Personne et communauté

Eugène Notermans

p. 30-33

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Eugène Notermans, « Personne et communauté », Revue Quart Monde, 179 | 2001/3, 30-33.

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Eugène Notermans, « Personne et communauté », Revue Quart Monde [En ligne], 179 | 2001/3, mis en ligne le 05 mars 2002, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1776

Dans l’extrême misère, que devient la personne en dehors de la famille ? Dès lors peut-on concevoir une « promotion individuelle » qui ne prendrait pas en compte la réalité familiale ? Des questions que posait  Joseph Wresinski.

Eugène Notermans : Historiquement, les travailleurs les plus pauvres n’ont pas connu le processus de prolétarisation qui généra la prise de conscience collective des autres travailleurs. Un sociologue1 a montré que les premiers travailleurs pauvres employés dans les manufactures au début de l’ère industrielle n’ont pas tenu longtemps dans ce que Marx a appelé « la dure et fortifiante école du travail ». Ils ont été remplacés par une deuxième génération d’autres travailleurs pauvres, apparemment plus solides.

Pour tenir, il fallait en effet supporter un certain rythme de travail, accepter de ne recevoir une rémunération qu’une fois par semaine et donc avoir les moyens d’assurer l’avenir immédiat. Ce à quoi les plus pauvres ne pouvaient pas prétendre à cause de leurs conditions de vie.

Dans les années 1970, la population environnante considérait généralement que les habitants des bidonvilles ou des cités d’urgence étaient des marginaux, des fainéants, ne travaillant pas ou très peu, essayant de bénéficier de quelques avantages sociaux sans en payer le prix, voire parfois des gens sans moralité. Alors que le monde ouvrier valorisait justement tant le travail et l’outil de travail que le respect d’un certain nombre de règles.

Pour Joseph Wresinski, le sous-prolétariat est comme la « frange oubliée de la classe ouvrière ». Pendant longtemps, les dirigeants du mouvement ouvrier ont cru que les habitants des bidonvilles et des cités d’urgence n’avaient rien à voir avec ceux qui pouvaient être fiers de leur longue lutte et de leurs acquis. Joseph Wresinski ne les différencie pas car en réalité ils sont tous entièrement dépendants du travail offert comme des droits reconnus.

Christine Behain : Cette dépendance affecte-t-elle leurs vies familiales respectives ?

E.N. : Sans doute, mais il faut aussi dire en quoi ces deux groupes ne sont pas similaires. Ceux qui ont un emploi ou les moyens d’y prétendre peuvent aussi revendiquer un salaire, un revenu régulier, alors que les très pauvres sont dans une situation beaucoup plus instable et donc plus vulnérables. Cela a des conséquences sur les liens familiaux, car un salaire régulièrement perçu peut garantir une stabilité familiale.

Mais il faudrait considérer aussi quel sens revêt la famille pour Joseph Wresinski. La personnalité de celui-ci s’est forgée à travers son enfance en milieu pauvre et son ancrage dans la tradition chrétienne. Comme pauvre, il est un observateur averti de la réalité sociale et en même temps il est entièrement familiarisé avec une manière de la comprendre qui renvoie à deux mille ans de christianisme. A mes yeux, sa pensée concernant la famille est le fruit de la rencontre entre ces deux courants. Dans l’extrême pauvreté, la famille a d’autant plus de sens qu’elle assure les besoins primaires de tous ses membres.

C.B. : Quels sont ces besoins primaires ?

E.N. : D’abord, toute famille apporte l’existence même, par la naissance des enfants. Ceux-ci voient le jour grâce à un père et à une mère, qu’ils restent ensemble ou non. Ensuite ils doivent être nourris, entourés d’amour, de tendresse et surtout de sécurité pour vivre dans ce monde, pour apprendre à connaître les autres et l’environnement, pour poser des questions concernant le sens de la vie, etc. Cela s’acquiert avant tout dans le milieu familial.

Mais comment se forme-t-on lorsque les parents n’ont pas d’unité entre eux, se querellent en permanence et sont en conflit ? Cette instabilité sera aussi reçue par l’enfant et façonnera sa personnalité pour l’avenir.

Pourtant Joseph Wresinski a affirmé : « La famille ne se remplace pas, il faut la compléter, la sécuriser, la soutenir. » Le mode d’action qu’il a choisi pour son Mouvement par rapport aux familles les plus misérables, c’était de les renforcer, d’être présent à leurs côtés, de leur permettre de remplir leur fonction d’éducation et de soutien mutuel, de chercher avec elles non pas à soulager leur misère mais à en détruire les causes.

C.B. : Est-ce pour cela que Joseph Wresinski a parlé de promotion familiale ?

E.N. : Il a utilisé ce terme, alors à la mode, mais il lui a donné une signification nouvelle. On parlait alors beaucoup de « promotion professionnelle », dans la logique d’une carrière, d’une montée en grade dans une échelle hiérarchique. Cela ne renvoie pas seulement au monde du travail, mais à une vision individualiste de l’homme. Or Joseph Wresinski s’est toujours battu contre une telle vision. Lui-même ne parlait jamais d’individu mais de personne. Pour lui, comme pour les disciples d’Emmanuel Mounier, la personne est au cœur de rencontres avec d’autres dans une communauté humaine.

Il a parlé tout à fait intentionnellement de promotion « familiale », surtout là où des enfants étaient enlevés à leurs parents par les services sociaux, parce que ceux-ci estimaient que les individus-enfants ne pouvaient pas s’épanouir dans le cadre trop misérable de leur famille et qu’ils avaient donc besoin d’un autre entourage2… Pour lui, ce n’est pas l’individu seul qui est à prendre en considération, mais le réseau familial.

Je dirais que le fondateur d’ATD Quart Monde a toujours eu une pensée  « communautaire ». Face aux services sociaux et à la société en général, il était important pour lui de sauvegarder intacte l’entièreté de la famille.

Cependant il percevait qu’il y avait de grandes différences entre ces familles. Selon lui, on ne pouvait pas avoir la même attitude immédiate avec des familles très misérables et avec des familles pour qui la pauvreté était certes une gène mais ne déterminait pas l’ensemble du cours de leur vie.

C.B. : Mais Joseph Wresinski lui-même s’est parfois interrogé : est-il possible d’aimer quand on vit dans la grande pauvreté 3 ? Si l’émergence de la « personne » est compromise par la misère, n’est-il pas quand même osé de conserver un parti pris pour la famille ?

E.N. : Je suis convaincu qu’il a lutté intérieurement toute sa vie avec cette apparente contradiction. D’un côté, nous affirmions avec fierté que nous étions un mouvement « familial » et par ailleurs, nous voyions les gens dans la misère se détruire en permanence. La question demeure : que devient la personne en dehors de la famille ? Nous avons toujours senti celle-ci comme le dernier rempart. Dans l’extrême misère, si on enlève la famille, que reste-t-il ? Ce n’est pas l’institution de l’Assistance publique qui la remplacera.

C.B. : Pourquoi  ATD Quart Monde parle-t-il aussi de familles à propos de personnes seules ?

E.N. : C’est avant tout le rappel d’une réalité souvent oubliée. Tout être humain a été conçu au sein d’une famille, d’une rencontre entre un homme et une femme, que cette rencontre ait été durable ou non.

Aujourd’hui, on parle beaucoup des « sans domicile fixe ». Nous voyons beaucoup de gens déracinés qui n’ont plus de toit au-dessus d’eux, qui sont des errants, qui sont complètement dépendants du bon vouloir de leurs concitoyens, qui sont situés dans une aire de non-droits ou de droits incertains.

Pour la plupart de mes concitoyens, la dimension familiale d’origine de ces personnes est complètement occultée. On parle d’individus qu’il faut aider. Les gens sont très étonnés lorsque nous leur parlons de familles en relation avec ces personnes apparemment seules.

Là, nous pouvons saisir l’originalité de Joseph Wresinski. Il cherche à situer une personne dans son contexte d’origine. Il se demande : « Qu’est-ce qui s’est passé au niveau de son noyau familial ? » J’ai l’impression qu’on pose rarement cette question, de nature causale. Qu’est-ce qui déracine la famille en tant que telle ? Je crois que les sans domicile d’aujourd’hui sont un produit du déracinement des familles. S’interroger sur la situation de départ avant de vouloir porter un diagnostic ou un jugement est extrêmement important.

C.B. : La notion de famille nous renvoie donc à une dimension historique…

E.N. : Oui, je le crois. Cette notion recouvre une réalité très riche. Et la dimension historique est déterminante. On ne peut pas comprendre pourquoi il y a aujourd’hui aux Pays-Bas 15 000 « sans domicile fixe », si on ne comprend pas d’où ils viennent et ce qui s’est passé au départ de cette situation.

Où sont les éléments qui jusqu’alors constituaient une sécurité et une certaine stabilité pour l’ensemble du corps social ? Qu’est-ce qui crée aujourd’hui cette insécurité ? A mon avis, on aurait intérêt à faire une véritable recherche, même pour mieux comprendre les phénomènes actuels.

Au camp des sans-logis, à Noisy-le-Grand, dans une situation analogue, notre question n’était pas : quels sont les besoins de ces personnes ? Combien de lits, combien de couvertures ? La question que posait Joseph Wresinski était : « Que s’est-il passé et que se passe-t-il encore aujourd’hui sans qu’on le voie, qui explique ce que nous voyons ? ». L’histoire familiale éclaire la situation. Ce n’est jamais l’individu qui peut vraiment l’expliquer.

C.B. : Une question est souvent posée : « Pourquoi ces gens ont-ils tant d’enfants ? ». Quand on interroge des familles elles-mêmes à ce sujet, elles évoquent souvent l’espérance. N’est-ce pas là une nouvelle dimension de la famille, plus spirituelle, qui nous ouvre vers l’avenir ?

E.N. : Sûrement. Une espérance continuellement trahie et qui néanmoins perdure, reprend, continue. Joseph Wresinski était rempli d’admiration en découvrant que ceux qui n’avaient aucune raison d’espérer davantage recommençaient chaque jour à vivre.

Le fait que ces familles continuent à espérer que demain la vie sera plus belle, qu’elles ont encore quelque chose qui vibre dans leur esprit et dans leur cœur, a été pour Joseph Wresinski la preuve non seulement que l’homme est plus fort et plus grand que tout ce qui l’entrave, mais que Dieu même est présent au cœur de l’homme.

1. Jürgen Kuckynski, L’origine de la classe ouvrière (Das Entstehen der Arbeiterklasse, 1967)
2. Voir Quart Monde n°178 « Enfants placés ».
3. Cf. Père Joseph Wresinski, Ecrits et paroles, Tome II, éd. Saint-Paul, éd. Quart Monde, 1994.
1. Jürgen Kuckynski, L’origine de la classe ouvrière (Das Entstehen der Arbeiterklasse, 1967)
2. Voir Quart Monde n°178 « Enfants placés ».
3. Cf. Père Joseph Wresinski, Ecrits et paroles, Tome II, éd. Saint-Paul, éd. Quart Monde, 1994.

Eugène Notermans

Néerlandais, marié et père de trois enfants, Eugène Notermans a fait des études de philosophie et de sociologie. Volontaire-permanent d’ATD Quart Monde depuis 1964, il participe aujourd’hui à l’animation de la Maison Joseph Wresinski de Heerlen (Pays-Bas). Propos recueillis par Christine Behain

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