Le rôle du droit en question ?

Paul Bouchet

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Paul Bouchet, « Le rôle du droit en question ? », Revue Quart Monde [Online], 186 | 2003/2, Online since 05 November 2003, connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1958

Les critiques dont le droit est souvent l'objet expliquent peut-être la perte de confiance à son égard de ceux-là mêmes, notamment les plus faibles qui en avaient attendu l'amélioration d'un sort injuste. Il faut tenter d'en comprendre les causes, mais aussi prendre acte des avancées. Le droit évolue pour répondre aux aspirations des hommes. L'auteur en rappelle ici quelques étapes récentes.

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Droits humains

« Le droit est de plus en plus compliqué ». C'est indiscutablement vrai. Certaines de ces complications pourraient être évitées lorsqu'elles proviennent, par exemple, du langage employé, inutilement technocratique. Mais, même si les lois étaient écrites sous une forme plus claire, leur contenu ne serait pas toujours aisé à comprendre. Il est illusoire de croire que le droit puisse toujours être simple dans une société qui lui donne à résoudre des problèmes de plus en plus complexes.

« Le droit change trop souvent ». Là il faut distinguer les modifications inutiles de celles qu'impose l'évolution de la société. Pensons, par exemple, aux lois de bioéthique qui doivent tenir compte des progrès de la science.

« Le droit se contredit parfois ». Il faut comprendre que le droit doit arbitrer entre des intérêts qui peuvent être contraires : entre droits de l'employeur et droits des salariés, entre droits du bailleur et droits du locataire, entre droits des vendeurs et droits des acheteurs, etc. Cet arbitrage est plus ou moins favorable aux uns ou aux autres selon leur force et leur influence respectives, exprimées par les organisations représentatives et par les groupes de pression. Cela défavorise à l’évidence les plus faibles en moyens d'influence. Il arrive qu'à l'occasion de circonstances favorables une catégorie obtienne une amélioration de ses droits. Mais le nouvel équilibre, obtenu souvent par le biais d'amendements parlementaires, est instable car dérogatoire par rapport à l'esprit général d'un texte. En cas de contestation, les juges qui auront à l'interpréter pourront le faire dans des sens plus ou moins contradictoires, ce qui crée une grande insécurité juridique.

« Les bonnes lois sont mal appliquées ». Il ne suffit pas qu'une « bonne loi » soit votée pour qu'elle devienne effective. Il faut encore que l'administration chargée de la mettre en oeuvre prenne à temps les mesures pratiques nécessaires et dégage les crédits financiers suffisants. Il faut aussi que les personnes chargées de l'application soient motivées pour respecter et faire respecter l'esprit des nouveaux textes, ce qui nécessite une formation et une connaissance de la réalité sociale en mouvement.

Que retenir de ces critiques ?

Doivent-elles conduire au scepticisme ou au découragement devant les obstacles rencontrés dans la lutte pour améliorer le sort des plus faibles ? L'exemple, pour la France, de la loi d'orientation relative à la lutte contre les exclusions permet de répondre à cette interrogation.

Avant même le vote de cette loi, onze ans après le rapport Wresinski au Conseil économique et social qui la préconisait (1. Grande pauvreté et précarité économique et sociale, Journal officiel, Avis et rapports du CES, n'6, février 1987), ATD Quart Monde avait effectué une mise en garde utile : cette loi est une espérance, elle ne doit pas être une illusion. Cinq ans après le vote, l'évaluation faite par ce mouvement, fondée sur des enquêtes auprès des personnes et des familles, a fait apparaître les insuffisances du texte et plus encore les difficultés d'application, malgré la sortie plus rapide que d'ordinaire de la plupart des mesures réglementaires. Mais les difficultés rencontrées ne sauraient conduire à sous-estimer l'avancée considérable que représente un tel texte. Il faut le rappeler sans cesse, il est essentiel en ce qu'il ouvre de nouvelles perspectives à l'évolution générale du droit, à un triple point de vue.

L'article premier de cette loi donne à celle-ci un «fondement éthique », à savoir la reconnaissance de « l'égale dignité de tous les êtres humains. » Il assure la « consécration juridique » d'une notion nouvelle, celle de « droits fondamentaux » Enfin il appelle à une « mobilisation civique » pour l'application de la loi, en impliquant non seulement les pouvoirs publics mais la société civile tout entière. Essayons de mesurer l'importance de cette triple avancée en la situant dans le mouvement général de la société, tant en France qu'au niveau européen ou international.

Un fondement éthique : l'égale dignité

La notion de dignité humaine n'est certes pas nouvelle, mais jusqu'à présent elle était purement morale, sans effet juridique. Les juristes traditionnels la refusaient même comme n'étant pas « normative », ce qui signifie dans leur langage qu’elle ne peut créer par elle-même ni droit ni obligation. Bien plus, elle avait pu être invoquée pour justifier les pires inégalités entre de prétendues « élites » et ceux qui étaient déclarés « indignes de vivre ». Ce sont précisément les leçons de la Seconde Guerre mondiale qui ont amené à vouloir trouver un fondement éthique au système juridique des démocraties.

Ce n'est pas un hasard si le premier pays à s'engager dans cette voie a été l'Allemagne. Dans la « loi fondamentale » qui lui sert de Constitution, elle proclame la dignité comme principe premier de tout l'édifice juridique. Mais c'est la Déclaration universelle des droits de l'homme qui, en 1948, va marquer le pas décisif en reconnaissant que les hommes sont « égaux en dignité et en droits », et pas seulement « en droits » comme dans la Déclaration française de 1789.

Il aura fallu exactement un demi-siècle pour qu'une loi française (la loi « exclusion » votée en 1998) fasse expresse référence à cette notion essentielle de l'égale dignité de tous les êtres humains (et pas seulement les citoyens français, ce qui n'est pas sans portée).

Parallèlement, la notion de dignité a progressé également dans le jugement porté sur la validité des lois par le Conseil constitutionnel. Cette institution nouvelle, qui peut annuler une loi en la déclarant contraire aux principes constitutionnels, a admis (en 1994) « que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle »

Ainsi c'est par deux voies nouvelles, la référence à la Déclaration universelle et la jurisprudence du Conseil constitutionnel, que la notion de dignité, essentielle dans la lutte juridique pour la protection des plus faibles, a pu faire son entrée dans le droit français. Il reste à en tirer toutes les conséquences, mais l'avancée est essentielle. Encore faut-il mesurer le chemin parcouru pour comprendre où nous en sommes.

La Déclaration universelle des droits de l'homme, après d'âpres discussions entre les rédacteurs du projet, avait reconnu comme droits universels et indivisibles les droits mentionnés dans les trente articles de ce texte. Certains sont qualifiés de droits civils et politiques (par exemple, la liberté de pensée, de conscience et de religion), d'autres, de droits économiques, sociaux ou culturels (par exemple, les droits à la sécurité sociale, à un niveau de vie suffisant, à l'éducation...)

Mais la Déclaration n’avait pas elle-même, de force juridique. Cela nécessitait la signature des pactes engageant les Etats signataires à prendre des mesures d’application. Or, dans le climat de la guerre froide qui opposait les démocraties occidentales et les démocraties dites populaires de l'Est, la mise au point de ces pactes a dû faire face à des oppositions très profondes qui ont abouti en 1966 (soit dix-huit ans après la Déclaration !) à la rédaction de deux pactes distincts, l'un, relatif aux droits civils et politiques, l'autre, aux droits économiques, sociaux et culturels. Certains pays, comme les Etats-Unis, n’ont ratifié que le premier, d'autres, comme la Chine, que le second. Même les pays qui, comme la France, ont ratifié les deux ont plus ou moins accepté cette séparation qui porte atteinte à l'indivisibilité, au détriment des droits économiques, sociaux et culturels moins bien protégés.

Or ce sont ces derniers droits qui sont, pratiquement, les plus essentiels dans la lutte pour la dignité des plus faibles. Que signifie la liberté de la presse pour celui qui n'a pu apprendre à lire ou tout simplement le droit à la vie pour qui meurt de faim ?

Une notion nouvelle: les droits fondamentaux.

La notion de droits fondamentaux, réunifiant les droits les plus essentiels quelle que soit l'épithète (civile, politique, économique, sociale, culturelle) qu'on leur donne par ailleurs et les différenciant droits spécifiques ou catégoriels, nous semble permettre le dépassement de cette séparation. Dans leur meilleure conception, les droits fondamentaux sont les droits fondés sur la reconnaissance de l'égale dignité, et qui doivent être garantis à tout être humain, quels que soient sa nationalité, son sexe, son âge, sa catégorie sociale.

C'est ce qu'a fait la loi « exclusion » en précisant qu'elle tend « à garantir sur l'ensemble du territoire l'accès de tous aux droits fondamentaux dans les domaines de l'emploi, du logement, de la protection de la santé, de la justice, de l'éducation, de la formation et de la culture, de la protection de la famille et de l'enfance »

A juste titre, le Mouvement ATD Quart Monde a regretté que le législateur ait retenu un droit fondamental dans le domaine de l'emploi, excluant ceux qui ne peuvent travailler du fait de leur âge, d'un handicap ou plus largement de la situation économique. Le véritable droit fondamental, ouvert à tous, est le droit à des moyens convenables d'existence, de préférence par l'emploi si les conditions en sont réunies sinon par des minima sociaux de niveau suffisant.

Sous cette importante réserve, l'avancée est là encore réelle. Elle a facilité le vote de la loi de couverture maladie universelle (CMU) pour la protection de la santé et la réforme de la procédure en cas de placement d'enfant, en permettant la communication du dossier au nom du droit à la protection de la famille. Elle permet de fonder la campagne en cours pour rendre le droit au logement « opposable ». Plus largement, on notera avec intérêt que cette notion nouvelle a été reprise dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

Un combat reste à mener sur le plan international. La solidarité internationale, si gravement déficiente dans la lutte contre les principaux fléaux (pauvreté, illettrisme, pandémies), ne pourra progresser que si on passe, là aussi, de simples programmes d'assistance à des obligations garantissant la mise en oeuvre de droits reconnus comme fondamentaux. Il s'agit là d'une véritable bataille idéologique entre ceux qui, au nom d'une certaine conception du libéralisme, veulent limiter le rôle du droit international à la protection des droits civils et politiques, et ceux qui veulent assurer la promotion de l'ensemble des droits reconnus comme indivisibles, en mettant en place les mécanismes de contrôle et de sanction nécessaires.

Cela met en cause, notamment, le rôle assuré par les organismes dits de Bretton Woods (Fonds monétaire international et Banque mondiale) qui sont indépendants des Nations unies et ne sont pas soumis juridiquement aux obligations nées des pactes en matière de droits de l'homme. C'est à une véritable refondation du système international qu'il convient désormais d'appeler.

La mobilisation civique.

L'expérience l'a abondamment confirmé : les changements les plus essentiels ne sauraient être imposés d'en haut. La crise de la démocratie représentative (importance des votes protestataires et de l'abstention) conduit à une mise en cause des rôles respectifs des pouvoirs publics et de la société civile. Peu à peu se renforce le courant de pensée qui préconise la notion de démocratie participative.

Pour revenir à l'exemple de la loi française contre les exclusions, les avancées contenues dans son article premier ne sont pas d'abord venues des pouvoirs publics. Celui-ci ne figurait pas dans le projet initial et était même combattu, lorsqu'il était préconisé, comme étant « non normatif ». Si le Mouvement ATD Quart Monde a pu obtenir le soutien du président de la République et du gouvernement à cet article, c'est parce qu'il avait pu faire partager sa conception à un important regroupement associatif (le réseau Alerte), et parce qu'il pouvait faire valoir que l'espérance des plus pauvres était bien celle d'une loi de dignité.

De même c'est la réaction unanime des associations concernées qui a permis de tenir récemment en échec le projet de certains parlementaires visant à remettre en cause les dispositions novatrices de la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU), destinées à favoriser la mixité sociale par l'obligation d'atteindre partout un objectif de 20 % de logements sociaux.

Sur le plan international, les possibilités d'une telle mobilisation civique sont évidemment plus difficiles encore à mettre en œuvre. Il faut certes que les organisations non gouvernementales (ONG) utilisent pleinement toutes les ressources que leur offrent les statuts consultatifs obtenus auprès des instances internationales. Mais cette fonction représentative ne doit pas faire négliger l'action de terrain, et la capacité de mobiliser l'opinion. La citoyenneté européenne, maintenant reconnue mais encore embryonnaire, commence à s'éveiller. Sur le plan mondial, la gravité même des événements en cours qui opposent, à l’occasion du choix entre guerre et moyens pacifiques, deux conceptions de l'avenir peut susciter une prise de conscience de la communauté de destin. C'est dans cette perspective qu'il faut apprécier, par delà les insuffisances et les erreurs, les mouvements qui, de l'anti-mondialisation à l’alter-mondialisation puis à la mobilisation contre la guerre, expriment le refus du désordre établi ou de l'ordre imposé.

Le droit, espoir de tous les vivants.

Telle doit être présentement la conclusion sur le rôle du droit. Dans un monde en mouvement, le droit ne peut rester immobile. Le droit à la vie n'a de sens que s'il se traduit par un droit concret à l'égale dignité de tous, garantissant tout à la fois le meilleur moyen d’existence et de meilleures raisons de vivre. Un droit vivant ne saurait être réduit à une simple technique juridique mais doit porter l'espoir de tous les vivants.

Paul Bouchet

Avocat, conseiller d'Etat, médiateur dans divers conflits, Paul Bouchet a été aussi président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, puis du Mouvement ATD Quart Monde (France).

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