de démocratie1, elle témoigne de ce combat. Trente-deux mois après le retrait du droit de garde, le Tribunal fédéral suisse a constaté : « Il est vrai qu'il était disproportionné de séparer l'enfant de sa mère peu après la naissance, en particulier parce que ni les besoins de l'enfant ni la situation de la mère ne justifiaient une telle mesure sévère. »(ATF du 6 septembre 1995, p. 10)

Un chemin d’humiliations

Au cours de ces trente-deux mois, les parents ont pu, après un certain temps, rendre visite à leur enfant puis ils ont pu la prendre chez eux pour des week-ends, voire des semaines de vacances. A chaque fois c'était la déchirure de devoir à nouveau se séparer. Parallèlement, ils ont épuisé leur droit de recours, allant du préfet au Tribunal fédéral en passant par la cour d'appel du canton. C'était un chemin parsemé d'humiliations.

Les experts psychologues et pédagogues, les intervenants sociaux et les voisins interrogés ont pour la plupart émis des jugements très négatifs sur l'histoire personnelle des parents, sur leur caractère et sur leur comportement. Les autorités judiciaires ont pris pour véridiques ces jugements et les ont largement cités dans leurs décisions ou arrêts. Il n'y a que devant la cour d'appel que les parents s'étaient sentis respectés – la cour les avait convoqués – ce qui était une première dans une affaire de ce genre. Ainsi, la cour avait pris au sérieux le grief de l'avocate que jusqu'ici, les parents et leur prise de position n'avaient jamais réellement été entendus. Bien que les juges aient été sensibles aux injustices vécues par la famille, ils ont été impressionnés par les expertises officielles et surtout par tous les dangers qu'elles déduisaient de l'alcoolisme du père. Finalement, la cour a rejeté le recours et le retrait du droit de garde entrait alors définitivement en vigueur.

Le Tribunal fédéral refusa d'examiner librement le bien-fondé du retrait de l'enfant W., et il refusa aussi d'examiner la cause sous l'angle de la Convention européenne des droits de l'homme et de son article 8 en particulier qui garantit le droit à la vie familiale. Il se borna à répéter les considérants de la cour d'appel quatre pages durant, sans évoquer en rien les aspects soulevés par les parents et leur avocate – si ce n'est en disant que « leurs considérants ne permettent pas du tout de dire que la décision de la cour d'appel ait été arbitraire dans son résultat ». Le préfet, vingt mois auparavant, avait procédé de la même façon, mais il n'avait même pas fait allusion à la prise de position de la famille. Mais il ne s'était pas gêné d'évoquer « le manque de soutien et de stabilité apporté par l'environnement » au couple comme un argument négatif de plus.

Une ultime démarche pour d’autres...

Dès le lendemain du placement de l'enfant, un ami de la famille, lui aussi mal vu dans le village, leur avait parlé de la possibilité d'aller devant la Cour européenne des droits de l'homme à Strasbourg, très connue comme une sorte de garantie ultime – bien que le plus souvent inaccessible aux plus pauvres, faute de soutien infaillible de personnes croyant en eux jusqu'au bout. Après tant de mois d'épreuves et de combats, les parents étaient exaspérés mais ils décidèrent quand même d'entreprendre cette dernière démarche, expliquant : « A nous, d'emblée, on ne nous a pas donné de chance. Pour nous, cette procédure va durer trop longtemps, mais cela pourrait servir à d'autres familles, non ? »

Mais la Commission européenne des droits de l’homme, « statuant à la majorité », déclara leur requête irrecevable. Au niveau des faits, elle répéta les considérants du Tribunal fédéral, puis elle résuma les griefs des requérants ; elle constata ensuite, de façon très sommaire au niveau du droit, que le retrait du droit de garde reposait bien sur une disposition légale et qu'il était nécessaire pour la protection d'autrui, à savoir l'enfant. Elle jugeait que « les autorités internes ont soigneusement mis en balance les divers intérêts concernés, en ayant eu particulièrement égard à la situation de l'enfant, et en se basant sur des expertises médicales et sur les vues d'autres personnes concernées » (décision du 10 septembre 1997 p. 4). Le fait que même le Tribunal fédéral ait déclaré disproportionné – et donc illégal – le retrait initial de l'enfant n'aurait-il pas pu décider la Commission à donner une dernière chance à la famille et à ses droits ? Au vu de la Convention européenne des droits de l'homme, une décision positive aurait tout à fait été possible.

Une mise à l’épreuve continuelle

Cette cause est pleine d'enseignements. Elle pose la grande question de savoir comment des autorités judiciaires peuvent appréhender la réalité à partir des descriptions qui leur sont soumises, et puis en juger de façon juste. Ici, d'instance en instance, des observations et jugements négatifs des tiers prennent force de faits, alors que les constats des requérants se perdent en cours de route pour finalement disparaître de la scène, tout comme les quelques jugements positifs de tiers. Le recours de la familial au Tribunal fédéral (une vingtaine de pages), par exemple, est plein de descriptions et d'explications quant à une vie dans la pauvreté et l'exclusion sociale – or le Tribunal fédéral les ignore purement et simplement. De plus, tout ce que les requérants peuvent faire ou ne pas faire est interprété de façon négative. Par exemple, on leur reproche d'une part qu'ils ne savent pas accepter de l'aide, et d'autre part qu'ils laissent aux autres le soin d'organiser les transports pour les visites.

En lien avec cette question, il y a celle de la mise à l'épreuve continuelle des personnes très pauvres : toujours, elles doivent prouver que tout va bien, qu'elles sont capables de ceci et de cela pour obtenir ou reconquérir des droits que d'autres ont de toute façon. Qui d'autre, par exemple, doit prouver qu'il n'est pas alcoolique avant de pouvoir élever un enfant ? L'alcool s'avère une fois de plus comme un véritable piège tendu aux très pauvres. Très souvent de nouvelles conditions sont posées dès que les premières sont remplies « car la situation a changé depuis ». Et tout cela se passe sans que les intéressés aient la possibilité de réellement faire comprendre leur point de vue.

Visiter leur fille et s'en séparer aussitôt a été très dur pour les parents tout au long de ces huit années. Pendant de longues semaines, ils n'allaient pas la voir. Début juillet 2000, M. et Mme W. m'ont invitée à accompagner Mme W. pour une visite dans la famille d'accueil, avec le travailleur social attribué. Ils voulaient obtenir de pouvoir accueillir l'enfant chez eux pour une ou deux semaines pendant les vacances scolaires. Mais la seule chose qu'on leur accorda, fut de sortir avec elle, une fois par mois, dans les alentours. Après, on verrait. La visite s'est bien passée, l'enfant était très ouverte, s'est assise sur les genoux de sa mère, lui a expliqué son travail à l’école. Le père d'accueil a longuement parlé de ses principes pédagogiques et insisté qu'il ne fallait surtout rien faire qui risque de tourmenter l'enfant. « C'était très instructif. » a dit Mme W. sur le chemin du retour. A la maison, M. W. et leur ami nous ont accueillis avec du café et des biscuits. « C'était comment ? » a aussitôt demandé M. W. – Mme W. a répondu : « Pour les vacances, on n’a rien obtenu. Ils traitent les enfants comme des petites plantes fragiles, mais la vie n'est pas comme ça. » – M. W. soupirait : «  Heureusement que je ne suis pas venu, au moins je n'ai rien dit de travers. » Pour les trois personnes, il était clair qu'ils n'avaient d'autre choix que de suivre « le plan de progression » établi par d’autres. Je disais alors avoir compris qu'il était impossible pour le père d'accueil d'aller contre son naturel : « Une fois de plus, c’est vous qui devez vous adapter – parce que vous, vous comprenez les autres. » – « Voilà, c'est ça. » répondit Mme W. Et les deux hommes opinèrent de la tête.

Quelle chance de pouvoir participer aux deux mondes ! Si seulement le travailleur social, les parents d'accueil avaient pu vivre cette demi-heure dans la cuisine de la famille W. ! Comment faire découvrir aux décideurs ces énormes efforts de compréhension et d'adaptation fournis par les familles exclues – pour, un jour peut-être, obtenir justice ?

1. Artisans de démocratie, Jona M. Rosenfeld, Bruno Tardieu, éd.Quart Monde, éd. De l’Atelier, 1995, 208 pages.
1. Artisans de démocratie, Jona M. Rosenfeld, Bruno Tardieu, éd.Quart Monde, éd. De l’Atelier, 1995, 208 pages.

Annelise Oeschger

Avocate de formation, Annelise Oeschger, Suisse, est volontaire d'ATD Quart Monde depuis dix-huit ans. Après divers engagements dans son pays et en France, elle représente actuellement le Mouvement international ATD Quart Monde auprès du Conseil de l'Europe.

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND