Ni coupables ni victimes

Maria Maïlat

p. 19-23

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Maria Maïlat, « Ni coupables ni victimes », Revue Quart Monde, 179 | 2001/3, 19-23.

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Maria Maïlat, « Ni coupables ni victimes », Revue Quart Monde [Online], 179 | 2001/3, Online since 05 March 2002, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1770

Confrontée dans sa vie personnelle et dans ses pratiques professionnelles à la primauté donnée à « l’intérêt de l’enfant » sur la préservation des liens de filiation et au développement du soupçon à l’encontre des parents démunis, l’auteur voudrait agir pour faire émerger une autre politique familiale.

Que se passe-t-il dans la zone où se croisent les parents exposés à des épreuves et les « porteurs » de lois et de mesures concernant la famille ? Depuis quelques années, la « grande cause de la protection de l’enfance » attire à la façon d’un pôle aimanté la pensée politique du social.

L’observation et l’analyse de nombreuses situations nous amènent à formuler la question suivante : le dispositif de « signalement » mis en place ne traduit-il pas avant tout une ingérence négative voire abusive dans la sphère privée de la famille ? Les familles les plus fragilisées sont les plus visées par cette logique interventionniste, renforcée par un partenariat de plus en plus armé pour « traiter » la famille en temps réel. Peut-on envisager une politique sociale en poursuivant « la lutte contre la maltraitance » qui cache une forme de guerre contre les familles ? A cette question, les interlocuteurs nous répondront qu’ils ne sont nullement dans cette logique : « Nous sommes là pour aider tous ces parents démissionnaires, incapables, pathologiques ; non, il ne s’agit pas de les stigmatiser ; nous plaçons l’enfant et nous attendons que les parents aillent mieux, qu’ils fassent la preuve qu’ils sont des êtres dignes, capables… » Les droits de ces parents sont mis sous la tutelle des institutions et des experts. Ce faisant, on aboutit inéluctablement à des relations conflictuelles. Or une démarche sociale concernant les familles pourrait être autre chose qu’un chapelet de mesures de contrôle et de sanction qu’on dissimule à peine sous le mot « prévention ».

« Pour que le droit remplisse son office, dans une matière comme celle du droit de la famille […], il faut d’abord que son fondement éthique soit clair »1. Exhiber la vie familiale sous la loupe grossissante de la maltraitance accrédite l’idée qu’une politique peut (et doit) enfermer certains parents (les mauvais ?) dans un statut de coupables et/ou de malades. Quant aux autres parents, ils doivent venir en aide aux institutions en signalant les faits soupçonnés, en se pliant aux exigences des professionnels qui « subissent » les enfants dans les structures. Ce processus d’instrumentalisation des parents est repérable dans plusieurs secteurs (police, école, justice, travail social, quartier…). Dans ce contexte, qui s’autorise encore à chercher la vérité dans le vécu des parents concernés ? Pourtant l’éthique commence par ce retour au réel, à la vie des personnes. Il faudrait d’abord prendre conscience que la lutte contre la maltraitance porte atteinte aux liens de filiation et qu’elle n’aide en rien le fragile équilibre des alliances parentales.

L’importance des liens de filiation

Nous savons que les liens d’alliance sont en pleine mutation. La séparation d’un couple devient souvent un « champ de bataille ». Quel rôle joue la politique familiale pour proposer des alternatives, pour permettre une négociation plus souple, avec des étapes et des retours possibles ? Lorsqu’un couple de parents se sépare, il court le risque d’un signalement, voire d’un placement de son enfant. Ce qui engendre encore plus de difficulté et de souffrance. Le paradoxe est de taille : tout se passe comme si les services de « protection de l’enfance » concouraient à détruire davantage la famille tout en affirmant qu’ils cherchent à la préserver. Les liens de filiation sont doublement pris au piège de ce paradoxe destructeur : d’une part par l’instabilité sociologique (le démariage) et d’autre part par une organisation des services focalisée sur la détection des signes prémonitoires de la maltraitance, et donc sur les problèmes, les failles, les faiblesses. Une nouvelle approche devrait commencer par les questions suivantes : comment rendre la vie des familles moins conflictuelle ? Comment détecter les potentialités pour valoriser les liens familiaux ? Et si le placement n’était pas une vraie solution ?

Rechercher l’équilibre dans ce domaine, « ouvrir l’avenir entre parents et enfants », ne peut découler d’un discours guerrier ni d’une organisation institutionnelle focalisée sur le signalement et la judiciarisation. « Le conflit avec les familles est permanent » nous confie une assistante sociale. « Nous sommes sur les nerfs, nous avons demandé un digicode à l’entrée de l’immeuble et une caméra pour surveiller la circulation des parents dans le service à cause des violences qui peuvent surgir après le signalement » affirme un autre professionnel de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Nicole Loraux évoque « l’ivresse politique » qui s’attaque à la lignée des familles2. L’intervention des pouvoirs publics devrait au contraire se déployer dans un esprit de réconciliation et de paix.

Lorsque les travailleurs sociaux font référence au droit, ils commencent par rappeler les devoirs des parents et les sanctions qui en découlent si ces derniers ne les respectent pas. Ainsi, la partie principale de l’article définissant l’autorité parentale est gommée. « Tout enfant doit honneur et respect à ses père et mère. » Pour l’anthropologue, chaque mot de cet article est chargé de sens. Car il existe un enracinement générationnel de la dignité : s’inscrire dans la chaîne des générations en honorant ses parents. Qui peut prétendre qu’il peut y avoir du lien social là où cette chaîne est brisée ?

L’enfant « doit » d’abord : c’est un fait culturel dans la logique du don, car dans toute société « il doit y avoir d’abord une règle fixant le statut des enfants par rapport à celui de leurs parents »3. Cela ne veut pas dire que les parents sont exemptés de réciprocité. Mais cette réciprocité toute particulière se construit non pas dans la seule relation duale parent-enfant mais dans un processus de conciliation et d’encouragement inscrit dans la durée et dans un subtil montage entre donner-recevoir-rendre. L’enfant doit respect et honneur à ses parents parce que ceux-ci sont eux-mêmes respectés et honorés dans leur vie, parce qu’ils cherchent un sens implicite en mettant au monde un enfant, parce qu’ils sont porteurs d’une mémoire familiale… Les parents devraient être entourés par des « réseaux » de parenté et de voisinage. Lors de la naissance de leur enfant, ils devraient faire l’expérience d’un environnement accueillant et bienveillant. Tout cet assemblage de solidarités est actuellement ébranlé.

On peut se demander si la lutte contre la maltraitance ne tend pas à réactiver un Etat où le conflit règlerait la vie de la communauté et où des « techniciens implacables » se chargeraient de punir des parents soi-disant démissionnaires ou irresponsables. Nous sommes déjà confrontés à cette configuration imposée entre des institutions et la société civile composée de parents. Pourrions-nous un jour imaginer et inventer une autre politique familiale ? Penser qu’en renforçant le partenariat autour du signalement on aboutira à réduire le signalement est une des plus redoutables contradictions qui minent l’action sociale en direction des familles, d’autant plus que les parents ne sont pas dupes.

L’utilisation de l’intérêt de l’enfant provoque également des situations aberrantes et douloureuses pour les familles, et même pour certains professionnels sur le terrain. « Est-ce dans l’intérêt de l’enfant de vivre avec une mère seule et illettrée alors que son père vient de se remarier et a une bonne situation économique ? » se sont demandé les services sociaux de deux départements. Les deux réponses m’ont permis de prendre la mesure d’un écart vertigineux dans l’application du droit et dans la recherche du bien-être de l’enfant. Pour Céline, la réponse de l’ASE a été : « Non, la mère doit céder » et la fillette a été rendue à son père. Quelques mois plus tard, le suicide de la mère venait, selon un travailleur social, « confirmer le bien-fondé de la décision prise : la mère était trop fragile. » Exit la mère. Exit un soldat qui ne sait pas combattre sur le front de l’intérêt de l’enfant. Dans le deuxième cas, un accompagnement a été envisagé de telle façon que l’enfant puisse bénéficier de ses deux parents.

Des situations qui dépassent l’entendement

A mon arrivée en France, me trouvant sans revenu et sans domicile fixe, je suis allée voir une assistante sociale. Celle-ci m’a proposé de placer mon fils (alors âgé de dix ans) en m’expliquant que de cette façon, « il sera à l’abri et apprendra plus vite la langue. » Quoi de plus simple, n’est-ce pas ? Elle invoqua précisément l’intérêt de mon enfant.

Je ne comprenais pas le mot « intérêt » associé à une séparation forcée de cette nature. Le lien de parenté n’est pas une affaire d’intérêt, c’est d’un autre ordre. Ce lien est culturellement opposé à la notion utilitaire d’intérêt. J’avais beau avoir fait des études, survécu dans une dictature, acquis un esprit autocritique dans des réunions animées par des sbires roumains, je ne pouvais pas admettre que le placement de mon enfant puisse être vu sous l’angle du Bien. « Impossible, me disais-je, j’ai mal entendu. » La blessure ouverte brusquement dans mon ventre bloquait ma pensée. Il y avait dans cette proposition une chose innommable et impensable que l’assistante sociale ne remarquait même pas. Ni méchante ni dépressive, elle était plutôt vive et attentive à mon égard. Mais, de toute évidence, elle ne faisait que dire ce que préconisent les institutions. Quel argument aurait pu percer son raisonnement, alors que je tenais la main de mon fils et que nous étions tous les deux à la rue ? Je n’étais qu’un parent sans ressources. Un malheureux concours de circonstances annulait mon essence politique : celle d’être humainement considérée, respectée dans ce que j’avais de plus cher, mon fils. Non, décidément, je ne comprenais toujours pas le lien entre « être séparée de mon fils » et ma situation d’alors. Comme si l’espoir m’était interdit. Une seule décision aurait pu pulvériser toute perspective de m’en sortir avec mon fils. Le lien de parenté est-il soluble si facilement dans l’intérêt de l’enfant ? Les institutions se vivent dans la suppléance parentale comme de bonnes mères. Alors, que dire pour influencer une décision semblable à l’épée de Damoclès qui planait au-dessus de nous ? J’ai essayé de comprendre. D’une part, il y avait des services animés par un raisonnement froid, utilitaire et coiffé par une grande cause nationale. De l’autre, je me trouvais seule : une mère sans domicile fixe. Que faire ? La stratégie de la ruse, je la connaissais depuis la Roumanie : devenir le plus anonyme possible, me faire oublier, éviter de m’insurger. Mon enfant était enrhumé mais j’ai eu peur d’aller consulter un médecin par crainte qu’il ne me propose la même chose que l’assistante sociale. Je me suis demandé si j’avais vraiment une âme, si j’étais vraiment un être humain.

J’avais quitté une dictature en gardant l’espoir qu’ailleurs ce serait mieux. Et c’était mieux, bien sûr. Je ne comparais nullement les deux pays. Mais, là, devant l’assistante sociale, j’ai senti une menace légitimée d’en haut, inscrite dans les lois. Imparable. Etre séparée de mon fils : il ne s’agissait pas d’une attaque violente et pourtant elle était parfaitement destructrice…

Mon fils était relativement autonome pour ses dix ans. Ce n’était pas la séparation en soi qui me mettait dans cet état. Ce qui rendait impensables les propos de l’assistante sociale était le caractère aberrant des mécanismes qui concouraient à la naissance de cette solution. Le fait que j’étais dans la rue, c’était une chose. La séparation d’avec mon fils, cela en était une autre. Qu’une mesure sociale ait la légitimité de créer entre ces deux termes une relation causale anéantissait ma capacité de me situer dans le monde. Etre privé de mon enfant, le priver de sa mère, me semblait pire que la rue. A moins de devenir folle de rage, je ne pouvais pas obéir à cette construction intellectuelle produite par des gens qui ne se sont jamais trouvés en exil ou en errance.

Depuis cette expérience je ressens ce que les parents que je croise ressentent. Cela dépasse l’entendement et la légitimité du politique. Cela touche au sacré, à l’interdit que les institutions devraient s’imposer. Aucune raison démocratique, même enracinée dans les valeurs et les lois, ne devrait justifier de telles interventions chirurgicales dirigées contre les liens de filiation. Ma situation matérielle et humaine n’aurait jamais dû faire naître chez l’assistante sociale l’idée même du placement. Les lois seraient-elles malades à l’endroit de la famille ?

J’évoque cette expérience personnelle, sachant que mon témoignage est teinté de pathétisme et qu’il peut donner lieu à des commentaires d’experts avisés. J’aurais pu retravailler le style pour le rendre plus terne, moins affectif, mais je ne veux pas le faire. J’ai beaucoup navigué dans différents services de l’Aide sociale à l’enfance et je sais qu’aucun lien de parenté ne sort indemne du système mis en place dans la lutte contre la maltraitance. Le lien de parenté est unique, non-reproductible et il a un prix. Je sais que de nombreux travailleurs sociaux pensent tout bas ce que j’exprime dans ces lignes avec l’espoir d’aller plus loin avec ceux qui envisagent d’agir autrement.

Une autre approche pour faire face au malheur

Dans une famille en difficulté qui fait appel à des aides et à des soutiens, nous devrions investir autant d’argent que dans un service de placement. Il n’y a aucune raison de payer des familles d’accueil, de les professionnaliser en quelque sorte, au détriment des liens entre les parents et les enfants, les frères et les sœurs. Il n’y a aucune raison de créer un plus grand clivage entre les familles. Les bonnes sont agréées, formées, payées (ainsi, implicitement, le « métier » de parent existe déjà !). Quant aux « mauvais parents », on les abreuve de paradoxes et d’apories jusqu’à les rendre fous, violents, malades. Le budget de l’Aide sociale à l’enfance devrait être repensé complètement et utilisé dans le cadre et au bénéfice de la famille élargie et de son propre environnement dans le but de faire face aux malheurs sur la base d’un partage où il n’y aurait ni coupables ni victimes mais des êtres en souffrance qui cherchent une façon de vivre ensemble dans une république.

1. Paul Bouchet – Conclusion générale du Colloque Quel droit pour quelles familles ? (ministère de la Justice, 4 mai 2 000).  La Documentation
2. Nicole Loraux – La cité divisée, Ed. Payot, 1997, pages 26-31.
3. Claude Lévi-Strauss. La famille, dans Claude Lévi-Strauss, Paris, Ed. Gallimard/Idées, page 126.
1. Paul Bouchet – Conclusion générale du Colloque Quel droit pour quelles familles ? (ministère de la Justice, 4 mai 2 000).  La Documentation française, Paris, 2 001, page 151.
2. Nicole Loraux – La cité divisée, Ed. Payot, 1997, pages 26-31.
3. Claude Lévi-Strauss. La famille, dans Claude Lévi-Strauss, Paris, Ed. Gallimard/Idées, page 126.

Maria Maïlat

Maria Maïlat est anthropologue, sociologue et écrivain. D’origine roumaine, elle vit en France avec ses trois enfants et a acquis la nationalité française. Pendant plus de dix ans, elle a accompli au sein de plusieurs organismes et associations un travail d’observation, de formation et d’analyse des pratiques.

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