Droits minima ou droits fondamentaux ?

Lucien Duquesne

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Lucien Duquesne, « Droits minima ou droits fondamentaux ? », Revue Quart Monde [En ligne], 186 | 2003/2, mis en ligne le 01 novembre 2003, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1942

Les personnes qui prennent le risque de mourir de froid à la rue n’ont pas seulement droit à un hébergement d’urgence. Elles ont droit à une vie décente qui leur permette l’exercice de leurs libertés fondamentales.

Pour un peu, si le thermomètre n’était descendu aussi bas la deuxième semaine de janvier, nous n’aurions pas encore entendu parler des personnes à la rue cet hiver. Et l’on se serait, bien sûr, loué de l’efficacité et de l’organisation sans faille des secours d’urgence. Hélas ! Il a bien fallu admettre que les personnes à la rue sont toujours là puisque le froid, avec la complicité d’une société aveugle, en a assassiné une dizaine en deux jours. Oui, il faut être aveugle pour ne pas voir ce qui saute aux yeux. Des milliers d’entre nous dorment dehors chaque nuit de l’année. Tous les SAMU et tous les 1151 de France et de Navarre, aussi extraordinaires de dévouement soient-ils, ne pourront l’empêcher. Des dizaines de milliers de personnes et de familles subsistent dans des logements précaires, insalubres, voire dans des abris de fortune. Selon le rapport récent du Haut Comité pour le logement des personnes défavorisées, trois millions de personnes sont mal logées et il faudrait pouvoir disposer d’urgence d’un million de logements sociaux. Or il s’en construit actuellement autour de cinquante mille par an ! La loi de Solidarité et de Renouvellement Urbain, en 2000, a fait obligation aux communes et agglomérations de plus de 5000 habitants de construire 20% de logements sociaux. Elles ont vingt ans pour le faire et pourtant, beaucoup de maires de ces communes préfèrent payer des amendes plutôt que lancer la construction de ces logements dont leurs administrés ne veulent pas. Ils n’utilisent donc pas les crédits débloqués pour cela, ce qui risque d’amener l’Etat à diminuer ces crédits ! Ce serait risible si ce n’était à pleurer.

Le Conseil économique et social vient d’affirmer que « plusieurs millions de personnes n’accèdent pas, de manière durable et coordonnée, à l’ensemble des droits fondamentaux ». Le droit au logement fait précisément partie des six droits fondamentaux énumérés dans l’article premier de la loi de 1998 contre les exclusions : l’emploi ou des moyens convenables d’existence, le logement, la protection de la santé, l’égale justice, l’éducation, la formation et la culture, la protection de la famille et de l’enfance. Le droit à l’éducation et celui à la santé sont devenus opposables. Il est indispensable que le droit au logement le devienne aussi, comme le demande le Haut Comité pour le Logement des personnes défavorisées. Toute personne privée d’un vrai toit pourrait alors en exiger un et, s’il lui était refusé, elle pourrait recourir à la justice. Ce serait une avancée considérable qui contribuerait à ce que les personnes et familles les plus pauvres puissent se libérer des mesures d’urgence et même de certains droits spécifiques qui, sous couvert de leur venir en aide dans l’immédiat, les enferment dans le provisoire et les empêchent d’accéder à leurs droits fondamentaux.

L’aide provisoire n’est pas un droit.

L’histoire enseigne que le provisoire appliqué aux populations très démunies devient vite la norme pour elles. Sans nous en rendre compte, nous sommes même arrivés à élever les aides et les mesures provisoires au rang de droits essentiels. C’est ainsi qu’on parle des droits à l’aide nutritionnelle, à l’hébergement ou à un abri, à l’urgence ! Ce ne serait pas dramatique s’ils étaient conçus comme des tremplins vers l’accès aux droits fondamentaux qui, seuls, permettent la liberté et l’autonomie. Or, trop souvent, parce qu’ils deviennent nos objectifs prioritaires quasi uniques et qu’ils mobilisent ainsi toutes nos énergies ou parce qu’ils sont jugés « suffisants pour les pauvres », ils font obstacle aux droits fondamentaux.

Il n’y a pas de commune mesure, par exemple, entre le droit fondamental au logement et la possibilité, en cas d’urgence, d’être hébergé. Ce qu’on appelle le droit à l’hébergement ne saurait se substituer au droit fondamental au logement, à un vrai logement. Bien sûr que l’hébergement d’urgence est nécessaire, mais il ne reste qu’un hébergement, c’est-à-dire du provisoire ; il ne peut pas devenir un but en soi car il ne répond pas à l’exigence du droit fondamental au logement. A l’instar d’autres droits et mesures liés à l’urgence, il risque de palier les insuffisances de la société et notamment des pouvoirs publics qui ont tendance à s’exonérer de leurs responsabilités essentielles, en particulier sur le dos des associations. Même quand celles-ci perçoivent le danger de leur instrumentalisation, elles peuvent difficilement faire marche arrière car elles trop dépendantes des subventions qui leur permettent de faire face à leurs charges.

Il en va ainsi pour les distributions de nourriture et autres. N’est-il pas scandaleux que dans la quatrième puissance économique du monde, ces distributions ne cessent d’une part de se professionnaliser et d’augmenter chaque année, sans que cela pose vraiment question ? Nous assistons tous les hivers au lancement médiatisé, généralement en présence du Premier ministre, des premières distributions de nourriture. Ce qui devrait être une honte est non seulement devenu la norme, mais un motif de fierté. C’est l’engagement des bénévoles qui est loué, mais aussi, d’une certaine manière, utilisé. En effet, il dédouane des responsabilités civiques et politiques qui ne sont pas prises, alors qu’elles seules peuvent faire reculer la pauvreté et donc les distributions de nourriture. Chaque hiver, nous nous mobilisons comme si nous étions en guerre ! Comme si venaient de survenir un tremblement de terre ou un raz de marée ! Comme si nous avions admis, une fois pour toutes, qu’une partie de la population n’accéderait jamais à ses droits fondamentaux ! Même si nous cherchons à humaniser ces distributions et à former les bénévoles qui s’y engagent, - ce qu’il faut louer et encourager - n’oublions pas que nous restons dans le domaine du palliatif, de la réponse en urgence à une situation anormale. Même les épiceries sociales restent un pis-aller. En s’instituant, elles prennent le risque de stigmatiser une partie de la population et d’entériner une société parallèle, celle précisément de ceux qui ne peuvent pas faire valoir leurs droits fondamentaux. Et que dire de ceux qui croient que le droit à la culture est respecté parce qu’ici ou là des personnes défavorisées peuvent bénéficier de billets invendus de cinéma, de théâtre ou de cirque ? Bien sûr que grâce à ces invendus, des personnes peuvent aller au cinéma ou au théâtre, et c’est très bien. Mais comment ne pas en rester là et agir pour un véritable droit à la culture pour tous, pour que tous aient les moyens de profiter de la culture par eux-mêmes et selon leur propre choix ?

Une société irresponsable…

Le pire, c’est qu’on arrive à persuader ceux qui sont très pauvres - parce qu’on le croit nous-mêmes -que ce qui n’est qu’un palliatif est un droit essentiel pour eux et qu’ils se mettent alors à revendiquer ce palliatif comme s’il était un véritable droit fondamental. La boucle est ainsi bouclée puisque l’assistance est assimilée à un droit fondamental. C’est le comble ! Et ce n’est pas tout puisque nous allons de surcroît exiger des personnes démunies qui prétendent bénéficier de distributions de nourriture ou du libre service d’une épicerie sociale qu’elles prouvent - en fournissant des justificatifs - qu’elles ont « droit » à cette assistance ! Le plus attristant, c’est que les nombreux bénévoles qui agissent dans ce sens sont, dans leur globalité, d’un dévouement et d’une sincérité absolus. Impossible de leur dire que ce qu’ils font n’est pas nécessaire, puisque c’est, de fait, nécessaire. Mais comment leur faire comprendre qu’une société qui institue l’assistance – tout en jugeant sévèrement par ailleurs ceux qu’elle y contraint - porte atteinte à l’égale dignité, aux droits fondamentaux de ceux pour qui cette assistance est instituée ?

En effet, lorsqu’une personne en grande pauvreté s’avise de réclamer « naïvement », tout simplement, mais « la tête haute », le respect d’un de ses droits fondamentaux, nous jugeons sa demande incongrue et nous la remettons à sa place, celle de ceux qui ne sont autorisés à quémander que des palliatifs, des mesures d’urgence. Actuellement, dans la région parisienne, une militante d’ATQ Quart Monde mène un combat sans fin avec une jeune femme qui vit à la rue depuis bientôt un an avec son bébé. Le rêve de cette jeune maman, c’est tout simplement d’avoir un vrai toit et une place en crèche pour pouvoir reprendre son travail de manutentionnaire. La ville où elle se trouve lui refuse ce logement et ne lui propose qu’un centre d’hébergement. Or l’expérience de cette jeune femme la pousse à ne pas accepter d’être hébergée en foyer. Elle a grandi à la DASS2 et ses deux aînés sont placés. Elle connaît, pour l’avoir subi, le danger que court l’enfant en foyer d’être séparé de sa mère et placé en attendant qu’elle trouve un travail et un logement. Elle sait que cela peut se traduire par des années de séparation et d’attente. Voilà pourquoi elle revendique, quitte à rester à la rue, le respect effectif de son droit fondamental à un logement digne de ce nom. On lui rétorque qu’elle met ainsi son enfant en danger. Quelle société est la nôtre qui accuse une jeune femme se trouvant à la rue avec son bébé de mettre celui-ci en danger, alors que son droit fondamental à un logement lui est refusé ! On veut la contraindre à accepter un hébergement provisoire sous prétexte qu’ainsi son bébé ne sera pas mis en danger, alors que cette fausse solution risque de déboucher sur une atteinte à un autre droit fondamental de cette jeune mère, celui d’élever elle-même son enfant ! Incapable d’assurer à cette femme l’accès à ses droits fondamentaux, notre société trouve le moyen de lui faire porter sa propre culpabilité et sa propre responsabilité ! « Par mon vécu, je me suis aperçu que la société fabriquait du pauvre », disait un homme à la rue.

… « qui fabrique du pauvre »

Il n’est, en effet, pas impossible que cette jeune femme rejoigne demain ceux qui préfèrent prendre le risque de mourir de froid plutôt que de nous faire plaisir en rejoignant chaque soir un lieu d’accueil. Elle et ses compagnons d’infortune seront jugés comme irresponsables. Certains diront qu’ils ne vont pas bien dans leur tête… Mais qui osera répondre que c’est notre société qui ne va pas bien dans sa tête et qui « fabrique du pauvre » ? Nous avons cette faculté de nous lamenter chaque hiver devant les morts de froid et de refuser dans le même temps la construction de logements sociaux près de chez nous. Nous avons cette faculté d’accepter l’abandon de milliers et de milliers de familles dans des quartiers ghettos où sévit un chômage endémique et de nous insurger quand les jeunes de ces quartiers s’adonnent à la violence. Nous avons cette faculté d’exiger la sécurité pour nous, alors que nous ne nous sommes guère préoccupés, depuis des années, de l’insécurité totale (économique, culturelle, familiale…) dans laquelle vivent les personnes et familles les plus démunies. Nous avons cette faculté d’invoquer la démocratie chaque fois que nos intérêts sont en jeu et d’ignorer superbement qu’elle nous commande de veiller à ce que toute personne, à commencer par la plus pauvre et exclue, soit reconnue dans son égale dignité et puisse avoir accès à l’ensemble de ses droits fondamentaux. N’est-ce pas aussi cela que veulent nous signifier les personnes qui prennent le risque de mourir de froid à la rue ?

Un nouveau défi : le droit à un logement décent

Monsieur et madame D. habitent dans un F4 d'une cité HLM depuis vingt ans. Ils y ont élevé huit enfants. Aujourd'hui ils vivent à neuf dans cet appartement, avec cinq enfants (de 22 à 7 ans) et deux petits-enfants (2 ans et 9 mois).

Cinq ans après notre arrivée à L., mon mari a perdu son emploi et ce fut la naissance de notre sixième enfant. Nous avons alors commencé à nous endetter. Nous avions peur de rencontrer les services sociaux, peur qu'ils touchent à nos enfants.

En 1991, les quatre aînées souhaitant avoir leur chambre, nous avons réussi malgré notre peur à parler à une assistante sociale de la mairie. Nous avons fait avec elle une demande de logement. Mais notre situation s'est aggravée : mon mari a fait une dépression et moi aussi après lui, avec en plus une grave maladie pulmonaire qui a nécessité des soins intensifs pendant six mois et deux mois en clinique. Cette période a été très difficile pour mon mari qui, refusant l'aide d'une travailleuse familiale, s'est retrouvé seul avec tous les enfants. Nous n'avons jamais plus entendu parler de la demande de logement. Il a fallu en renouveler le dossier tous les six mois. Cette procédure a duré un certain temps, qui m'a paru une éternité. J'ai baissé les bras et n'ai plus renouvelé notre demande.

Heureusement, à ma sortie de clinique, quelqu'un m'a parlé d' ATD Quart Monde. Je m'y suis sentie accueillie comme s'ils m'avaient connue depuis longtemps. Cela a été un tournant de ma vie. J'ai depuis réussi à remonter la pente, mais mon mari beaucoup moins.

Quelque temps après, nous avons obtenu le RMI (revenu minimum d'insertion) avec comme projet d'insertion « la recherche d'un logement ». Avec l'assistante sociale, nous avons prospecté du côté des maisons individuelles mais toutes étaient trop chères. En 1996, j'ai effectué une nouvelle demande de logement à la mairie, mais le résultat a été le même. Le responsable du service m'a même dit un jour : « Vous n'avez pas de revenu, vous n'avez pratiquement plus que les prestations familiales, on ne vous attribuera pas de logement. » A ce moment-là, j'ai ressenti du dégoût.

Mon mari trouvait bien des petits boulots d'intérim, des missions courtes qui ne suffisaient pas comme revenu régulier. Malgré mes charges familiales (ma dernière n'avait qu'un an), j'ai pensé qu'il fallait absolument que je trouve un emploi, que je pense à reconstruire ma vie. J'ai démarré une recherche d'emploi à mi-temps pour me remettre dans le bain. En 1999 j'ai obtenu un rendez-vous dans une entreprise où j'ai été prise de suite : cela a été un déclic. Je ne savais pas que c'était une entreprise d'insertion.

Après six mois de travail, j'ai vu sur une affiche qu'on pouvait obtenir un logement là où notre patron cotisait. J'ai fait un dossier mais il n'a pas abouti car, six mois plus tard, nous avons tous été licenciés économiques suite au dépôt de bilan de l'entreprise. Depuis, avec soixante licenciés, nous avons créé une coopérative, mais celle-ci ne cotise pas et je dois trouver une autre solution pour avoir un logement.

Il faut dire que je ne peux plus vivre ici, pas seulement pour le manque de place... Dans le quartier, on veut rénover les logements et déjà des immeubles entiers sont vides, saccagés, avec des incendies fréquents... Les jeunes ne trouvent pas d'emploi et n'ont pas de lieu pour se réunir... Il n'y a même plus assez d'enfants et deux classes ont été fermées cette année à la rentrée...

Madame D.

Témoignage communiqué par le groupe ATD Quart Monde de Chalon-sur-Saône, France

1 Samu : service d’aide médicale d’urgence, 115, appel téléphonique du SAMU social.

2 Direction de l’action sanitaire et sociale.

1 Samu : service d’aide médicale d’urgence, 115, appel téléphonique du SAMU social.

2 Direction de l’action sanitaire et sociale.

Lucien Duquesne

Vice-président d’ATD Quart Monde (France), Lucien Duquesne est volontaire de ce Mouvement depuis plus de trente ans. Il a exercé diverses responsabilités en France et au Canada.

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