Sur « l’école de la périphérie»

Agnès Van Zanten

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Agnès Van Zanten, « Sur « l’école de la périphérie» », Revue Quart Monde [En ligne], 185 | 2003/1, mis en ligne le 05 août 2003, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1897

Comment est-on passé du collège unique à ce que l’auteur appelle « l’école de la périphérie » ? Extraits d’un entretien public avec l’auteur conduit par Christian Deligne, dans le cadre des Journées du livre contre la misère (Paris, avril 2002)

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Ecole, Enfance

Christian Deligne : Peut-on dire que l’école épouse davantage les divisions sociales qu’elle ne contribue à les combattre ?

Agnès van Zanten : Effectivement l’école est un instrument de reproduction sociale, mais on ne peut pas en déduire un modèle unique d’école parce que selon les périodes, selon le contexte économique et social, la reproduction ne passe pas par les mêmes moyens, et pas pour tous les groupes de la même façon. Par exemple aujourd’hui l’Etat, d’une façon globale, peut avoir intérêt à avoir une main-d’œuvre plus qualifiée, plus formée, donc à avoir une élévation au niveau de l’instruction. Parallèlement les groupes dominants, qui eux-mêmes font partie de l’Etat, peuvent avoir intérêt à un maintien des différences. Donc il y a une contradiction forte entre le projet politique d’un collège unique, d’un enseignement pour tous, et des projets sociaux qui correspondent aux intérêts des catégories sociales. Ces deux mouvements sont en tension.

Je me suis intéressée, dans mon livre, à cette école de la périphérie en essayant de montrer que, sans même qu’on s’en rende toujours compte, il y a une autre forme scolaire qui s’affirme de plus en plus dans les quartiers défavorisés. Je me suis centrée sur la construction locale de cette école, ce qui revient à donner un poids, peut-être excessif aux yeux de certains, aux acteurs locaux.

L’école est aussi une construction politique

Depuis vingt ans les politiques éducatives sont allées dans le sens de la construction de cette autre école. Les sociologues ont joué un rôle dans cette évolution. Par exemple une partie du fatalisme des acteurs a pu se nourrir pendant longtemps d’une recherche sociologique qui leur disait : faites ce que vous voulez, le poids des structures sociales est plus fort que vous. C’est un discours qui est repris par beaucoup d’acteurs. Mais un autre discours apparaît aujourd’hui, plus moderne, très utilisé par les sociologues, que les acteurs eux-mêmes peuvent reprendre à leur compte ou quand ils l’entendent se sentir encore plus démobilisés : il se produit souvent l’effet inverse de celui attendu, c’est ce que nous appelons les « effets pervers. » Donc nous sommes très souvent en train de dire aux enseignants, aux décideurs, à l’administration : « Vous avez voulu avec les zones d’éducation prioritaires (ZEP) égaliser les chances ? Or les ZEP ont produit la ségrégation. Dans les classes où vous essayez par cette pédagogie d’aider les enfants en difficulté, en fait vous creusez les écarts entre les enfants. Donc cela contribue beaucoup à la démobilisation des acteurs ».

Du côté des idées et des pratiques

Cette école de la périphérie a un fonctionnement différent de celui qui est proclamé dans les textes officiels, à cause de la concentration des difficultés scolaires et sociales dans ce type d’établissement. J’ai essayé de montrer comment ce système se construit, se maintient et se reproduit, aggravé par l’action pas toujours consciente des acteurs. On est passé des banlieues rouges aux cités disqualifiées et nombre de municipalités communistes aujourd’hui ont beaucoup de mal à construire un modèle éducatif comme cela a pu exister du temps des banlieues rouges, où un modèle avait fonctionné pour l’école primaire, pour l’école du peuple. C’était un modèle qui avait un impact très fort mais qui aujourd’hui n’existe plus, y compris quand il y a beaucoup d’argent et de bonne volonté. Souvent les politiques ne rencontrent pas la population, parce qu’elles sont destinées à une population qui n’est plus là, une population qui s’est embourgeoisée, qui s’est précarisée, mais qui n’est plus cette classe ouvrière à qui s’adressaient les politiques de la banlieue rouge.

Cette évolution relève bien sûr aussi des politiques locales de l’Education nationale, et de la stratégie des familles. Les familles des classes moyennes ont défendu le projet de l’école unique, et certaines le soutiennent encore, mais il y a une érosion de cet idéal parce que les familles sont inquiètes, à cause du chômage et du risque de massification. On est pour l’égalité mais il y en a un peu trop aujourd’hui au goût de certains. Il y a peut-être dans l’école trop d’immigrés ou trop d’enfants en grande difficulté. Donc des familles qui ont soutenu ce projet, qui le soutiennent peut-être encore aujourd’hui dans leur discours, ne le soutiennent pas nécessairement aujourd’hui dans leurs pratiques et sont dans des stratégies d’écrémage des établissements plus défavorisés. Ou quand elles y laissent leur enfant, soit parce qu’elles pensent que ça peut trop aggraver la situation, soit parce qu’elles n’ont pas réussi à l’inscrire ailleurs (en France on ne peut pas choisir son établissement), elles font pression dans ces établissements pour un traitement différentiel en faveur de leur enfant : elles vont voir plus souvent les enseignants, si bien que l’attention des enseignants va se mobiliser davantage pour leurs propres enfants. Ce n’est peut-être pas une attitude délibérée, ni un projet conscient mais ce sont des pratiques quotidiennes.

Des enseignants sur-adaptés ?

Il y a bien sûr des enseignants désengagés, démotivés, qui partent, qui quittent les établissements eux aussi. Mais il y a aussi l’action de tous ceux qui croient bien faire et qui, travaillant tout le temps avec ce type de public, lui sont sur-adaptés. Ils ne le croient pas capable de progresser et adaptent en conséquence leurs principes, leurs méthodes, leur évaluation pour tenir compte de ce qu’ils croient être les besoins caractéristiques de leur public. Du coup les élèves apprennent moins, y compris quand les groupes sont petits bien que beaucoup d’enseignants soient convaincus que les élèves en difficulté mis en petits groupes sont mieux aidés à progresser. La plupart des recherches montrent que les effets négatifs sont supérieurs aux effets positifs : dans les groupes en grande difficulté on tente de s’adapter à ce qu’on croit être le niveau moyen, or ce niveau moyen est plus bas qu’ailleurs. Cela a aussi des effets dynamiques en termes de violence, d’indiscipline, et d’interprétation raciste de la scolarisation. Plus on regroupe les enfants qui sont à la fois en difficulté scolaire et appartenant à certaines catégories d’immigrés, plus les enseignants auront tendance à expliquer les difficultés rencontrées en termes culturels ou ethniques, et plus les élèves liront dans les mêmes termes les sanctions et les jugements scolaires. Donc on produit à la fois moins d’apprentissage et moins d’intégration sociale. Ainsi l’école ne remplit aucune de ses deux missions principales : transmettre des savoirs et préparer à l’insertion professionnelle comme à l’intégration sociale.

Un auditeur : Pourriez-vous dessiner des perspectives aptes à modifier cette situation ?

AvZ : Je viens avec d’autres collègues de publier un livre qui s’appelle : Quand l’école se mobilise, dans lequel j’essaye de montrer qu’effectivement, y compris dans les situations très difficiles, il y a des différences dans les capacités des établissements à répondre à ces difficultés. Il y a notamment une capacité de travail en équipe, de travail collégial entre enseignants qui est déjà une piste pour permettre de faire face à un certain nombre de difficultés. Une plus grande cohérence entre les adultes par rapport à ce qui est recherché, alors que dans les collèges et les lycées on a un personnel abondant et très diversifié : beaucoup d’enseignants (chacun avec sa méthode, sa façon de travailler, ses normes culturelles, ses valeurs), des conseillers d’éducation, des assistantes sociales scolaires, des surveillants, des aides éducateurs. Tout cela forme un système très incohérent, surtout pour les jeunes enfants au collège, où il y a un contexte très différent de celui de l’école primaire.

Alors on peut faire un certain nombre de choses au niveau local. Comme pour les stratégies des familles que j’ai décrites, il y a d’autres façons de répondre qu’en construisant des classes de niveau ou en favorisant une stratégie d’écrémage. Cependant je pense que c’est délicat. Les sociologues disent qu’il y a un effet d’établissement, c’est-à-dire qu’avec des caractéristiques similaires on va, selon les pratiques des acteurs, obtenir des résultats différents. Mais il n’y a pas un fatalisme sociologique absolu. Il ne faut pas dire : les acteurs locaux ont la capacité de faire face à cette situation, mais dire : ils peuvent faire mieux par un travail en commun.

Mais la solution ne peut venir que d’une réflexion en profondeur. Quel est le rôle de l’école aujourd’hui ? Il ne s’agit pas de sélectionner une petite poignée d’enfants des classes populaires, de les extraire de leur milieu et de les « élever » grâce à l’école, mais d’intégrer l’ensemble de la population dans l’école, au moins dans l’enseignement fondamental, la question de la sélection se posant après.

Un auditeur : A mon avis il y a une sorte d’hypocrisie à parler d’égalité des chances à l’école, alors qu’en fait l’école est compétitive. Ne manque-t-il pas un débat citoyen sur les valeurs que l’école doit transmette à nos enfants ? Sans un accord sur ces valeurs qu’est-ce que peut faire par exemple un parent d’élève ? Il essaye de faire en sorte que son gosse s’en sorte le mieux possible et donc il joue le jeu de la création des ghettos et de l’élitisme. Il le fait malgré lui. Quelles valeurs l’école va donner à nos enfants pour créer un projet de société, pour fonder une citoyenneté et une démocratie ?

AvZ : On laisse en fait les acteurs se débrouiller. Le système tient par l’éthique des acteurs, par l’engagement des enseignants et de certaines personnes. Mais cela crée des dilemmes éthiques pour des acteurs comme les parents d’élèves. Soit on se veut « bon parent » et, en conséquence, on ne laisse pas son enfant dans l’école du quartier parce qu’être bon parent c’est libérer les atouts dans une société de plus en plus compétitive, et de ce fait, objectivement, on renonce à être « bon citoyen ». Soit on se veut « bon citoyen » et on laisse son enfant dans l’école du quartier, contribuant ainsi à la citoyenneté locale, à l’intégration, mais on se sent coupable de ne pas lui donner tous les atouts dont il a besoin. Il s’agit là d’une question politique mais elle n’est pas présentée comme telle. Les acteurs vivent ce dilemme dans une culpabilité individuelle. Cela étant dit, je crois qu’il ne faut pas seulement parler d’hypocrisie, il y a aussi une grande incertitude. Dans notre société pluraliste et dans la complexification des modèles de la compétitivité économique, personne ne sait très bien ce qu’il faut faire, ce qu’il faut promouvoir à l’école. Donc il y a tout un débat à avoir sur ce que l’école doit ou peut faire. Quelle est la base sur laquelle on peut se mettre d’accord ? Ce n’est pas simple.

Les valeurs, c’est très important. Je mets beaucoup l’accent sur elles dans mon travail, mais il ne faut pas non plus oublier les questions d’organisation : comment mieux organiser l’école ? Donc les deux choses doivent aller de pair. Il ne s’agit pas seulement du discours, il s’agit aussi d’améliorer les conditions de fonctionnement de l’école. Il y a aussi des choses à faire dans ce domaine-là.

1 Respectivement : (A.Colin, 1999) ; (PUF, 2001) ; (La Dispute, 2002).
1 Respectivement : (A.Colin, 1999) ; (PUF, 2001) ; (La Dispute, 2002).

Agnès Van Zanten

Sociologue de l’éducation, Agnès van Zanten est membre de l’Observatoire sociologique du changement (OSC). Elle est l’auteur de : Sociologie de l’école, L’école de la périphérie, scolarité et ségrégation en banlieue et de Quand l’école se mobilise 1

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