L’éducation, une réponse à l’inacceptable

Alphonse Tay

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Alphonse Tay, « L’éducation, une réponse à l’inacceptable », Revue Quart Monde [En ligne], 186 | 2003/2, mis en ligne le 01 novembre 2003, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1947

L’ignorance la plus grave n’est pas de ne savoir ni lire ni écrire. Elle est de ne pas savoir que tout homme est une valeur sacrée. C’est l’enjeu fondamental de l’éducation. Les plus pauvres sont souvent victimes de l’ignorance des autres. Cet article reprend une intervention dans le cadre du Cercle de pensée Joseph Wresinski de Paris le 4 mars 2002.

Après la chute des empires coloniaux et l’avènement des indépendances, les drames de la pauvreté et de la misère dans les ex-colonies, qui affectaient particulièrement les enfants, s'étaient révélés au monde. Il était alors nécessaire que le rôle de l'Unesco et celui de l'Unicef fussent étendus à l'ensemble de ces pays. En outre, ces deux Organisations avaient constaté la difficulté qu'il y avait à résoudre les problèmes de misère uniquement par des programmes de survie sans le soutien de l’éducation. En effet, sans l’éducation, le traitement de la détresse est sans lendemain. Cette évidence les avait alors conduites à prendre, vers la fin des années 1970, la décision de mettre en place un programme commun de coopération. Dans ce cadre, mon travail a consisté, de 1984 à 1990, à compléter par des activités d’éducation les activités de survie menées par l’Unicef. En 1990, à la suite de la conférence mondiale sur l’éducation pour tous (Jomtien, Thaïlande, mars 1990), il m'a été demandé de créer un programme spécial pour la réhabilitation et l’éducation des enfants les plus vulnérables : les enfants de la rue. Et, à partir de cette catégorie particulière d’enfants, s’est développé le Programme mondial de l’Unesco pour l’éducation des enfants en situation difficile.

Certaines réalités propres à la pauvreté et à la misère m’ont confirmé ceci : l'individualisme (tendance à l’égoïsme) a remplacé l'individuation (le fait souhaitable de développer ses talents propres et de devenir un individu singulier). Nous vivons désormais dans une civilisation où le but est de parvenir à un bonheur, à la fois immédiat et durable, par des moyens et selon des valeurs très individuels. Aussi nous pouvons aujourd’hui vivre tranquillement à côté de situations inacceptables sans être choqués ni inquiétés parce que ces situations ont été collectivement légitimées par un long processus de normalisation et de banalisation à travers des contrats sociaux, y compris les lois fondamentales ou constitutions des nations contemporaines.

La sécurité humaine, un rêve lointain

Le droit ne sauve personne, ce sont des êtres humains qui sauvent des êtres humains des transgressions de la vie et de la dignité. Et l’être humain ne peut le faire que par engagement personnel à écouter la loi intérieure et naturelle ou à défaut à respecter les règles du droit positif. Depuis des siècles, des hommes ont élaboré des conventions pour protéger le genre humain contre ses propres exactions. Mais l’humanité ne les a jamais efficacement respectées. Elles ont été adoptées pour que les guerres civiles et internationales cessent, pour débarrasser la politique de la violence inutile et instaurer la paix perpétuelle au sein des nations et entre les Etats. Quelles que soient les grandes conventions que l'on examine, on se rend compte que les hommes les conçoivent avec promptitude, les promulguent, s’y réfèrent autant que nécessaire pour soutenir des discours et des programmes, les défendent et les commémorent périodiquement. Et pourtant l'être humain n'est jamais infailliblement protégé contre les violations de sa dignité par ses semblables. Partout, la croyance en une efficacité magique du droit a donné naissance à un nouveau culte : les « Droits-de-l’hommisme ». Ce culte justifie la création d’une multitude de droits spécifiques qui n’ont pas plus d’effet que les Droits de l’homme et du citoyen, périodiquement amendés jusqu’à nos jours. C’est le cas en ce qui concerne les enfants par exemple. Est-il nécessaire de faire une « Convention relative aux droits de l’enfant » ? Un enfant n'est-il pas déjà un être humain à part entière qui mérite d’être protégé par les droits de l’homme ? Si la Charte des droits de l'homme avait été respectée, aurait-on eu besoin de faire une convention spécifique pour les enfants ?

Agir dans l’intérêt de la vie

La confiance excessive faite à l’efficacité des textes juridiques en matière de dignité humaine n’offre souvent qu'une bonne conscience. Alors que le Brésil est en avance sur bien d’autres pays en ce qui concerne la protection des enfants par le droit, les enfants de la rue y sont assassinés par dizaines chaque année.

Contre l’insuffisance du droit positif à assurer la sécurité humaine, contre la facilité actuelle d’accepter l’inacceptable, existe-t-il un remède ? La réponse prompte et universelle à cette question est l’éducation. Mais quelle éducation ? Chacun pense naturellement et sans hésiter à l’éducation formelle (du premier au degré le plus élevé) et à l’alphabétisation universelle. On croit en général que la qualité morale ou le respect de la vie est proportionnel à l’ampleur du symbole du développement matériel. C’est ainsi que le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) apprécie le degré du développement humain dans les pays à l’aide de certains symboles tels que les taux d’inscription des enfants et des jeunes dans des institutions scolaires et universitaires, les taux d’alphabétisation de différentes catégories sociales, le nombre de bibliothèques, de télévisions, l’accès aux services de survie etc. Mais ce à quoi on se réfère en réalité lorsqu’on parle d’éducation, c’est davantage l’instruction que la préparation de la conscience humaine à « épouser » la valeur humaine.

Un exemple de discussion à ce sujet à Salvador de Bahia avec quelques partenaires universitaires et directeurs de projets consacrés aux enfants de la rue illustre mon propos. Ils étaient préoccupés par le fait que des enfants, descendants des esclaves d'origine africaine et de familles pauvres, ne veulent apprendre ni à lire ni à écrire. Ils voyaient dans l’écriture et la lecture des possibilités certaines de protéger ces enfants contre la pauvreté. Je leur avais fait remarquer que l’écriture et la lecture constituent une technique tout à fait particulière qui, en tant qu'outil, permet de fixer des idées et des faits sur des supports matériels situés en dehors de l’individu. Ce qui est important ici, ce n’est pas l’outil, c’est la finalité de l’outil. C’est ainsi que cet outil a permis d'écrire l’un des meilleurs instruments juridiques de protection des enfants et pourtant les enfants, en majorité noirs, sont insuffisamment protégés contre les diverses formes de violence, y compris la misère. Si ces enfants refusent d’apprendre à écrire et à lire c’est sans doute parce que rien ne leur prouve l’existence d’une relation univoque de cause à effet entre l’instruction scolaire et le changement de vie de leurs familles. C'est l'outil qui, à leurs yeux, est dénué de sens pour leur catégorie sociale, celle des pauvres. Ces enfants voient bien autour d'eux que pour leurs parents noirs, quels que soient leurs niveaux d’études, les chances de sortir de la classe des pauvres sont infimes. Cette constatation inconsciente peut suffire à décourager ces enfants face à l’école. Tout comme le droit, l’écriture ne garantit pas la sécurité absolue à l’homme. C’est l’homme qui, possédant le savoir et surtout la connaissance, peut protéger l’homme s’il s’y engage personnellement. L’instruction académique, quelle qu’en soit son excellence, n’est pas une valeur en soi. Les vrais savoirs et connaissances qui sont utiles à la vie comme ceux des anciens Egyptiens et des Hébreux étaient, d’abord et de préférence, appris, connus et récités par cœur avant d’être tardivement transcrits (dans la Tora par exemple). Ce que nous connaissons grâce à l’oralité nous habite en permanence et, si ce qui nous habite est fondé sur la vertu, nos réflexes auront des résultats vertueux. Par contre, si nous transcrivons nos principes d’action sur des supports extérieurs à nous, nous rangerons ces supports sur les étagères de nos bibliothèques, mais nos consciences seront vidées des principes qu’ils conservent. Et si nos consciences sont ainsi vidées des vertus intérieures qui doivent nous permettre d’agir spontanément et naturellement dans l’intérêt de la vie, nos actes auront peu de chance d’être vertueux.

Une autre remarque au sujet de l'éducation formelle en tant qu’antithèse de l’ignorance. La nécessité de lutter contre l'ignorance est indiscutable. Mais à mon avis, l'ignorance n'est pas le fait de ne pas savoir lire ni écrire, mais le fait d'ignorer que l'être humain est une valeur. Dans une éducation qui révèle l'homme à lui-même comme une valeur, l'écriture devient un instrument qui permet de concourir au respect de l'homme. En revanche, si l'écriture est considérée comme une valeur en soi, alors cette écriture peut nier l’être humain en tant que valeur sacrée…

Comment éduquer à la dignité ?

Dans la culture dans laquelle j'ai été élevé, l'éducation à la dignité est celle qui apprend à l'enfant que tout ce qu'il fait ou dit dans le sens du soutien à l'apparition et à l'entretien de la vie, que tout ce qui concourt à chérir la vie humaine est la bonne chose. On prépare ainsi sa conscience au respect de la vie par des voies symboliques et par une vigilance de tous les instants, afin de lui apprendre, sans passer par l’écriture, à tenir compte de l'importance de la vie humaine, à distinguer par des moyens très simples entre le mal et le bien.

Aristote a étudié le mal et le bien dans de nombreux volumes, afin que chacun puisse définir son mal et son bien. Il ne s'agit pas de cela dans la tradition de mon peuple. Dans la philosophie individualiste aristotélicienne où le Bien et le Mal se définissent d’abord et résolument par rapport à soi, le respect de la vie de l’autre peut ne pas être absolument garanti. Si le respect de la vie peut, en toutes circonstances, être immédiatement et fondamentalement considéré comme le Bien, et si tout ce qui peut conduire à la destruction de la vie ou à la rendre impossible est considéré comme le Mal, le problème du Bien et du Mal devient, pour l’enfant, très simple à comprendre et à accepter. C'est cela la base de l’éducation morale.

Mais ce principe pose un problème permanent et universel. Dans l'Ancien Testament (ou la Tora), il est dit : « Tu ne tueras pas ». Il m’a été enseigné l’acceptation de la légitime défense et le refus de la mise à mort préventive, car cette dernière est toujours une agression. Ce sont les commentaires éthiques qui ont substitué au commandement absolu : « Tu ne tueras point » l’expression : « Tu ne tueras point, mais... ». C’est ainsi que l’éthique permet de trahir la morale. Si la majorité des gens s'engageait dans la voie du respect des principes catégoriques on n'aurait pas besoin d'autre chose pour obtenir la sécurité humaine. C'est parce qu'on assouplit la morale par l'éthique, en parlant de circonstances… que l'on peut entrer en guerre tout en clamant la paix.

Violer le « Tu ne tueras pas »

Laisser des gens dans la misère, c’est absolument une tuerie puisque ce qu’il y a d’essentiel dans l’homme, la dignité, est nié et donc anéanti. La misère est violence puisqu’elle détruit l’homme qui la subit. Or chacun de nous est un être potentiellement violent. Je sais que personne n’aime se reconnaître comme potentiellement violent. C’est ainsi que certains textes de l'Unesco disent que l'homme n'est pas violent par nature mais qu’il le devient par la culture. Je n'ai jamais rencontré de culture humaine qui soit violente alors que les êtres humains qui ont produit cette culture et qu’elle habite sont au contraire absolument pacifiques. Il est établi depuis Durkheim que la première chose que les familles imposent à leurs enfants, c’est leur culture, produit de leurs ancêtres qu’elles entretiennent. En réalité, toutes les cultures (créations humaines) portent en elles à la fois la violence, la non-violence et le désir de la paix. La science nous révèle aujourd'hui que, dès la première cellule, nous portons en nous deux formes d’agressivité : biophobe (quand elle est contre la vie) et biophile (quand elle est en faveur de la vie). Seule l'éducation, en s'interposant entre ces deux tendances de l’agressivité peut les contrôler et nous aider à maîtriser la violence biophobe et inutile. L'éducation doit donc être considérée en premier lieu comme un outil destiné à être au service de la vie. Dans cette connexion le texte de la dalle de la place du Trocadéro (Paris 2. Voir la page 4 de couverture) porte un sens profond de solidarité. Pour vaincre la misère ou la violence, nous ne pouvons faire autrement que de nous unir. S'unir, c’est reconnaître l’unicité du genre humain, c’est nous donner la possibilité de contrôler mutuellement notre individuelle faillibilité potentielle et constante. Reconnaître l'autre comme identique à soi-même en terme de valeur, c'est déjà s’attaquer aux ingrédients de la violence et de l'exclusion. Comment accroître cette union, comment révéler sa nécessité dans notre entourage ? Cette union que j’appelle « solidarité invisible » existe en permanence entre les hommes sur toute la terre, même si individuellement nous n'en avons pas conscience à chaque instant. Nous ne pourrions pas exister si cette solidarité invisible ne fonctionnait pas, car tout ce qui nous advient dépend de tous directement ou indirectement. Il y a des millions de mains derrière chacun de nos gestes familiers. Nous croyons être isolés des autres, mais nous sommes à chaque instant en liaison solidaire. C’est par erreur que nous croyons, par mentalité utilitariste, que le pauvre n'est rien. Dans les sociétés africaines traditionnelles même « le fou » revêtait, autant que « le saint d'esprit », de l’importance pour sa communauté, parce que le fou a des fonctions symboliques et complexes dans sa communauté.

Non à la raison de la force.

Les philosophies officielles nous apprennent à nous comporter en société comme s’il était absolument vrai que par nature « l'homme est un loup pour l'homme ». Nous absorbons subtilement la croyance en la sélection naturelle, où les plus forts (assimilés aux riches) subsisteront et où les plus faibles (assimilés aux pauvres) seront condamnés à disparaître selon les lois très valorisées de l’économie de compétition. L’Etat moderne semble être fondé sur la soumission de la force de la raison à la raison de la force, principe qui repose sur la méfiance que l’homme doit avoir en permanence à l’égard de l’homme. Une telle perspective est inacceptable. Nous devons la réfuter, en nous unissant autour des plus faibles.

Alphonse Tay

Originaire du Togo, Alphonse Tay a été fonctionnaire de l’UNESCO pendant 18 ans. Il y a travaillé dans le domaine du développement et de l’éducation des enfants en situation difficile.

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