La mémoire des autres, racine du présent.

Francine de la Gorce

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Francine de la Gorce, « La mémoire des autres, racine du présent. », Revue Quart Monde [En ligne], 196 | 2005/4, mis en ligne le , consulté le 23 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/182

“ Mon vieux cœur est peuplé de gens que j’ai aimés, qui m’ont émerveillée à certains moments de ma vie et de la leur, comme Joël, Gina ou Claire, et je ne me lasse pas de les restituer à la vie pour que d’autres les aiment et en tirent des expériences. ”

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Vieillissement

Joël avait quarante trois ans ; il est mort dans la rue, cet été, à Rennes. Je l’ai connu bébé, j’ai assisté à son baptême. Sa maman l’avait habillé avec le plus beau vêtement qu’elle avait pu trouver à la braderie du camp de Noisy-le-Grand ; mais il n’y avait rien de blanc. Dans les années 60, quand on tricotait “ pour les pauvres ”, c’était souvent avec des restes de laine, pas toujours dans les coloris les mieux adaptés ! Bref, le curé avait remarqué avec humeur qu’il n’avait pas de vêtement blanc comme le voulait le rituel. Le père Joseph était arrivé en retard, mais juste à temps pour entendre cette remarque, et il a sorti son mouchoir – blanc, heureusement - qu’il a déplié sur l’enfant.

Ainsi, depuis ses premiers jours de vie, Joël a encouru l’exclusion, le mépris ; ses parents, le père Joseph, les volontaires, son frère et lui-même, ont toujours dû se battre, sans un jour de relâche, pour faire triompher la dignité, l’honneur, la tendresse. Jusqu’au jour de sa mort : ramassé dans la rue cet été, personne ne s’est soucié d’alerter son frère ou l’équipe d’ATD Quart Monde bien qu’il ait eu sur lui des papiers d’identité ; s’il n’y avait eu la rumeur parvenue aux oreilles d’amie, il aurait été enterré tout seul, sans cérémonie, à la fosse commune. Joël n’aura jamais été vieux.

Le droit de devenir vieux.

Gina, de la Nouvelle Orléans, est également morte au début de l’été, à l’âge de trente sept ans. Les volontaires implantés en Louisiane la connaissaient depuis des années ; moi, je l’ai accompagnée lorsqu’elle est venue en Europe, comme déléguée du Quart Monde de son pays, pour rencontrer le secrétaire général de l’ONU à Genève, en 1996. Son grand combat était que ses enfants accèdent à une école qui les respecte, et qui leur apprenne de quoi s’arracher à la misère. A l’époque, sa fille aînée, Germaine1, n’était plus dans aucune école. Elle a repris ses études ; aujourd’hui, dans le désarroi qui suit le cyclone Katarina, elle reprend le courage de sa mère pour rassembler ses frères, retrouver son père, tenter de se reconstruire une vie ensemble. Mais que de forces perdues, usées précocement par la misère !

Il y a longtemps déjà, Claire, après s’être retrouvée chassée de son appartement à la naissance de sa fille, a vécu chez moi pendant deux années avec ses deux enfants. Claire a fait des recherches pour retrouver sa mère qui avait quitté son domicile quand elle avait neuf ans. Tout ce qu’on lui a dit de sa mère, dans les services administratifs, c’était : “ alcoolique et tuberculeuse ”.

Claire m’a dit : “ Je ne serai jamais une bonne mère. Je serai comme ma mère ” Or elle élevait très bien ses enfants et les aimait farouchement. Mais le poids du discrédit qu’on a mis sur elle à propos de sa mère a continué de la ronger. Une seule fois, elle a eu une lueur d’espoir.

Des femmes ayant une vie difficile étaient interviewées à la télévision, et l’une d’elles racontait comment elle avait perdu la trace de ses enfants placés, et son acharnement à les retrouver un jour. Alors Claire a éclaté en sanglots, en me disant : “ Peut-être que ma mère aussi, elle me cherche... ” Mais jamais un signe tangible n’est venu confirmer que sa mère avait eu de l’amour, de la souffrance peut-être, autre chose en tout cas que ces étiquettes “ alcoolique et tuberculeuse ”.

Ensuite, elle a été relogée, mais la misère l’a rattrapée. Elle a fait un coma éthylique qui lui a lésé le cerveau, elle a été hospitalisée, les enfants ont été placés. Claire s’est installée en caravane avec un compagnon ; elle a vécu essentiellement de mendicité, et je l’ai perdue de vue. Elle est morte il y a deux ans, je ne l’ai su que l’année dernière. Elle avait cinquante ans. Seul son compagnon a suivi son cercueil : les enfants ont refusé de venir à l’enterrement. Elle n’avait pu empêcher que se détruisent les relations si fortes qui l’unissaient à ses enfants.

Combien de parents ont perdu la trace d’une partie de leurs enfants qui avaient été placés quand les conditions étaient invivables. Même si la justice ne les avait pas condamnés, on ne les considérait pas capables d’assumer leur rôle de parents, et on “ oubliait ” de leur donner une adresse, des nouvelles. Aujourd’hui, si le placement des enfants reste encore une réponse au dénuement, ces pratiques ont changé, et l’on s’efforce de maintenir des relations entre parents et enfants. Mais il est bien difficile de reconstituer le quotidien d’une famille après une longue séparation. Les enfants souffrent de ces arrachements affectifs, même s’ils ont été bien éduqués et même aimés par d’autres. Souvent, ils veulent oublier, ou condamner : il leur faut un coupable, une explication. La paresse, la violence des parents, l’alcool ? Tout cela peut exister, mais pas forcément comme cause de la misère, plutôt comme une conséquence du mal-être, du rejet, de la solitude.

Vieillir en se sentant mis à l’écart par ceux même qu’on a le plus aimés, est-ce supportable ?

L’espérance de vie est de plus en plus réduite au fur et à mesure qu’on descend l’échelle sociale, tout le monde le sait. Mais même en vivant moins d’années, l’ont peut vieillir dans la dignité et la tendresse, ou dans la solitude et le délabrement. La vieillesse n’est jamais que l’aboutissement de toute une existence.

L’injuste sort des pauvres peut difficilement se mesurer uniquement en termes d’accès à des droits économiques et sociaux. Face à la vieillesse, comme face à la mort, on pourrait croire de prime abord que nous sommes tous égaux, et c’est vrai en partie : le cancer frappe dans toutes les couches sociales, et la prise en charge de la sécurité sociale à 100% est égale pour tous, au moins en France. Mais la vieillesse est aussi la résultante de toute une vie : si pendant toute votre vie, l’on s’est évertué à briser les liens qui vous rattachaient à l’intérieur de votre famille et dans votre environnement, comment ne pas sombrer dans la solitude ? Si pendant cinquante ans ou plus l’on s’est ingénié à vous dire que vous ne valez rien, que vous n’êtes capable de rien, et que vous êtes néfaste pour votre entourage, comment trouver dans le vieillissement la sérénité, la capacité d’aimer et d’enraciner les plus jeunes dans une histoire dont ils puissent être fiers ?

Nous l’avons constaté lors de l’été caniculaire, l’oubli des vieux par les autres n’est pas l’exclusivité des plus pauvres. Simplement, les très pauvres pourraient nous mettre en alerte, parce qu’ils subissent l’inutilité sociale et la négation de leurs capacités, notamment affectives, bien avant que d’être vieux.

La respectabilité reconnue.

Vieillir, lorsqu’on a vécu toute son existence dans la misère : quel luxe ! Il y en a tant, et tant, qui meurent d’usure, bien avant d’être vieux. D’autres ont l’air vieux, mais lorsqu’on découvre leur état civil, ils ont vingt ans de moins que ce qu’ils paraissent. Certes, ce n’est pas vrai pour tous. Ainsi, madame Janine, qui a fini ses jours dans une maison de retraite : elle n’a jamais pu s’habituer au lit couvert de draps proprets, et dormait sur la carpette. Le personnel l’a acceptée comme elle était, et il y avait du monde à ses funérailles. Les parents de Joël, malgré toutes les duretés de leurs vies, ont atteint l’âge de la retraite. Qu’ils étaient heureux ! Enfin, ils avaient droit à des ressources régulières et honorables, le minimum vieillesse. Bien sûr, on peut dire que ce n’est pas beaucoup, comparé à ce que touchent d’autres personnes âgées, qui peuvent se permettre de faire des voyages, de gâter leurs enfants et petits-enfants, de s’offrir des loisirs onéreux. Ce n’est pas beaucoup pour se maintenir en bonne santé, se payer le coiffeur ou l’appareil dentaire qui feront de vous des “ vieux présentables ”.

Mais comparé à toutes ces années vécues dans le dénuement, l’angoisse, les humiliations, ces années où l’on n’arrivait pas à assurer le nécessaire aux enfants, où ceux-ci vous étaient parfois arrachés, ces années où l’on n’a jamais connu un logement qui représente une sécurité, un travail qui vous confère la dignité et la fraternité avec d’autres travailleurs, le minimum vieillesse, c’est la respectabilité. Le drame de beaucoup de gens très pauvres, c’est que cette respectabilité arrive trop tard.

Etre un poids ? Etre utile ?

Dans les médias, on a tendance à montrer régulièrement, à propos des vieux, l’aspect de dégradation physique, intellectuelle, la solitude, la dépendance des personnels soignants dans les hôpitaux ou les maisons de retraite. Une manière de ranimer la conscience des enfants (dont certains ont déjà atteint le troisième âge) qui “ se débarrassent ” de leurs anciens lorsqu’ils deviennent trop impotents. Tout cela existe, mais je ne suis pas sûre que cela soit réservé aux très pauvres ; certes, lorsqu’on a beaucoup d’argent, on peut se payer des aides permanentes à domicile, ou des résidences confortables et bien encadrées. Mais ceux qui végètent dans les lieux sous-équipés n’ont pas tous connu la misère : beaucoup de personnes de condition modeste y rejoignent les très pauvres en vieillissant, soit parce qu’elles sont très handicapées, soit parce qu’elles sont coupées des solidarités familiales.

Toutes les personnes âgées ne sont heureusement pas frappées de la maladie d’Alzheimer ou d’autres dégradations graves. La plupart d’entre elles ont encore quelque chose à donner - pourvu qu’il y ait quelqu’un pour le recevoir. Ce peut être de l’amour, ce peut être de la mémoire, ce peut être de la sagesse... Même quand on est diminué physiquement, on a besoin de sentir que l’on continue d’exister pour les autres ; les enfants, les petits-enfants... Mon vieux cœur est peuplé de gens que j’ai aimés, qui m’ont émerveillée à certains moments de ma vie et de la leur, comme Joël, Gina ou Claire, et je ne me lasse pas de les restituer à la vie pour que d’autres les aiment et en tirent des expériences.

On attend des vieux qu’ils apportent une sérénité, une sorte de détachement des passions de la vie. A quelques-uns uns seulement les médias reconnaissent une vocation de prophète, pour qu’ils se scandalisent là où nous avons envie de nous scandaliser, qu’ils réveillent nos consciences. Or, je crois que bien des personnes âgées seraient capables d’éclairer le présent, et donc l’avenir, à la lueur de ce qu’elles ont vécu. Des événements se passent sur lesquels je pose mon regard de vieille. Ainsi la récente expulsion des familles qui squattaient des hôtels insalubres de Paris, le jour même de la rentrée scolaire, et cela sans que les familles n’aient été averties, et sans que toutes soient assurées d’un relogement immédiat. Cette action a été présentée comme rationnelle, en réponse au drame des incendies qui ont tué des adultes et de nombreux enfants : ces familles sont sans papier, occupants sans titre, nous ne pouvons pas être tenus pour responsables de leur malheur. Donc on remet “ de l’ordre ”. Comme si le seul fait de n’avoir pas de papier vous rayait du rang des êtres humains, et de la fraternité humaine... Volontaire d’ATD Quart Monde, j’ai vécu une situation analogue il y a quarante ans, au moment de la résorption des bidonvilles, dans lesquels il y avait souvent des incendies et beaucoup d’occupants immigrés clandestins. Au début, la police opérait par surprise, avec des mitraillettes et des chiens, et emmenait les gens dans des camions, de la banlieue Nord à la banlieue Est, autant dire en terre inconnue (surtout pour des gens qui ne maîtrisaient pas l’écriture française). Les équipes d’ATD Quart Monde, qui vivaient à l’époque dans certains de ces bidonvilles, n’étaient pas opposées au principe de leur destruction, mais elles voulaient que la population soit associée à l’opération, qu’on lui demande ce à quoi elle aspirait, qu’on l’informe de la date d’un éventuel déménagement. A force de se trouver sur les lieux stratégiques, et d’y inviter des amis, la presse, le dialogue s’est établi, les familles ont pu exprimer leur désir de relogement et être averties lorsque celui-ci se faisait.

Donc, mon âge, la durée de mon engagement, me permettent d’avoir sur le présent si dur un regard d’espoir : oui, le dialogue, la compréhension peuvent s’établir avec ceux qui confondent le pouvoir et la brutalité facile, qui confondent la responsabilité collective avec l’éviction des problèmes et de ceux qui les incarnent. Mais attention, si l’opinion publique ne réagit pas, si nous nous rallions à cette logique atroce qui permet d’évacuer de notre territoire et de notre regard ceux qui posent problème, vers quelle société allons-nous ? Est-ce le modèle que nous proposons à toute une jeunesse en mal de références, dont une partie est séduite par cette façon énergique de “ faire le ménage ” ?

Des mémoires à solliciter.

Où sont tous les adultes qui ont vécu ces résorptions violentes en 1966 et 1967, et qui ont aujourd’hui soixante dix ans ou plus ? Ou sont leurs enfants qui revenaient de l’école, pour trouver que la police avait rasé leur quartier, brûlé leur baraque, écrasé la voiture du papa a coups de bulldozers ? Leur mémoire n’a-t-elle rien à nous apprendre, leur parole ne devrait-elle pas être entendue, pour éviter les pleurs, les cris, la douleur que l’on nous montre aujourd’hui à la télé ? Les vieux, surtout lorsque leur existence a traversé des situations de cet ordre, ne seraient-ils pas quelquefois les mieux placés pour rappeler les règles les plus élémentaires du respect des droits de l’homme ? Nous devrions avoir la passion de recueillir leurs témoignages, car ils se rendraient compte ainsi que tout ce qu’ils ont enduré peut servir à éclairer l’avenir. Il n’y a pas de déshonneur à tirer un enseignement de ce qu’ont vécu les générations qui nous précèdent. Dans d’autres continents comme l’Afrique et certains pays d’Asie, les anciens ont une place prépondérante dans la transmission de la culture, de la foi, de l’histoire. Nos sociétés industrialisées ont recherché le progrès, le développement, l’évolution, et ont redouté de se laisser figer dans le passé et la tradition ; c’était sans aucun doute justifié, mais il faut maintenant trouver un nouvel équilibre entre les générations. A quoi cela sert-il de prolonger l’espérance de vie au-delà de quatre-vingt ans, si c’est pour multiplier les mouroirs et autres parcages de vieux à qui l’on refuse la dignité et la raison d’être ? Quand les jeunes et les vieux ont des choses à se dire, des bouts de chemin à parcourir ensemble, la vie n’est-elle pas plus douce ?

1 Cf Germaine, Maryvonne Caillaux, éd. Quart Monde, 2003, 64 pages.

1 Cf Germaine, Maryvonne Caillaux, éd. Quart Monde, 2003, 64 pages.

Francine de la Gorce

D’origine belge, Francine de la Gorce, une des premières volontaires d’Atd Quart Monde, a exercé diverses responsabilités au sein de ce mouvement. Auteur de plusieurs livres sur l’histoire d’Atd Quart Monde : L’espoir gronde, 1992, 256 pages et Un peuple se lève, 1995, 326 pages, éd. Quart Monde ; Prier 15 jours avec le Père Joseph Wresinski, éd. Nouvelle Cité, 2000, 125 pages., elle prépare actuellement d’autres ouvrages.

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