«Nous partageons les mêmes ambitions»

Joëlle Girard et Georges Ropa

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Joëlle Girard et Georges Ropa, « «Nous partageons les mêmes ambitions» », Revue Quart Monde [En ligne], 185 | 2003/1, mis en ligne le 05 août 2003, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1900

Regards croisés sur des enfants qui participent dans leur quartier à une bibliothèque de rue et qui vont en classe.

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Ecole, Enfance

Témoignage de Joëlle

Joëlle Girard témoigne de plusieurs enfants et de leurs parents :

Je rencontre les enfants à travers la bibliothèque de rue1. Par ces rendez-vous hebdomadaires autour des livres, des liens se sont créés entre nous. Peu à peu, j’ai été amenée par eux à rencontrer leurs familles, puis leurs enseignants.

  • Mohamed

C’est grâce à Mohamed que ma relation avec les enseignants de l’école Edouard Vaillant a commencé. Il a dix ans. Sa famille est française d’origine irakienne. C’est certainement un des enfants qui questionne le plus les adultes qui le connaissent. Comment l’atteindre ? Comment lui permettre de grandir comme les autres ? Un soir, me trouvant à la sortie de l’école, il me salue. A ce moment-là, le directeur me demande : « Vous connaissez Mohamed ? » Je dis alors qui je suis et je demande à Mohamed d’expliquer la bibliothèque de rue. J’ai dans mon sac un objet que nous y avons réalisé : chaque enfant a inscrit son nom et collé la couverture de son livre préféré... Mohamed montre son nom et les deux beaux livres qu’il a choisis : Yoyo l’ascenseur et L’ogre, le loup, la petite fille et le gâteau. Le directeur, lui aussi, « adore » ces deux livres et le lui dit. Mohamed aime les mêmes livres que son directeur ! Il prend le temps de montrer ce que d’autres enfants ont choisi.

  • Samy

Samy a douze ans. Il est né en France, sa famille vient de Bosnie, une famille de voyageurs. Il est inscrit à l’école depuis l’âge de quatre ou cinq ans mais a toujours eu des difficultés pour y aller tous les jours. Aussi il n’a pas appris. Cependant les enseignants sont convaincus qu’il n’a aucun problème pour apprendre. Lorsque je suis chez lui, il aime avant tout me montrer ses cahiers d’école. Il a une belle écriture et ses cahiers sont propres. Il est fier de me montrer ce qu’il sait faire et, lorsque ses parents regardent aussi, ils prennent confiance : «Oui, Samy apprendra ». La réalité est dure et le lendemain Samy n’ira peut-être pas à l’école mais cela reste un moment où chacun peut prendre des forces et croire que c’est possible. Un jour il est allé chercher derrière le canapé ses cahiers vieux de deux ans. Ils étaient intacts. Par quel miracle a-t-il réussi à conserver ses cahiers dans ce logement où il n’y a rien pour ranger et où le rare mobilier change constamment de place au gré des travaux commencés et inachevés ? Il savait où étaient ses cahiers et il savait aussi que, dans l'un d'eux, il y avait trente mentions « juste », indiquant que l’exercice avait été fait correctement : nous les avons recomptées ensemble.

  • Sunli

Sunli a douze ans. Elle est née en Italie, ses parents sont des gens du voyage bosniaques. Elle est arrivée en France à l’âge de trois ans avec sa famille. Cela fait cinq ans qu’elle va à l’école mais elle rencontre beaucoup de difficultés. Depuis le départ de sa grande sœur, c’est elle qui s’occupe de ses deux petits frères ( huit et dix-huit mois) ; aussi manque-t-elle souvent l’école, au désespoir de son institutrice. Ses parents ne sont jamais allés à l’école et signent d’une croix. Un soir, où je suis en visite chez elle après l’école, son devoir est de recopier les lettres de l’alphabet en belles majuscules. Son papa est à côté d'elle. Pour chaque lettre, il compare le modèle et ce que sa fille a écrit, et il lui demande de recommencer lorsque ce n’est pas tout à fait pareil.

  • Nassuf

Nassuf a sept ans. Sa famille vient de Mayotte. Je le connais très peu, il m’accueille plus souvent par des coups que par un bonjour. Cela fait déjà quelques fois que je vais dans des classes de l’école Edouard Vaillant lorsque la maîtresse de Nassuf me dit : « Je comprends qu’il soit prioritaire que tu ailles dans les classes où tu connais des enfants mais j’aimerais que tu puisses venir aussi dans ma classe. Tu es sûre que tu n’y connais pas d’enfants ? » Je reconnais alors Nassuf dans le rang de cette classe de cours préparatoire(CP). C’est aussi pour moi l’occasion de le connaître un peu plus. La maîtresse dit qu’il redouble son CP et qu’il a de très grosses difficultés. Je prends donc rendez-vous pour aller montrer le cédérom2 à Nassuf dans sa famille... Il ne croit pas que ce soit possible que j’aille avec un ordinateur portable chez lui ! Il en est très fier. Toute sa famille est là. Même si ses parents s’expriment très peu en français, ils essaient de comprendre de quoi il s’agit, un grand frère et une grande sœur traduisent. Le lendemain, lorsque j’arrive à l’école au moment de la récréation, la maîtresse me dit qu’elle n’a jamais vu Nassuf sourire autant. Et lorsque la séance commence, celui-ci a la responsabilité d’expliquer aux enfants comment fonctionne ce cédérom. Il se souvient bien et se débrouille comme un chef ! Depuis il vient de temps en temps lire à la bibliothèque de rue et il me serre la main à chaque fois.

J’ai la chance d’être témoin de cette envie d’apprendre et de la volonté des parents, qui comme tous les autres, veulent un avenir meilleur pour leurs enfants, parce que je peux avoir une relation très libre tant avec les enfants qu’avec les parents. Je suis aussi témoin de l’accueil dans cette école où on croit vraiment que les enfants sont capables de réussir.

Témoignage de Georges

Georges Ropa témoigne de ces mêmes enfants qui, pour lui, sont des écoliers et de leurs familles :

Les parents des enfants, comme ceux dont parle Joëlle, hésitent dans un premier temps à venir nous voir. Ils ne savent pas trop ce qu’ils peuvent attendre de l’école. Peut-être en attendent-ils trop ! Quand je suis arrivé ici, j’ai été frappé par leur intérêt pour l’école quand ils sont mis en confiance. Ils le manifestent maladroitement peut-être, mais ils nous disent leur conviction que l’école est la sortie de la misère pour leurs enfants. Ils pensent que l’école peut tout résoudre, çà c’est plus difficile à assumer, l’école n’est pas la réponse à tous les problèmes, même si elle en est un élément déterminant.

Les parents croient que le savoir est important, mais ne savent pas comment il s’articule avec le reste de la vie. Même s’ils ne savent ni lire ni écrire, nous pensons qu’ils ont un rôle à jouer : regarder le cahier comme le fait le père de Sunli, se faire lire les informations, signer, même d'une croix...

Malgré cet intérêt bien réel, nous sommes face à une déscolarisation importante que souligne Joëlle et sur laquelle nous travaillons ensemble. C’est une grosse difficulté. Nous savons que les familles sont engluées dans la survie. Les sœurs de Sunli, par exemple, doivent aider le soir à faire entrer un peu d’argent à la maison et le matin elles sont très souvent absentes. Le père de Samy est très malade, sa maman dépassée, et la rue est là avec tout ce qu’elle apporte dans l’immédiat.

L’école et la rue

Chez beaucoup d’enfants, Samy et bien d’autres, le savoir de la rue et celui de l’école sont en concurrence. On demande aux enfants de se projeter dans l’avenir pour comprendre ce qu’ils peuvent «gagner » à l’école et c’est très difficile pour eux, car la rue donne tout de suite mais empêche tout avenir social de se construire.

A l’école, nous sommes tous convaincus qu’un enfant a toujours une marge de progression quels que soient son retard et ses difficultés. En tant qu’enseignants, nous avons mission de les aider à exploiter ce potentiel. Nous sommes prêts à donner à chaque enfant toutes ses chances. D’ailleurs ces enfants n’ont aucun problème pour apprendre : ils sont aussi intelligents que les autres enfants. Quand ils sont en classe à travailler, ils sont susceptibles de réussir. Mais, pour qu’ils fassent un apprentissage sérieux et solide du savoir, ils ont besoin d’abord d’acquérir les règles d’un savoir-vivre ensemble. Eveiller, accompagner le désir d’apprendre en y mettant beaucoup de sens passe par là et nous ne pouvons brûler les étapes. L'apprentissage de règles claires est un axe majeur de notre projet d'école. Le respect de ces règles est la condition nécessaire pour rentrer dans le processus d'acquisition des savoirs.

Un chemin plus long

Certains, comme ceux que rencontre Joëlle, ont un chemin plus long à parcourir parce qu’ils en sont plus éloignés. Tous les enfants ne sont pas sur la même ligne de départ et nous devons en tenir compte.

Samy, par exemple, avait été mis en classe d’intégration scolaire (CLIS), sans doute à cause de sa scolarisation en pointillé. Au vu de son intelligence, son instituteur se demandait ce qu’il y faisait et nous l’avons fait rejoindre le circuit classique. Il est tout à fait capable, à l’intérieur de l’école, de respecter les règles sociales et d’apprendre. Malheureusement il ne vient plus depuis plus d’un mois. Ses parents m’appellent au secours et voudraient qu’il soit placé dans un centre. Je ne suis pas sûr que ce soit la solution : il fuguerait. Qu’est-ce qui pourrait le faire venir à l’école ? Il sait pourtant qu’il y est attendu, espéré. Comment faire ?

Linda, la petite sœur de Sunli, est entrée à l’école à huit ans. Elle n’a pas fréquenté la maternelle et est arrivée en cours préparatoire avec deux ans de retard. Elle a tout un apprentissage à faire pour intégrer les règles de l’école. Tous les progrès dans ce domaine aussi sont valorisés. Elle apprend le «métier » d’élève.

Franchir des étapes

Les enfants ont besoin d’une structure visible. L’équipe pédagogique a mis en place une série de règles, des lois écrites par les adultes car ce sont eux qui sont là pour permettre aux enfants de grandir. Le projet de l’école est basé sur le respect des règles et de la personne, sur la relation aux autres et au travail, sur le droit à l’éducation pour tous et sur la possibilité de réussite pour tous. Cela nous a amenés à construire des étapes symbolisées par des ceintures comme au judo (inspiré de la pédagogie institutionnelle). A chaque gain, l’enfant est encouragé, félicité. La ceinture verte symbolise que l’enfant a gagné la confiance des adultes, elle donne droit à un permis de circuler dans l’école, d’avoir des responsabilités : nettoyer le tableau, avoir la clé de la classe, pouvoir y monter avant la sonnerie... Ils le font avec joie et découvrent que travailler peut être un plaisir. Notre volonté et notre travail, c’est que chaque enfant ait son permis. Il ne s’agit pas d’un bon point mais d'une reconnaissance, d’une stimulation. Même hors de l’école il a son importance puisque les enfants le montrent à la bibliothèque de rue.

Les étapes se décident dans les conseils de classe. Pour lutter contre la violence, nous avons ouvert un cahier de plaintes, où les élèves peuvent écrire les conflits qu’ils ont entre eux, cela évite de traiter les problèmes à chaud. Ce cahier est étudié avec les intéressés chaque semaine et nous cherchons ensemble les solutions. Là aussi se prennent, suivant un barème, les décisions de ceintures, de permis mais aussi les sanctions. Actuellement, nous n’avons plus de bagarres dans l’école, mais nous travaillons sur les injures...

Il me reste une question. Pourquoi les enfants n’arrivent-ils pas à vivre cela en dehors de l’école ? Je remarque cependant qu’ils nous parlent plus facilement des conflits extérieurs à l’école et nous demandent implicitement notre arbitrage. Nous ne pouvons pas toujours jouer le rôle de médiateur comme dans l'enceinte de l'école.

Une dernière remarque. Je suis très étonné quand des familles qui habitent le quartier viennent me demander s’il y a de la place pour leur enfant. Comment pourrait-on refuser un enfant d’âge scolaire ? Si l’effectif est trop nombreux, nous demandons plus de moyens mais nous ne refusons jamais d’élèves. C’est tellement difficile pour certains de faire la démarche et nous voulons que chaque enfant se sente attendu et puisse développer son potentiel intellectuel et humain. C’est là notre responsabilité, celle de l’Etat est de nous donner les moyens matériels et humains... mais là, c'est un autre débat.

1 Une fois par semaine, les équipes de bibliothèque de rue se rendent dans les quartiers les plus défavorisés pour partager le savoir autour du livre.
2 Créé avec des enfants et des adultes de la région méditerranéenne en six scènes et six jeux, le cédérom de l’Enfant sans nom nous livre le message
1 Une fois par semaine, les équipes de bibliothèque de rue se rendent dans les quartiers les plus défavorisés pour partager le savoir autour du livre.
2 Créé avec des enfants et des adultes de la région méditerranéenne en six scènes et six jeux, le cédérom de l’Enfant sans nom nous livre le message des enfants dont la famille vit en grande pauvreté : l’amitié est un formidable moyen de lutter contre l’exclusion (Editions Quart Monde).

Joëlle Girard

Georges Ropa

Volontaire du Mouvement ATD Quart Monde, Joëlle Girard anime une bibliothèque de rue et Georges Ropa est directeur de l’école élémentaire d’application Edouard Vaillant (située en ZEP), dans le quartier Saint Mauront à Marseille.

CC BY-NC-ND