Prendre de l'âge dans un quartier défavorisé

Anne-France Wittmann

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Anne-France Wittmann, « Prendre de l'âge dans un quartier défavorisé », Revue Quart Monde [Online], 196 | 2005/4, Online since 01 June 2005, connection on 20 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2004

« Cette démarche de sociologie urbaine fondée sur l'analyse des modes de vie des personnes âgées vivant dans un quartier défavorisé de Nanterre, la cité des Provinces françaises, s'attache à démontrer que le facteur spatial est prépondérant dans la manière dont les individus se projettent dans le vieillissement : le fait de vieillir dans un espace urbain défavorisé et stigmatisé accentue le poids (physique et social) de l'âge, et peut engendrer un phénomène d'exclusion. » Anne-France Wittmann a publié « Vieillir dans une cité : un double stigmate. Analyse du quotidien des personnes âgées de la cité des Provinces françaises à Nanterre », Institut d’études politiques de Paris, cycle supérieur de sociologie, 2000. Et « Vieillir dans une cité : un double stigmate » in Sociétés Contemporaines, 2003, n°51, pp. 107-128.

Vieillir préoccupe. Vieillir préoccupe individuellement, suscitant angoisse et inquiétude. Vieillir préoccupe collectivement, autour d'interrogations majeures sur les systèmes de retraite, sur les problématiques de santé publique, sur la place des personnes âgées dans la société.

Pourtant, les débats actuels autour de la vieillesse s'inscrivent dans un contexte où les retraités n'ont jamais été aussi « privilégiés », disposant de deux atouts majeurs: le temps (le temps quotidien, mais aussi l'espérance de vie), et l'argent (le pouvoir d'achat des retraités est aujourd'hui nettement plus élevé qu'il y a encore trente ans1.

Le vieillissement, en effet, n'est pas tant une question d'âge que de perception sociale de l'âge. Or, les représentations sociales fluctuent. La fin du XXème siècle a vu l'avènement d'une « nouvelle vieillesse », valorisée, présentée comme une période de loisirs, de consommation et d'activité2.

L'image sociale du troisième âge cherche à reculer au maximum toute notion de vieillesse (au sens de dépendance, d'inactivité et d'incapacité), qui constitue, dans une société dominée par des valeurs liées à la jeunesse, une forme de relégation. Car vieillir stigmatise, et ce, d'autant plus que l'on n'a pas les moyens d'avoir une « retraite dorée », et que l'on vit dans un environnement socialement marqué. Ainsi, la puissance symbolique de cette image valorisée porte en germe un sentiment d'exclusion, parmi les personnes âgées qui n'ont pas accès aux loisirs et à la consommation de masse.

La cité : un environnement spatial, social et symbolique

Vieillir dans une cité constitue un handicap social à deux facettes, qui se renforcent mutuellement : la vieillesse d'une part, et l'appartenance à un milieu social modeste, d'autre part - appartenance qui se manifeste dans le fait même de vivre encore dans un quartier défavorisé, alors que les plus jeunes ont l'espoir d'en sortir, et que ceux qui ont « réussi » l'ont quitté.

Les quartiers dits défavorisés sont des « zones de relégation sociale situées au plus bas de la hiérarchie urbaine »3. Les aménagements urbains délimitent des espaces, les enclavent; les politiques publiques apposent le cachet « difficile » à des quartiers. Cette stigmatisation4 spatiale rejaillit sur les habitants de ces quartiers: vivre dans un espace discrédité discrédite socialement.

Il est important, pour comprendre le potentiel d'exclusion à l'œuvre pour les personnes vieillissant dans ces quartiers, d'avoir à l'esprit les trois dimensions du lieu - la dimension strictement spatiale, la dimension sociale, et la dimension symbolique - qui influencent les modes de vie des habitants, leurs projections spatiales et sociales, leur manière d'appréhender leur environnement.

L'analyse des modes de vie (activités, emploi du temps, tissus relationnels... ) des personnes âgées vivant dans la cité des Provinces françaises permet de déceler différentes manières de vieillir dans un quartier défavorisé, qui s'articulent autour de deux aspects du rapport que les individus entretiennent avec leur environnement : un investissement plus ou moins fort dans la vie du quartier (certaines personnes âgées y participent activement, tandis que d'autres évitent tout contact avec le voisinage) ; les déplacements et la mobilité (certaines personnes sortent aisément de la cité, ont des activités hors du s quartier alors que d'autres ne le quittent jamais, se retrouvant en quelque sorte prisonnières de la cité).

Ainsi, le fait de vieillir dans un univers s clos et stigmatisé n'a pas le même impact u sur tous, et l'un des facteurs de différentiation (entre des personnes âgées investies dans le quartier, actives et mobiles d'une part, et des personnes isolées et en voie d'exclusion d'autre part), réside dans les réseaux familiaux sur lesquels elles peuvent s'appuyer.

L'absence de capital familial, un facteur d'exclusion majeur

De manière générale, pour toutes les personnes âgées, quel que soit leur milieu, la famille constitue une ressource fondamentale, un élément de stabilité affective et matérielle, un tissu relationnel dont la possibilité de mobilisation est déterminante : l'isolement d'une personne âgée est généralement d'abord un isolement familial. En retour, les aînés tiennent une place importante dans le tissu familial5 : ils sont une source d'échanges affectifs et matériels, et transmettent des valeurs.

Les personnes âgées de la cité des Provinces françaises apparaissent, pour la plupart, en décalage avec cette représentation, bien qu'elles accordent une grande importance aux valeurs familiales. Pour nombre d'entre elles, les contacts avec les enfants sont rares. Plus rares encore sont les services rendus, en particulier sur le plan matériel. Ceci est lié à la faiblesse des moyens de la plupart de ces personnes âgées, issues de milieux populaires, ouvriers, et donc à leur faible capacité à initier des aides intergénérationnelles. C'est là un élément important de l'insertion dans des liens familiaux forts qui fait défaut, et qui peut se traduire par l'abandon de la personne âgée par ses enfants.

L'intensité des liens affectifs intergénérationnels est ainsi fortement liée à la capacité des aînés à prodiguer des aides. Au sein de la population âgée des Provinces françaises, la différence est criante entre des couples disposant de deux retraites, qui aident fréquemment leurs enfants sur le plan matériel et bénéficient en retour de témoignages affectifs importants, et les plus démunis qui, au contraire, sont les moins entourés.

La proximité spatiale renforce le potentiel d’exclusion

De nombreux travaux sociologiques soulignent l'importance de la notion de proximité géographique dans le fonctionnement des réseaux familiaux et dans l'aménagement du quotidien des personnes âgées, notamment dans les milieux populaires6. Cette proximité est le signe d'un enracinement familial local et pour les personnes âgées, elle est un rempart contre l'isolement. En ce qui concerne les grands ensembles, le tissu familial tendrait à s'y recomposer, la famille à s'y enraciner7.

Il apparaît, dans le cas de la cité des Provinces françaises, que la situation est opposée : ce qui est valorisé, c'est d'avoir des enfants en situation d'ascension sociale, ce qui implique généralement qu'ils aient quitté la cité. La réussite des enfants renforce les liens familiaux, renvoie sur les parents une identité positive et leur donne accès à un espace de sociabilité en dehors de la cité. La famille constitue ainsi un véritable capital, don' ne bénéficient pas la plupart des personnes âgées de la cité. En effet, dans les familles où la mobilité sociale intergénérationnelle s'avère modeste, les contact ! sont rares, et les aînés peuvent être délaissés par leurs enfants.

Le défaut de ce capital a en effet pour conséquences, s'il n'est pas compensé par un autre tissu relationnel (amis, voisins...), l'isolement et parfois le dénuement. C'est le cas pour une partie des gens âgés des Provinces françaises (dont tout indique qu'ils glissent dans l'exclusion) dont les enfants n'ont pas accédé à un statut plus prestigieux et vivent toujours dans la cité. Or, la présence d'enfants dans la cité n'est pas une garantie contre l'isolement, bien au contraire : cette forte proximité spatiale est le pendant d'une proximité sociale qui, loin de renforcer les liens familiaux, les distend et les désarticule.

Que leurs enfants restent dans la cité représente un échec social pour ces personnes âgées. Les enfants sont porteurs d'une partie de l'identité de leurs parents, et leur faible ascension sociale est un facteur supplémentaire de dévalorisation pour les personnes âgées des cités. Par conséquent, les familles ne s'ancrent pas dans la cité autour des personnes âgées. Si la famille perdure dans la cité, les liens se dénouent.

Comment se dessine l'exclusion ?

Ainsi, la majorité des personnes âgées vivant dans les quartiers défavorisés n'a pas accès aux rôles sociaux et familiaux qui sont au cœur des représentations courantes du troisième âge (qui placent les retraités au centre d'un réseau d'échanges matériels et affectifs).

Ce décalage est la conséquence de la combinaison des trois dimensions du lieu de vie, combinaison qui compose le terreau de l'exclusion pour les personnes âgées: les frontières de la cité, univers géographiquement clos, se rigidifient dès lors que la santé se dégrade et que les relations sociales se distendent (facteur spatial) ; l'environnement social (concentration de personnes de milieux très modestes, voire précaires, conflits sociaux et intergénérationnels) favorise le repli des personnes âgées et, comme nous l'avons vu, contribue fortement à effriter leur ancrage familial; enfin, le discrédit symbolique que porte la cité constitue un poids supplémentaire pour les aînés qui, souvent, y vivent depuis la construction du quartier et qui ont connu sa progressive dégradation.

Le contexte urbain de la cité, contexte spatial, social et symbolique, aggrave et amplifie toutes les failles (sociales, physiques...) inhérentes au vieillissement. Il fragilise les personnes âgées les plus vulnérables, qui sont dans une situation de " repli d'exclusion" (qui constitue l'une des manières de vieillir dans un quartier défavorisé).

Le paramètre majeur de ce mode du vieillir dans la pauvreté est donc un isolement social et familial qui a pour corollaire un ressentiment envers un environnement considéré comme dégradé et dégradant. Ces individus se trouvent peu à peu désaffiliés8 : leur temps, passé au domicile, tend à se déstructurer; ils se coupent de la vie sociale, refusent tout contact avec le quartier et ses habitants.

Il existe donc un fort potentiel d'exclusion, dans des quartiers dont l'image constitue un fardeau social, qui rejaillit sur les projections des personnes âgées que leurs enfants délaissent, et qui les conduit à se replier progressivement sur elles-mêmes. L'analyse de leur mode de vie révèle que ces personnes n'organisent plus leur temps, que celui-ci se déroule sans contrainte et sans objectif, et finit par se vider de son sens - ceci apparaît comme une forme particulièrement aiguë d'exclusion. Ces personnes sont très vulnérables, socialement et physiquement : le handicap social et symbolique que constitue leur cadre de vie accélère l'emprise du vieillissement.

La place des personnes âgées dans la ville

La dimension spatiale agit ainsi comme un révélateur, une caisse de résonance de clivages subtils, au sein des personnes âgées des Provinces françaises. Au-delà de ces lignes de démarcation (entre les individus qui sont bien intégrés dans des réseaux de sociabilité, et ceux qui sont isolés, en voie d'exclusion), on décèle chez ces personnes âgées un fort sentiment d'inutilité, une impression d'être « laissées pour compte » et de n'avoir aucun rôle à jouer dans la société.

Vieillir dans une cité représente ainsi, pour les gens âgés les moins insérés dans des tissus amicaux et surtout familiaux, une véritable remise en cause sociale et identitaire. La possibilité du glissement dans l'exclusion est toujours présente pour les personnes âgées de milieux populaires, mais le contexte spatial accentue cette possibilité, agissant comme une loupe sur les conflits générationnels, sur les distinctions de voisinage... Les actions des pouvoirs publics et des associations locales paraissent impuissantes à cerner et à enrayer ces glissements - même des actions symboliques, telles que l'organisation de fêtes de quartier, semblent avoir bien peu d'effets. La fête de la cité des Provinces françaises, loin de rassembler l'ensemble des habitants dans l'esprit du quartier, accentue au contraire l'isolement des plus démunis et des plus seuls.

C'est donc bien la possibilité de l'exclusion qui devrait être au cœur de la réflexion, dès lors qu'il s'agit de penser la place des personnes âgées - notamment les plus modestes - dans la société et dans la ville. L'exclusion se construit dans l'ignorance des familles, dans le relâchement des tissus amicaux, elle se compose derrière la rigidité des frontières urbaines ou dans les architectures ? qui ne laissent pour choix que le repli. A l'heure où les personnes âgées sont de plus en plus nombreuses, et dans la perspective d'une évolution des systèmes de retraite qui laisse présager un accroissement inquiétant des inégalités, il semble urgent de trouver de nouveaux ressorts de réflexion pour que l'exclusion ne s'inscrive plus en potentiel, pour tenter d'enrayer le renforcement mutuel de l'âge et de la pauvreté.

1 M. de la Godelinais « Quelques aspects de la vie sociale des personnes âgées » in Economie et statistique, 1975, n°71, pp. 67-74.

2 H. Hendras « Le troisième âge animera la société française » in Revue de l’OCFCE, 1984, n°8, pp. 141-162.

3 L. Waquant, in P. Bourdieu (dir.), La misère du monde, Le Seuil, 1993, p. 265.

4 Un stigmate peut se définir comme un « attribut qui jette un discrédit profond » sur un individu (E. Goffmann, Stigmate. Les usages sociaux des

5 M. Segalen, Sociologie de la famille. Colin, 1996.

6 C. Lalive d'Épinay et al., Vieillesses. Situations, itinéraires et modes de vie des personnes âgées aujourd'hui, Éditions Georgie, 1983. O. Schwanz

7 M. Segalen, opus cité.

8 La notion de désaffiliation, empruntée à Roben Castel. désigne une forme d'exclusion très marquée. Les individus désaffiliés « décrochent peu à peu

Compléments bibliographiques.

L. Chauvel « Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au 20eme siècle » PUF, 1998.

S. Clement, J. Mantovani, M. Membrado « Vivre la ville à la vieillesse: se ménager et se risquer » in Les annales de la recherche urbaine, 1996, n° 73, pp. 90-98.

J. Hourriez, B. Legris « Le niveau de vie relatif des personnes âgées » in Économie et statistique, 1995, n° 283-284, pp. 137-158.

A. Pitrou « Vieillesse et familles: qui soutient l'autre ? » in Lien social et politiques, 1997, n° 38, pp. 145-157.

1 M. de la Godelinais « Quelques aspects de la vie sociale des personnes âgées » in Economie et statistique, 1975, n°71, pp. 67-74.

2 H. Hendras « Le troisième âge animera la société française » in Revue de l’OCFCE, 1984, n°8, pp. 141-162.

3 L. Waquant, in P. Bourdieu (dir.), La misère du monde, Le Seuil, 1993, p. 265.

4 Un stigmate peut se définir comme un « attribut qui jette un discrédit profond » sur un individu (E. Goffmann, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Editions de Minuit, 1996 : il peut être physique, moral, mais aussi social.

5 M. Segalen, Sociologie de la famille. Colin, 1996.

6 C. Lalive d'Épinay et al., Vieillesses. Situations, itinéraires et modes de vie des personnes âgées aujourd'hui, Éditions Georgie, 1983. O. Schwanz, Le monde privé des ouvriers: hommes et femmes du Nord, PUF, 1990.

7 M. Segalen, opus cité.

8 La notion de désaffiliation, empruntée à Roben Castel. désigne une forme d'exclusion très marquée. Les individus désaffiliés « décrochent peu à peu des fonnes élémentaires de la vie sociale. se replient face à un environnement immédiat perçu comme hostile et dangereux » (F. Dubet, « Les figures de la ville et de la banlieue » in Sociologie du travail, 1995, n° 2, pp. 127-149).

Anne-France Wittmann

Diplômée de l'Institut d'études politiques de Paris, et titulaire d'un DEA de sociologie, Anne-France Wittmann coordonne actuellement, pour le compte d'une collectivité locale alsacienne, la création d'une structure culturelle et pédagogique autour des thèmes de l'environnement et du développement durable.

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