Concrétiser le droit à l’accès à l’eau dans les pays en développement

Gérard Payen

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Gérard Payen, « Concrétiser le droit à l’accès à l’eau dans les pays en développement », Revue Quart Monde [Online], 180 | 2001/4, Online since 01 June 2002, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1801

Les idées généreuses ne suffisent pas, les investissements financiers et techniques non plus. Fournir l’eau à tous pose d’abord un défi humain.

« Water for all »

« L’eau pour tous », ce thème n’est pas celui d’un parti politique ou d’une ONG, c’est le nom d’un programme de recherche et d’actions mené par une entreprise d’origine française, ONDEO, pour contribuer à l’alimentation en eau de tous les citadins des pays en développement quels que soient leurs moyens financiers.

Le sujet est extrêmement délicat dans les régions où les capacités économiques individuelles sont faibles et où les investissements à réaliser collectivement peuvent être très importants. Les pouvoirs publics doivent cependant assurer l’alimentation en eau potable de chaque habitant et les entreprises auxquelles ils délèguent cette mission ont à la remplir. Toute exception serait humainement et socialement injustifiable.

Historiquement, les hommes se sont sédentarisés à proximité des ressources en eau : sources, lacs, rivières. Pendant des siècles, ils ont utilisé l’eau telle qu’elle était disponible. Ainsi, par exemple, à Paris a-t-on bu directement et sans traitement l’eau de la Seine jusqu’au milieu du XIXe siècle avec de temps en temps des épidémies catastrophiques. Aujourd’hui, la majorité de la population vit dans des villes. Avec l’urbanisation croissante, les anciennes ressources en eau sont de plus en plus insuffisantes et souvent de plus en plus polluées. Les pouvoirs publics doivent assurer le service de l’eau, c’est-à-dire trouver des ressources complémentaires en eau brute, purifier l’eau et la mettre à disposition des citadins.

Ce service est considéré comme banal, comme allant de soi, dans les pays industrialisés où chacun considère comme normal qu’il y ait des robinets dans chaque maison et qu’en ouvrant ceux-ci, de l’eau propre s’écoule. Dans ces pays où les réseaux d’eau potable ont été en grande partie payés par les générations passées et où la population ne croit que faiblement, l’alimentation en eau potable est payée par les consommateurs et cela ne représente en moyenne que 1% environ du budget familial. Les pouvoirs publics peuvent relativement aisément alimenter toute la population s’ils prennent la précaution de dispositifs sociaux appropriés pour les personnes les plus démunies qui sont dans l’incapacité de payer leurs factures d’eau. En France, la charte Solidarité Eau est une approche efficace à ce type de problème1 (Sa mise en place est cependant encore incomplète, de nombreuses conventions départementales restent à signer).

Les difficultés des pays en développement

Dans les pays en développement par contre, la tâche des pouvoirs publics est autrement plus difficile. Alors que le pouvoir d’achat moyen de la population est modeste, la croissance rapide de la population urbaine nécessite d’énormes investissements pour permettre au système d’alimentation en eau de progresser à une vitesse compatible. Le processus d'urbanisation est plus accentué dans les grandes métropoles dont le nombre d'habitants double en moyenne tous les dix ans. Cette révolution devrait s'intensifier au cours des trois prochaines décennies. La population urbaine deviendra alors deux fois plus nombreuse que la population rurale. En 2015, vingt-cinq des trente plus grandes villes de la planète devraient être localisées dans les pays en développement et Bombay, Sao Paulo et Lagos pourraient regrouper plus de vingt millions d'habitants chacune.

Au phénomène du développement urbain s’ajoute celui de l'urbanisation de la pauvreté. Les difficultés s’accumulent dans les quartiers d’habitat précaire (favelas, bidonvilles, etc.) qui recueillent les nouveaux arrivants de la campagne et les populations les plus pauvres sans infrastructure publique organisée. La grande majorité de la population survit à travers des activités journalières ou de petits commerces qui ne leur permettent presque jamais de sortir du cycle de la misère et d'améliorer ses conditions de vie : 90% des ménages pauvres d'Amérique latine vivent en ville, 45% en Asie, 40% en Afrique selon le PNUD. En 2015, un tiers des citadins pourrait vivre sous le « seuil de pauvreté ».

Dans les métropoles des pays en développement, il est ainsi fréquent qu’un tiers environ de la population (60% à Jakarta) vive sans «eau courante » et doive aller chercher l’eau à plus de quatre cents mètres du domicile ou doive l’acheter à des marchands ambulants, l’équivalent des porteurs d’eau que l’on a connus en France jusqu’à la fin du XIXe siècle2. L’ONU considère qu’au total plus d’un milliard d’habitants de la planète sont dans ce cas. L’eau coûte cher aux personnes qui n’ont pas l’eau courante à domicile ; souvent plus de 5% de leur budget, beaucoup plus même, si on prend en compte le temps journalier consacré par la famille à l’approvisionnement en eau (quatre heures selon une étude réalisée en Afrique du Sud).

Comment améliorer cette situation ? Comment transformer le « droit à l’accès à l’eau » inscrit dans la Charte sociale internationale de l’eau de 1999 (à laquelle ONDEO et les distributeurs d’eau français ont contribué) en une réalité concrète ? Comment assurer l’accès à l’eau de toutes les populations y compris des personnes les plus défavorisées ? C’est le problème de nombre de responsables à travers le monde. Les idées généreuses ne manquent pas mais la réalité est très complexe, les obstacles politiques, administratifs, économiques, sociaux, culturels, psychologiques même sont nombreux.

L’accès à l’eau pour tous, c’est possible

Des investissements financiers gigantesques seraient nécessaires pour développer l'accès à l'eau et à l'assainissement pour tous. Au cours du 3e Forum mondial de l’eau qui s’est tenu à La Haye en mars 2000, il a été estimé que cent quatre vingt milliards de dollars US devraient être investis par année jusqu’en 2015 pour diminuer de moitié le déficit d’accès aux services d’eau et d’assainissement dans le monde. Dans les pays en développement, les capacités financières nécessaires à la totalité de ces investissements sont hors de portée des gouvernements locaux ou nationaux. Le défi ne réside pas seulement dans le niveau des travaux à réaliser mais aussi dans une gestion appropriée du fonctionnement quotidien des services urbains (entretien des installations, formation du personnel, relation avec la clientèle...).

Beaucoup de projets ont déçu en n’apportant pas les résultats attendus. Des investissements considérables ont été concédés par les gouvernements et les agences de financement aux pays en développement avec des résultats mitigés. Il y a cependant des expériences encourageantes obtenues la plupart du temps en conjuguant une volonté politique claire et une identification précise des objectifs à atteindre (normes de qualité de l’eau, nombre de raccordements neufs à réaliser, réduction des fuites, etc.). Des modèles institutionnels et techniques ont été élaborés et ajustés. Leur mise en œuvre est toutefois encore limitée.

ONDEO alimente quotidiennement cent dix millions de personnes dans le monde et contribue activement au développement des services d’eau potable pour les populations à faibles ressources économiques. Son expérience de praticien en termes de planification, financement, réalisation et gestion de ce type de projets est l’une des plus diversifiée à ce jour.

Près de quatre millions d’habitants en Amérique du Sud, Afrique et Asie bénéficient ainsi de services appropriés et pérennes mis en place à travers des opérations spécifiquement conçues et adaptées aux caractéristiques des communautés pauvres comme le montre ce tableau des concessions où des opérations spécifiques aux quartiers défavorisés ont été menées et le nombre de personnes desservies au 31/12/2000.

Concession

Population totale desservie

Population défavorisée nouvellement desservie

Manille (Philippines)

6 000 000

300 000

Afrique du Sud (zones rurales)

2 200 000

2 200 000

Casablanca (Maroc)

3 500 000

8 000

Buenos-Aires (Argentine)

7 500 000

900 000

Cordoba (Argentine)

1 300 000

155 000

Santa Fe (Argentine)

1 320 000

16 000

La Paz–El Alto (Bolivie)

1 300 000

250 000

Total

23 120 000

3 800 000

Depuis 1985, ONDEO intervient dans les pays en développement, en particulier en Amérique du Sud (Argentine, Bolivie, Brésil), Afrique (Maroc, Afrique du Sud) et Asie (Philippines, Indonésie, Chine) avec la responsabilité de financer le développement des infrastructures, d’exploiter et d’entretenir les systèmes d’eau et d’assainissement et de garantir l’extension de ces services auprès des communautés à faibles ressources économiques. L’expérience acquise à ce jour, et qui continue à se développer au travers de nouvelles concessions ou partenariats Public-Privé, démontre qu’il est possible de fournir des services efficaces et accessibles financièrement aux catégories les plus démunies de la communauté. Un cadre contractuel et institutionnel clair et des partenariats bien conçus avec le secteur public et les usagers en sont des conditions essentielles. Il convient en particulier de traiter avec réalisme les contraintes économiques et de prévoir des dispositions particulières pour les populations à faibles revenus.

Des mécanismes économiques à adapter

Si l’eau, éventuellement polluée, est une ressource que la nature fournit gratuitement, le service public urbain d’alimentation en eau potable a un coût qui résulte des lourds investissements d’infrastructure et des frais de fonctionnement au quotidien. Quels que soient les modes de gestion, ces coûts sont supportés par la population, soit au travers des impôts, soit plus directement par la facturation aux consommateurs. Pour être efficace, tout projet ambitieux d’amélioration d’un système d’alimentation en eau passe par une compréhension précise de la façon dont son coût va être réparti dans le temps et selon les diverses catégories sociales.

Quelques résultats et observations :

La communauté internationale s’accorde aujourd’hui (Conférence de Paris 1998, Forum de La Haye 2000) pour considérer que la meilleure politique économique est de facturer l’eau aux consommateurs, en prévoyant des dispositions sociales appropriées. En effet, dès que l’eau est facturée, les gaspillages sont limités alors que dans les endroits où l’eau est livrée gratuitement, son usage est inconsidéré avec des consommations individuelles bien supérieures. Cela oblige la ville à faire des efforts inutiles pour aller chercher et traiter des quantités d’eau non indispensables.

A l’exception des plus démunis qui n’ont aucun revenu, les populations pauvres des quartiers urbains défavorisés ont la plupart du temps un budget eau. Elles dépensent quotidiennement de quoi acheter le minimum d’eau dont elles ont besoin. A l’opposé de certaines idées reçues, cette réalité permet d’envisager raisonnablement l’extension du réseau public d’eau potable à ces quartiers. En effet, les études effectuées depuis vingt ans dans de nombreux pays ont montré que le prix d’achat au litre de l’eau à des marchands ambulants est bien plus élevé – de vingt à cinquante fois plus cher – que le prix d’un litre d’eau au robinet. Cette injustice faite aux populations pauvres est encore aggravée lorsque les pouvoirs publics subventionnent l’eau du robinet : cela ne bénéficie pas aux catégories sociales les plus défavorisées non raccordées au réseau public. Par contre, lorsqu’on met en place un nouveau réseau d’eau dans un bidonville, la population a globalement les moyens de payer sa consommation d’eau. Il n’y a pas de fatalité insurmontable qui empêcherait toute solution.

Cependant, le coût d’installation d’un réseau neuf est souvent trop élevé pour être facturé dans sa totalité à ces familles pauvres. Ainsi, à Buenos Aires, Ondeo a du proposer aux autorités publiques une modification de la grille tarifaire afin de réduire sensiblement les frais de raccordement facturés aux nouveaux utilisateurs. Une solution intéressante a été trouvée. Elle consiste en une surtaxe payée par l’ensemble des consommateurs d’eau de la ville. C’est une solution équitable dans la mesure où les habitants des quartiers anciens bénéficient gratuitement des investissements payés par leurs prédécesseurs. Ils contribuent aux investissements collectifs d’aujourd’hui.

De même, il est souvent opportun d’adapter le système de tarification aux réalités sociales avec, par exemple, plusieurs tranches tarifaires de façon à rendre les factures d’eau supportables par chacune des différentes catégories sociales.

Ainsi, lorsque l’eau est facturée aux consommateurs, ce qui n’est pas le cas dans tous les pays, cela génère une ressource économique globale à l’échelle de la ville qui, bien gérée, permet d’importants programmes d’amélioration de l’alimentation en eau.

A Buenos Aires (Argentine), sans augmentation du prix de l’eau, le gouvernement argentin a ainsi obtenu que son partenaire privé réalise plus d’un milliard de dollars d’investissements tout en raccordant un million six cent mille personnes au réseau de distribution collectif.

De même, lors de l’attribution de la concession de La Paz (Bolivie), Ondeo s’est engagé à étendre le réseau d’eau potable jusqu’à toutes les habitations, alors qu’en 1997, 40% d’entre elles étaient éloignées de tout point d’eau. Cet engagement sera tenu à la fin 2001.

Mais, s’il n’y a pas de fatalité économique, il n’y a pas de recette standard. Il est nécessaire de prendre en compte la diversité des réalités humaines et trouver dans chaque cas les mécanismes les plus appropriés aux possibilités locales.

Des solutions pour les communautés à faibles revenus

Une capacité financière importante au niveau de la ville est une condition nécessaire pour qu’un mécanisme de solidarité sociale puisse être appliqué au service de l’eau et de l’assainissement. L’expérience nous a montré toutefois que ce n’était pas suffisant pour permettre aux communautés à faibles revenus de bénéficier des solutions techniquement appropriées et financièrement accessibles. Des approches spécifiquement adaptées au contexte socioéconomique et urbanistique des quartiers à faibles revenus doivent être développées et mises en œuvre. L’expérience acquise par ONDEO permet d’identifier une série de principes importants à appliquer, afin de garantir le succès et la pérennité des actions entreprises :

1. Intégrer les communautés pauvres dans la concession : l’extension des services dans les quartiers pauvres, les zones périurbaines et les bidonvilles doit être intégrée dans le plan de développement de l’organisme chargé de la distribution de l’eau et non pas représenter des actions ponctuelles ou un « geste » à but humanitaire. Cette intégration implique le développement d’un savoir-faire spécifique à ces quartiers et une compréhension des modes de vie correspondants.

2. Optimiser les normes techniques : les quartiers dits défavorisés sont généralement caractérisés par une urbanisation irrégulière, l’absence de reconnaissance officielle de l’occupation des sols et une densité de population élevée. Ils sont l’objet d’une évolution rapide, de restructuration, de déplacements, etc. Les infrastructures doivent pouvoir s’adapter à ce contexte et pouvoir évoluer en fonction de la dynamique de l’habitat. Les quartiers pauvres sont des zones à faibles capacités de paiement et à faible rentabilité financière. Il est donc nécessaire de développer des solutions économiques tant pour l’usager que pour l’entreprise.

3. Assurer la participation active des communautés locales : le développement des services dans les zones à faibles revenus doit faire l’objet d’un engagement réciproque. Le concessionnaire doit s’engager vis-à-vis de la communauté locale à assurer la pérennité du système (fourniture du service et entretien des infrastructures dans le domaine public). La communauté doit s’engager à payer pour le service qu’elle reçoit et à assurer l’entretien des infrastructures dans le domaine privé ou communautaire. L’expérience montre qu’il est important d’impliquer les communautés dès le début du projet de développement des services et dans toutes ses phases, de la planification à la gestion des systèmes en passant par leur construction. On parle alors de système en cogestion ou en gestion partagée. De cette manière-là, la communauté se sent responsable et s’approprie les installations, et garantit ainsi la pérennité du fonctionnement des services. Cette participation nécessite un dialogue qui peut passer par des sociologues ou même des ethnologues afin de bien comprendre les attentes et les modes de consommation des personnes concernées.

4. Fournir un service, pas seulement une connexion : le développement de réseaux d’eau et d’assainissement dans les quartiers défavorisés ne garantit pas à lui seul l’accès aux services. Pour pouvoir bénéficier de l’assainissement, il faut disposer d’un minimum d’installations sanitaires (W-C, douche, lavabo). Il est important d’inclure un appui technique et éventuellement un appui financier, sous forme de micro crédit par exemple, à chaque foyer afin de lui permettre de construire ces installations sanitaires. Un tel programme pourra s’accompagner de campagnes d’éducation sanitaire, afin d’informer les usagers sur les bonnes pratiques en matière d’hygiène et d’utilisation appropriée des installations sanitaires. La formation de plombiers, pouvant participer à la construction et aux réparations des installations de leurs voisins, contribue également au bon fonctionnement des systèmes. Enfin, une politique commerciale et tarifaire spécifique doit être mise en place et adaptée aux ressources des usagers et à leur mode de revenus, afin de faciliter le paiement des services et d’éviter d’en être privé pour défaut de paiement.

Apporter l’eau à ceux qui en ont besoin est la composante la plus gratifiante du métier de distributeur d’eau. Les obstacles techniques, économiques, psychologiques sont très nombreux. Mais il est impossible d’oublier le sourire des habitants d’un bidonville qui voient arriver l’eau à leur domicile pour la première fois de leur vie.

1 . Cf. voir la charte Solidarité Eau dans ce même numéro.

2 . Cf voir Quand l’eau n’était pas « courante »… par Monique Chabaud dans ce même numéro.

Global Water Supply and Sanitation Assessment 2000 report, WHO ; The State of the World’s Cities Report 2001, Habitat ; Vision 21, Conseil mondial de l’eau (2000) ; Charte sociale de l’eau, Académie de l’Eau (2000) ; Solutions alternatives à l’approvisionnement en eau et à l’assainissement dans les pays à faibles ressources économiques, Lyonnaise des Eaux (1998) ; Partenaires du développement durable, Lyonnaise des Eaux (2000).

1 . Cf. voir la charte Solidarité Eau dans ce même numéro.

2 . Cf voir Quand l’eau n’était pas « courante »… par Monique Chabaud dans ce même numéro.

Gérard Payen

Gérard Payen est président d’Ondeo, filiale Eau du groupe Suez, auparavant appelée Lyonnaise des Eaux. Ses soixante mille collaborateurs participent à l'alimentation en eau potable et à l'assainissement pour plus de cent quinze millions de personnes dans le monde.

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