« Le Camp de Noisy ou l’inversion du regard »

Jean Tonglet

Bibliographical reference

Claire Jeanteur, "Le camp de Noisy ou l'inversion du regard", Réalisation : Claire Jeanteur ; Commentaire dit par : André Dussolier. Production : McMurphy et Images Plus, 2001. Durée : 90’. Prix du film civique 2003.

References

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Jean Tonglet, « « Le Camp de Noisy ou l’inversion du regard » », Revue Quart Monde [Online], 187 | 2003/3, Online since 20 June 2020, connection on 20 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2030

« C’est grandiose ! » : ces mots terminent ce film. Ils ont été prononcés sur le Parvis des droits de l’homme, (Trocadéro, Paris), par une personne ayant vécu, enfant, au camp de Noisy-le-Grand. Noisy et le Parvis des droits de l’homme, désormais liés, par une histoire ce film retrace. Qui aurait pensé, à la fin des années 50, que ce camp de sans-logis laisserait une telle trace dans l’histoire ? N’avait-il pas vocation, comme tous les bidonvilles, à disparaître et à sombrer dans l’oubli ? Or dans celui-ci, un combat universel est né : un combat dont le père Joseph Wresinski et les habitants du camp ont été les acteurs.

A travers des images d’archives, dont plusieurs totalement inédites (pensons aux films amateurs tournés par André Ory, employé chez Pathé, adjoint aux affaires sociales puis maire de Noisy-le-Grand), des témoignages (ceux de quelques habitants et habitantes du camp, bien sûr, des premiers volontaires ATD Quart Monde, mais aussi de l’Abbé Pierre, de madame Bénard - l’épicière qui avec son mari s’était installée, dans une roulotte, à l’entrée du camp, leur clientèle habituelle supportant mal cette population mal renommée), Claire Jeanteur remonte le fil d’une histoire commencée au cœur de l’hiver 1954, avec l’appel lancé par l’Abbé Pierre, jusqu’à la destruction du dernier des « igloos » et au relogement des dernières familles, pour nous emmener ensuite, en sautant les années, jusqu’au 17 octobre 1987 et à l’inauguration de la Dalle à l’honneur des victimes de la misère.

Quel espoir l’appel lancé en 1954 par l’Abbé Pierre n’avait-il pas créé au cœur des familles les plus pauvres des quatre coins de la France ? Un espoir qui se répandit comme une traînée de poudre : l’Abbé Pierre « allait faire des miracles, était le bon Dieu, allait donner du logement à tout le monde », rapporte le fondateur d’Emmaüs. Par centaines, des familles accourent et sont accueillies Porte de Vanves et Porte d’Orléans, sous la tente. Puis, c’est l’achat d’un terrain, dit du « Château de France », une ancienne carrière, sur le territoire d’une petite commune de l’Est parisien, Noisy-le-Grand, qui, à l’époque, comptait 10 000 habitants. En quelques mois, plus de 2 000 personnes s’y ajoutent, augmentant brutalement la population communale. A l’entrée du camp, l’Abbé Pierre, fait apposer un panneau : « Cette cité est à l’honneur de ceux qui, par leur travail et leurs dons, ont permis de l’établir et à la honte d’une société incapable de loger dignement ses travailleurs ». Ce sont d’abord des tentes, à nouveau, qui accueillent les habitants. Puis, en novembre 1954, avec l’aide financière de Charlie Chaplin et des Chocolateries de France, sont construits des abris en fibrociment, les fameux « igloos ». La curiosité ou la bêtise semble sans limites : une ancienne habitante du camp raconte comment ce lieu était devenu un lieu « à ne pas manquer », dont la visite en autocar était programmée dans certains circuits touristiques. Et madame Bénard, l’épicière, de sortir de ses archives une vieille carte postale, en vente en librairie !

Ce film est rempli de tels moments où les témoins de cette page de l’histoire de France, présentent comme des trésors les rares souvenirs qu’ils ont gardés du camp. C’est Michel Cheval et la lampe à pétrole qui éclairait l’igloo de ses parents, « le seul souvenir qui me reste du camp », conservé comme une relique dans son nouveau logement. Ce sont les films amateurs d’André Ory, qui fût maire de Noisy-le-Grand : en filmant la vie du camp, il voulait en dénoncer le caractère inhumain, films présentés par sa fille et son petit-fils. Et puis tous les souvenirs inscrits dans le cœur et dans la chair de toutes celles et ceux qui ont vécu au camp ou qui y ont rejoint le père Joseph Wresinski et ses habitants. « Je pensais, quand nous sommes arrivés, que c’était un camp de prisonniers », nous dit Bernard Jarhling, arrivé à l’âge de 13 ans. Comme en écho, Geneviève de Gaulle Anthonioz évoque sa première visite à Noisy-le-Grand : « C’étaient les mêmes odeurs de corps, de linge qu’on n’arrive pas à faire sécher, qui m’étaient devenues familières dans les camps nazis ».

« On va tous crever comme cela ! », s’écrient des pères et des mères après un énième incendie, emportant avec lui deux jeunes enfants. De telles heures d’impuissance absolue, de révolte aussi, ont fait que des Francine, Bernadette, Gabrielle, Alwine…, et les autres ont choisi de durer, aux côtés des familles et de cet homme déconcertant qu’était le père Joseph. « Avec lui, c’était différent, cela a pris. Il était plus proche de nous. Il était comme nous », confie une habitante.

Claire Jeanteur expose ensuite, avec des archives inédites, le long et patient combat en vue du relogement de toutes les familles du camp, à commencer par les plus pauvres, et la construction sur le site même, d’un lieu d’accueil, de relogement et de promotion pour d’autres familles aux prises avec la misère. Un combat marqué par des oppositions dures avec les pouvoirs publics, de la mairie au ministère de la Reconstruction. Il suffit de citer cette enquête qui, en 1958, estimait que seulement « 15% des familles étaient dignes d’être relogées ». Un combat marqué aussi par l’engagement déterminant de vrais serviteurs de l’Etat, comme le préfet Paul Feuilloley, à l’époque sous-préfet du Raincy : « Il a montré, nous dit Bernadette Cornuau, ce que pouvait faire un responsable des pouvoirs publics ». Et d’ajouter comment, dans les réunions de tous les services concernés organisées par le sous-préfet, « le ton et le regard avaient changé au bout de six mois. Au début, chaque fois que nous parlions des familles, nos interlocuteurs ricanaient. Quand tout fût terminé, on était malheureux de devoir se séparer ! ».

Par petites touches discrètes, Claire Jeanteur met en place les traits les plus caractéristiques et novateurs de l’action du père Joseph et des premiers volontaires : création de la bibliothèque, du jardin d’enfants, de la laverie, du foyer féminin, de la chapelle, et de tant d’autres lieux et projets qui renvoyaient aux habitants une image d’eux-mêmes dont ils pouvaient être fiers. « Croyants ou pas, la chapelle, on s’y reconnaissait. Vous savez, en France, une chapelle dans un village, c’est important. C’était une manière d’être reconnus comme un petit village, au moins à travers sa chapelle », dit encore un témoin de l’époque.

Elle évoque ensuite cette autre dimension constitutive de la philosophie du Mouvement ATD Quart Monde : l’importance de la connaissance précise et rigoureuse, la création d’un Institut de Recherche, l’impérieux besoin de faire entendre la parole de cette population aux pouvoirs publics et jusqu’au sommet de l’Etat et des institutions internationales. Et c’est tout naturellement, qu’après avoir évoqué le relogement des familles du camp au début des années 70, - « J’étais parti au régiment, et quand je suis rentré, quel plaisir cela fût pour mes parents de m’accueillir dans un nouveau logement », confie Michel Cheval – Claire Jeanteur se met dans les pas de madame Clute-Richard. Celle-ci la conduit d’abord au cimetière de Noisy-le-Grand, dans ce coin écarté où sont enterrés les « gens pas riches », comme elle dit. « Ce côté-là, c’est la tristesse, c’est la misère, c’est marqué : à déterrer au bout de cinq ans ». Munie d’une boîte de conserves comme celles avec lesquelles travaillent et jouent tous les enfants pauvres du monde, elle y prélève un peu de terre et se rend sur le Parvis des droits de l’homme, autour de la Dalle à l’honneur des victimes de la faim, de la violence et de l’ignorance. Une histoire de souffrance, d’humiliation, de douleur prend tout à coup un autre sens lorsqu’elle disperse cette terre sur la dalle, cette dalle qui proclame que toute cette misère à laquelle trop de gens sont encore aujourd’hui condamnés est une violation des droits de l’homme. Une telle reconnaissance, dit une autre maman, peu de temps avant, « cela n’a pas de prix ! »

En une heure et demie, Claire Jeanteur a touché à l’essentiel, avec beaucoup de pudeur, sans jamais tomber ni dans le réquisitoire contre notre société, ni dans le plaidoyer unilatéral en faveur des plus pauvres ou du Mouvement ATD Quart Monde. Elle expose des faits historiques, les étayent par une enquête solide, des images et des témoignages qui ont appris des choses nouvelles, même à des personnes qui pensaient bien connaître l’histoire de la création du Mouvement ATD Quart Monde. On se réjouira donc avec elle et pour elle qu’elle ait obtenu, en février dernier, le prix du film civique, décerné par « Les lauriers de la radio et de la télévision », dont le jury est présidé par Marcel Jullian. Son film ne nous aide-t-il pas, en effet, à être tous des citoyens plus conscients ? Il reste à espérer que ce film soit diffusé, à une heure de grande écoute, sur une grande chaîne nationale.

Ce film est disponible en deux autres versions de 26’ et 52’ aux Editions Quart Monde, 33, rue Bergère, 75009 Paris. La version longue (90’), est disponible en prêt à la même adresse, peut être visionnée au « Forum des Images », (Forum des Halles à Paris)

Jean Tonglet

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