Le collège Anne Frank, une école de citoyens

Marie-Danielle Pierrelée

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Marie-Danielle Pierrelée, « Le collège Anne Frank, une école de citoyens », Revue Quart Monde [Online], 185 | 2003/1, Online since 05 August 2003, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1913

Ouvert par la volonté de citoyens, ce collège se veut une école de citoyens

Index de mots-clés

Ecole, Enfance

Index géographique

France

Le collège expérimental Anne Frank au Mans a ouvert ses portes en septembre 2001. Il est né de la volonté de citoyens qui ne se satisfaisaient pas de voir que l’école ne permet pas à tous les enfants, en particulier aux enfants les plus défavorisés, de tirer parti de leurs années de scolarité. Nous savons que l’exclusion scolaire est un signe avant coureur de l’exclusion sociale. Nous savons aussi que l’école, loin de compenser les inégalités sociales, les accroît. Non que l’école soit responsable de tout. Mais un enfant qui arrive à l’école avec une histoire déjà marquée par la maladie, la misère, les difficultés des parents, est un enfant qui sera moins bien compris et moins bien pris en charge par l’école.

La mise en place a été difficile. Dire aujourd’hui qu’il faut un autre modèle d’école, c’est prendre acte des insuffisances de l’école actuelle. C’est casser le mythe de l’école « ascenseur social », démocratique, égalitaire. C’est aussi, souvent, en ricochet, blesser tous ceux qui font tout ce qu’ils peuvent à l’intérieur d’une institution, forcément imparfaite, pour être attentifs à tous les enfants ainsi que tous ceux qui ont pu profiter de l’école par le passé pour s’extraire de la misère dans laquelle vivait leur famille. Ceux-là en particulier pensent que si cela a été possible pour eux, ce peut être encore possible pour tous ceux qui le veulent. Le camp des opposants était donc impressionnant.

Ce n’est que par la conjonction de volontés très différentes que notre collège a pu voir le jour : parents d’élèves en désarroi, mal écoutés, citoyens soucieux de l’avenir des jeunes, enseignants bloqués par les rigidités du système actuel, militants politiques et syndicaux, administrateurs du système scolaire inquiets de l’échec scolaire, ministre ( !). Les tensions et les oppositions n’ont pas permis que nous ayons des conditions d’ouverture tout à fait favorables. On nous a installés dans un collège existant, le collège ZEP (zone d’éducation prioritaire) de la ville, qui nous voyait venir en envahisseur. Dresser les laissés-pour-compte les uns contre les autres, belle stratégie pour enfoncer les uns et les autres !

Des enfants toutes griffes dehors

Nous avons accueilli une bonne centaine d’adolescents à notre première rentrée. A côté de quelques enfants sans problème de parents militant pour une société plus juste, nous avons recruté des jeunes le plus souvent profondément blessés par leur histoire, sociale et scolaire. Des enfants parfois exclus déjà plusieurs fois ; des enfants ballottés d’école en école au gré d’histoires familiales lourdes ; des enfants différents, souffre-douleur de leurs camarades dans l’indifférence des adultes ; des enfants toutes griffes dehors prêts à agresser les premiers pour ne pas être humiliés une fois de plus. La cour de récréation a d’abord été un champ de bataille et les classes un lieu où la quasi-totalité des élèves faisait violemment front contre l’adulte, représentant d’un ordre détesté. Il n’a pas fallu moins de trois mois, dans la souffrance de tous, pour faire émerger un début de confiance envers les adultes, arrêter la compétition à celui qui serait le plus mauvais, à celui qui se ferait le plus « respecter ».

Pendant que les coups pleuvaient de toutes parts, à l’intérieur et à l’extérieur, l’équipe d’enseignants a trouvé assez d’énergie pour mettre en place ce qu’elle avait imaginé... et pour rectifier la trajectoire assez vite, en fonction des signaux que nous envoyaient les élèves et que nous n’avions pas toujours bien anticipés.

Dans notre collège, pas de classe de sixième, cinquième, quatrième, troisième... Pas de retard scolaire visible et stigmatisant. Les élèves sont regroupés autour d’un adulte tuteur, par groupes de douze environ, totalement hétérogènes, garçons et filles, petits et grands, plus ou moins intéressés par l’école.

A partir de ce groupe sécurisant, où l’adulte est un soutien, un médiateur éventuel avec les autres adultes, les élèves partent pour des apprentissages dans des groupes où se déroulent ce qui peut ressembler à des cours : travail sur l’écriture, les mathématiques, l’anglais ou l’histoire, les arts ou les sciences... Ces cours ciblent un niveau précis (troisième et préparation au brevet, débutants en anglais) mais peuvent aussi mélanger des élèves de niveaux divers où chacun puisera et produira en fonction de l’état d’avancement où il en est (écriture autobiographique, calcul littéral). La répartition dans ces groupes fait appel à une marge d’autonomie chez les élèves : accompagnés par leur tuteur, ils s’engagent dans des apprentissages qui correspondent à leur besoin et dont ils n’ont pas trop peur en fonction de leur histoire antérieure. Au tuteur d’accompagner chacun des élèves de son groupe pour passer des obstacles qui paraissent au départ insurmontables. Progressivement, les élèves choisissent leurs cours avec de plus en plus de pertinence, d’engagement personnel, osant affronter le risque d’échec indissociable de tout apprentissage sans se sentir dévalorisés.

A côté de ces cours, couvrant le champ du programme, nous proposons à chaque élève quelques « cours au choix », occasions de revoir un point précis qui pose problème mais plus souvent occasion de s’initier à des savoirs nouveaux, à réaliser des découvertes, à proposer aussi de partager des passions avec les autres. Des élèves proposent des cours et leurs camarades s’y inscrivent comme ils s’inscrivent à ceux proposés par des enseignants, des parents, des représentants d’association. Des cours de sport, de physique, de musique, de danse ont été assurés par des élèves ; les parents ont proposé des cours de broderie, de jonglage, de géographie. Des militants du centre du volontariat sont venus témoigner de leur engagement au service des autres.

Des élèves au service du groupe

Les élèves participent enfin à un projet collectif qu’ils choisissent, lieu d’apprentissage à travers une production du groupe : la mise en culture d’une parcelle de jardin, la réalisation d’un site Internet et sa mise à jour, un atelier musique-théâtre, la préparation d’un rallye à travers le département sont autant d’occasion pour les élèves d’apprendre à s’organiser, à mettre leurs talents au service du groupe, à ressentir le besoin des autres pour mener à bien leur tâche.

Dans ce collège, les adultes tiennent à ce que chaque enfant soit reconnu à travers les activités diverses, à ce qu’il soit valorisé mais également assez sécurisé pour pouvoir s’engager dans de nouveaux apprentissages qu’il refusait jusque-là par peur de l’échec, par refus de se plier à des demandes d’adultes qu’il considérait comme des ennemis. Tout notre défi est là : protéger, valoriser, mais aussi stimuler, déstabiliser. Un mélange de soutien et de fermeté, de bienveillance et d’exigence, équilibre instable, toujours remis en cause, à construire chaque jour.

Les élèves sont aussi invités à s’engager dans la vie du collège. Chaque semaine, le conseil du collège réunit deux représentants de chaque groupe de tutorat. Propositions, critiques, discussions, décisions. Le règlement du collège peut ainsi être amendé, amélioré, de nouvelles activités proposées. Les élèves peuvent faire l’expérience, de semaine en semaine, que les lois ne sont pas immuables mais qu’elles sont créées par les hommes, dans le but de résoudre des problèmes et qu’on peut les changer quand elles ne remplissent pas bien leur mission. Que pour les changer, il faut inlassablement expliquer, partager avec les autres, trouver des formulations, anticiper les conséquences. Une vraie éducation à la citoyenneté au quotidien, qui ne passe pas par la récitation de leçons mais par la mise en pratique des principes démocratiques.

Pour régler les conflits et réfléchir aux conditions du vivre ensemble, nous avons mis en place ce que nous appelons l’atelier de réparation : à la suite d’un différend, d’une agression, d’un conflit larvé entre eux, des élèves peuvent être cités au conseil de réparation. Un premier élève expose les faits, la façon dont il les a vécus, les émotions qu’il a ressenties. L’autre élève doit alors reformuler, sans jugement ni commentaire, ce qu’a dit le premier. Quand le premier estime que la reformulation est conforme à ce qu’il a dit, les rôles sont inversés. Il s’agit d’aider chacun à changer de posture, à se mettre pour un moment à la place de l’autre. Cette séance se passe en présence d’une cinquantaine d’élèves, qui restent silencieux. Puis les participants, en groupes de dix, sont invités à partager ce qu’ils ont ressenti pendant ce temps d’écoute de leurs camarades, à rapprocher cette situation de faits similaires qu’ils ont pu vivre. Il ne s’agit pas de juger, de décerner des points, mais de comprendre la position de l’un et de l’autre, ce qui les a amenés à en venir aux mains ou aux insultes. De semaine en semaine, nous voulons former les élèves à mieux comprendre leurs propres émotions pour mieux les contrôler. C’est un travail difficile mais nous le pensons indispensable pour canaliser les réactions violentes qui s’expriment parfois à la suite d’un mot blessant, d’un regard même parfois.

Des parents s’entraident

Nous développons des relations étroites avec les parents. Si nous avions un noyau de parents très actifs et mobilisés pour l’ouverture du collège, nous avons créé au fil des jours des relations de confiance avec bien des parents qui ne voyaient jusque-là l’école que comme un lieu hostile, une occasion d’humiliation. Ce retournement ne se fait pas en un jour. Les conseils de classe, où toute l’équipe reçoit la famille et cherche systématiquement à pointer le positif chez chaque élève a été une expérience nouvelle pour bien des parents qui franchissent plus facilement le portail. Des parents sont très impliqués dans la vie quotidienne du collège, accueillent d’autres parents qui n’osent s’adresser directement aux enseignants.

Ce que nous faisons dans ce collège, ce que nous vivons avec les élèves, parfois dans la tension, souvent dans le bonheur de voir tel ou tel changer, prendre confiance, grandir, est plus facile dans notre collège que dans les collèges habituels. Nous nous sommes donné des conditions de travail qui rendent possible la connaissance mutuelle adultes-adolescents, enseignants-élèves. Les heures de tutorat (cinq à six par semaine) sont des moments privilégiés pendant lesquels, alors que plusieurs membres du groupe sont sur leurs devoirs et leçons, le tuteur peut prendre un élève ou un petit groupe d’élèves pour parler d’un problème, proposer à un grand de prendre en charge un plus petit. Après un an de fonctionnement, nous sommes certains que c’est grâce à ces heures de tutorat que nous avons pu créer des relations suffisamment confiantes pour permettre à chacun de progresser. Souvent ailleurs, en dépit de la qualité des enseignants et de leur volonté d’aider leurs élèves, le temps manque. Ce n’est qu’entre deux portes ou exceptionnellement un soir après les cours, que les rencontres sont possibles. De telles contraintes ne permettent pas de porter réellement attention à chaque élève.

Le collège pour tous est possible

Dans le débat actuel sur l’abandon du collège unique, nous voulons démontrer qu’il est réellement possible de faire vivre le collège pour tous. Trier prématurément les enfants est une insulte aux enfants du peuple, condamnés d’avance à partir les premiers. Cependant, ce n’est pas en maintenant le statu quo qu’on pourrait estimer régler le problème. La situation actuelle détruit beaucoup d’enfants, les cent cinquante mille (chiffre du ministère) qui quittent le système scolaire chaque année sans formation leur permettant de trouver une place dans la société. Après leur avoir fait vivre longuement l’échec scolaire, avec la destruction de l’estime de soi qui en résulte, elle les condamne à la marginalité sociale.

Si nous voulons créer les conditions pour que l’école soit un lieu d’émancipation des plus pauvres, que chacun puisse apprendre à y conduire sa vie et apprendre à vivre avec les autres, nous devons tous, comme citoyens, nous mobiliser pour que l’école change en profondeur ; qu’elle cesse d’être d’abord un lieu de sélection de l’élite. Au Mans, dans un tout petit laboratoire, nous voulons permettre à tous les enfants de vivre debout, la tête haute, conscients de leur valeur d’être humain, et capables d’apporter leur pierre à l’édification d’un monde plus juste. Ni soumis, ni révoltés, mais confiants en eux-mêmes, critiques et constructifs, capables de s’engager avec les autres1.

1 Pour en savoir plus, consulter le site du collège mis à jour chaque semaine : www.college-anne-frank.org
1 Pour en savoir plus, consulter le site du collège mis à jour chaque semaine : www.college-anne-frank.org

Marie-Danielle Pierrelée

Marie-Danielle Pierrelée est Principale du collège Anne Frank au Mans (France).

CC BY-NC-ND