Témoigner d’une histoire commune

Nicole Bouvier, Marie-Claude Hannhart et Sylvie Menu

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Nicole Bouvier, Marie-Claude Hannhart et Sylvie Menu, « Témoigner d’une histoire commune », Revue Quart Monde [En ligne], 188 | 2003/4, mis en ligne le 01 juin 2004, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2072

Pourquoi des familles ayant connu la grande pauvreté ont-elles voulu témoigner de l’histoire de leur quartier ? Comment cela a-t-il été rendu possible ?

Marie-Claude Hannhart : A la maison Quart Monde de Reims, nous avions beaucoup d’archives que nous pouvions compulser. Nous avons regardé de nombreuses photos, qui nous rappelaient des événements vécus ensemble dans ce quartier du Maroc. Plusieurs personnes ont dit : « Nous avons passé toute notre enfance là et nous ne voulons pas que tout disparaisse comme ça ! ». Aussi, avons-nous décidé de constituer des albums.

Nicole Bouvier : Nous avions eu l’honneur d’être invitées en 1997 à l’Assemblée nationale pour écouter Geneviève de Gaulle Anthonioz lors de la discussion du projet de loi sur la cohésion sociale. En nous y rendant, Sylvie, sa sœur Marie-Christine et moi, nous étions très motivées par ce que représentait ce combat pour une loi d’orientation contre la misère. Quand nous en parlions ensemble, toute leur enfance passée sur ce « terrain du Maroc » leur revenait en mémoire. J’étais émerveillée de tout ce que je leur entendais raconter et j’ai dit : « Il faut en garder trace ! ». D’autant plus qu’à l’époque, une quarantaine de familles vivant encore sur ce terrain allaient être dispersées par les autorités. Comment dès lors garderions-nous présente l’histoire de leur longue résistance à la misère en ce lieu ?

Marie-Claude Hannhart : Nous avons alors visité une centaine de familles pour recueillir leurs témoignages à partir des photographies rassemblées par nos soins.

Sylvie Menu : Je voudrais d’abord lire un message de Rose-Marie, qui a participé à notre travail, mais qui n’a pu venir aujourd’hui. « J’ai eu envie d’écrire ce livre et d’y incorporer des photos de personnes disparues ou vivantes pour honorer leur mémoire, leur rendre hommage et ainsi faire plaisir aux familles. Grâce à cette initiative, mes trois enfants auront un souvenir de leur vie passée et présente sur le terrain du Maroc, où j’habite depuis quinze ans... La publication de ce livre permettra à de nombreuses familles ayant habité ou habitant encore dans le quartier d’avoir des traces de leur vie et de la faire connaître à d’autres personnes. »

Toute cette aventure a commencé par le tri de photos archivées ! Nous pensions en avoir pour trois jours et depuis trois ans, nous travaillons à ce projet. Pourquoi un livre ? Parce qu’il nous a semblé évident qu’il fallait faire quelque chose de tous ces souvenirs étalés devant nos yeux, donner une force à notre mémoire et la transmettre à nos amis, à nos enfants et à ceux qui ne nous connaissent pas. Faire un livre, pour nous qui n’en avions pas étant petites, c’est un événement formidable. Bien sûr, rien ne fut simple. Que choisir ? Que montrer ? Ce qui nous pousse à présenter ce livre c’est peut-être, avant tout, l’envie de changer le regard des autres. L’envie de ne plus avoir à rougir de notre histoire, du lieu où nous sommes nés. L’envie aussi d’être liés au reste de la ville, de dire que nous sommes tous pareils, que nous avons les mêmes rêves, les mêmes inquiétudes et les mêmes soucis pour le travail, la famille et l’avenir de nos enfants. Notre livre regroupe nos propres souvenirs, ceux des volontaires d’ATD Quart Monde, ceux des Rémois qui ont marché avec nous. Ce sont des chemins qui se sont croisés, des moments partagés de joie et de fête, des efforts communs. D’où le titre de notre livre : Ensemble.

Nicole Bouvier : Nous ne sommes pas des historiennes. Nous avons seulement éprouvé un besoin vital de retisser des liens. Il était nécessaire que les événements illustrés soient datés de façon précise, que les noms des personnes soient connus, que celles-ci acceptent d’être reconnues, que les habitants de la ville qui s’étaient engagés, parfois de façon très discrète, soient aussi reconnus. Sans cette exigence, nous ne serions pas crédibles et ce témoignage ne pourrait pas servir de médiation entre les familles elles-mêmes ni de lien avec les personnes qui les ont connues. Nous sentons encore les limites de notre effort mais nous serons tous fiers de transmettre une histoire : les familles concernées d’abord à leurs enfants, nous tous, à l’ensemble des citoyens rémois. C’est là notre réconfort.

Je voulais dire aussi combien nous voulions que ce livre soit beau, que les familles le considèrent comme un trésor. Elles nous offrent un cadeau en faisant confiance aux lecteurs : ils vont être capables de comprendre qui elles sont. C’est très délicat du fait des histoires personnelles, forcément révélées, qui peuvent raviver tensions ou conflits. L’enjeu est que les familles s’approprient ce livre. La qualité de celui-ci doit les y inciter et être à la hauteur de la dignité dont nous voulons témoigner. Les financeurs qui nous avaient fait confiance devaient aussi être honorés. Nous exprimons notre vive reconnaissance à l’association Odyliade : elle a compris ces enjeux et sa collaboration a permis la réalisation concrète, et belle, du projet.

Marie-Claude Hannhart : Des personnes nous ont dit : « Il faut interviewer aussi les commerçants qui étaient dans le quartier, avant ». J’ai été impressionnée par cette vie vécue ensemble : les commerçants parlaient positivement des familles, et les familles parlaient positivement des commerçants.

Francine de La Gorce : L’une de vous a voulu que Marie-Claude Hannhart aille chercher la boulangère dans son fauteuil roulant pour la conduire vers une autre vieille dame qui avait habité le quartier et qui était également en fauteuil roulant. Elles ne s’étaient pas vues depuis vingt ans et elles ont pu échanger leurs souvenirs. Rose-Marie a eu aussi l’idée de faire reconnaître sa collaboration à la composition du livre comme stage de revenu minimum d’insertion (RMI). Elle a pris de l’argent sur son RMI pour acheter une loupe afin que les personnes âgées puissent reconnaître les visages sur les photos. Ce sont de petits gestes extraordinaires !

Nicole Bouvier : Comment faire pour que les familles puissent s’approprier ce livre, s’en servir et le diffuser ?

Marie Jahrling : Avez-vous lu Le croisement des savoirs ? Parce que vos difficultés, nous les avons éprouvées nous-mêmes et nous les avons relatées et analysées dans cet ouvrage. Nous, nous avons restitué leurs paroles aux personnes interviewées, en leur disant qu’elles pouvaient encore les modifier. Elles ont été vraiment associées à notre travail.

Marie-Claude Hannhart : En fait, nous retournions voir les gens plusieurs fois pour leur soumettre des photos et enregistrer leurs commentaires. Je pense qu’ils ont vraiment compris l’enjeu de cette entreprise et qu’ils seront les premiers à faire la publicité de ce livre.

Nicole Bouvier : Je voudrais souligner l’engagement des militantes qui ont interviewé des personnes dont certaines étaient assez étrangères au Mouvement ATD Quart Monde. Demander un témoignage, c’est un sacré engagement !

Françoise Ferrand : Pensez-vous à un livre de photos avec uniquement des témoignages de vie ?

Nicole Bouvier : Les photographies constitueront la base du livre, selon la demande des familles. En cours de route, nous avons réalisé une grande exposition-photo qui est restée pendant deux mois à la maison Quart Monde de Reims. Beaucoup de familles l’ont visitée plusieurs fois, exprimant leurs préférences. Mais il était impossible de publier toutes les photos ! Il fallait choisir celles qui étaient les plus susceptibles de faire comprendre la réalité vécue à des gens extérieurs. Nous ne voulions pas faire quelque chose qui aurait intéressé seulement ceux qui avaient habité le terrain du Maroc. En deuxième partie du livre, des extraits d’interviews seront publiés (nous allons revoir toutes les personnes interviewées pour leur dire ce que nous retenons de leurs propos et pourquoi). Il y aura aussi un extrait du discours du père Joseph Wresinski lorsqu’il est venu lancer ATD Quart Monde à Reims. Ce sera comme un passeport pour les familles qui pourront aller dire partout : « Voyez qui nous sommes. Voyez d’où nous venons. »

Françoise Ferrand : Votre objectif est-il bien de rendre l’histoire de ce quartier à tous les Rémois et à la ville de Reims ?

Nicole Bouvier : Oui, mais l’objectif premier est de rendre une force aux familles.

Marie-Claude Hannhart : Un professeur de mon fils m’a dit : «  Si vous écrivez un livre sur le quartier du Maroc, cela m’intéresse de le lire et je suis prêt à le payer d’avance. Parce que ma mère allait sur ce terrain pour aider les gens et m’emmenait avec elle. »Là, j’ai pris conscience que pour beaucoup d’habitants de Reims, qui se sont investis dans ce quartier, ce livre aurait une signification.

Françoise Ferrand : Cela confirme que l’objectif est double. Il est important de se rappeler qu’une publication c’est pour tout le monde.

Francine de La Gorce : Les deux objectifs ne me paraissent pas très éloignés. Pour que les familles soient fières de leur histoire, il faut qu’elles le soient vis-à-vis des autres. Elles ne le seront pas vis-à-vis de la voisine qui a vécu la même chose qu’elles. Elles le seront vis-à-vis de l’environnement qui, éventuellement, leur a tendu la main ou les a rejetées et qui va découvrir en elles des personnes.

Bruno Tardieu : Il s’agit aussi de révéler que ce quartier a donné lieu depuis longtemps à beaucoup d’engagements. Cela peut donner de la force aux uns et aux autres. Il est légitime de savoir que vous avez passé trois ans à réaliser ce livre et il serait dommage de ne pas le dire.

Mireille Viard : Je trouve particulièrement intéressant l’apport du regard des autres sur ce qui est vécu dans de tels quartiers. Quand soi-même on vit cela de l’intérieur, on découvre l’univers de la pauvreté et les familles qui l’habitent. Mais aussi on est souvent en conflit avec les gens extérieurs à ces quartiers. En vous entendant, je redécouvre que tous ces partenaires ont été, à leur manière, engagés. Ils ont essayé de faire quelque chose. Vous témoignez d’une volonté de les reconnaître. C’est là une avancée.

Marie-Claude Hannhart : Nous avons permis à des gens extérieurs de parler des familles du « terrain », alors qu’ils n’en ont guère l’occasion ni la possibilité habituellement.

Nicole Bouvier : Cette avancée est vraiment le résultat de la présence du Mouvement ATD Quart Monde à Reims. Il a progressivement permis aux divers partenaires (professionnels, élus, militants syndicaux et associatifs) de comprendre la nécessité d’un changement de relations avec cette population.

Françoise Ferrand : Quand des gens racontent ce qu’ils ont vécu, il y a des témoignages qui se contredisent. Les laisse-t-on subsister comme tels sans explication ? C’est la question du rapport entre la mémoire et l’histoire.

Francine de La Gorce : Ici, les auteurs n’ont pas cherché à faire un livre d’histoire. Ils ont vraiment donné un témoignage sur ce qui s’est passé dans un quartier, à travers un album où ils opèrent des choix eux-mêmes car ils en sont coauteurs. C’est une contribution à l’histoire, une pièce d’un puzzle.

Jean Tonglet : Vous avez dit que la présence et l’action du Mouvement ATD Quart Monde pendant trente ans a fait que le ton des partenaires, la manière dont ils parlent des familles, a changé. J’ai plutôt compris qu’avec le recul, on s’aperçoit que les partenaires avec lesquels on a été jadis en conflit n’étaient peut-être pas aussi mauvais qu’on l’avait cru à l’époque. Le changement de ton est mutuel. C’est parfois seulement après dix ou vingt ans qu’on se rend compte que quelqu’un essayait, lui aussi, à sa manière, de lutter contre la misère.

Nicole Bouvier : Les deux aspects sont absolument vrais. Si l’on aboutit à un changement de ton, c’est qu’eux aussi ont perçu que nous les respections dans leurs recherches. ATD Quart Monde a donné à tous la capacité d’un dialogue.

Bruno Tardieu : Quand j’ai travaillé sur des récits d’alliés d’ATD Quart Monde concernant leur action dans leurs institutions, un universitaire m’a dit : « Ce n’est pas crédible si les récits ne sont pas divers et contradictoires. » Dans n’importe quelle histoire vraie, racontée par des personnes différentes, les récits sont contradictoires. S’ils ne sont pas contradictoires, c’est que c’est ficelé et que quelqu’un a dit à tout le monde ce qu’il fallait dire. Il y a sans doute eu des articles de presse qui ne devaient pas décrire ce quartier comme vous. Il faudrait peut-être le signaler... Ecarter la contradiction, c’est falsifier la réalité.

Alberto Ugarte : Lors de notre démarche à la cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand, nous avons rencontré des anciens habitants du camp de sans logis. Quand ils parlent de leur histoire, il y a chez eux de la fierté. Des gens disent : « J’ai vécu ça, j’en suis sorti, j’ai réussi ! » Ils sont contents de la partager. Mais pour les gens qui vivent encore tous les jours la misère, comment leur histoire peut-elle leur donner de la fierté ?

Marie-Claude Hannhart : Rose-Marie, qui travaille avec nous, est encore dans le quartier. Pour nous, c’est une grande chance parce qu’elle fait le lien entre ce que nous faisons et la vie du quartier.

Francine de La Gorce : La question dont nous débattons est très difficile. Il n’y a pas une réponse unique à propos des témoignages contradictoires et de la véracité des récits. Par exemple, en écrivant chacun de mes cinq livres, je n’ai pas cherché à faire un débat contradictoire. J’ai cherché à mettre en lumière des gens et des discours qui n’étaient jamais mis en lumière. Par contre, j’ai une autre histoire que je dois un jour raconter, celle de mon enfance. Pendant trois ans de guerre, j’ai vécu chez une tante que je détestais. J’aurais aimé faire un livre à deux voix pour avoir son point de vue et le mien. Cette histoire-là, c’est une histoire personnelle qui n’est crédible et compréhensible que s’il y a la contradiction.

Mais dans l’histoire du peuple du Quart Monde, c’est sa voix qui n’est pas entendue. On ne peut pas tout le temps, en toutes circonstances, introduire la contradiction. Si l’on raconte l’histoire du camp de Noisy-le-Grand en cherchant à savoir pourquoi les pouvoirs publics et Emmaüs ont pris telle position, pourquoi la mairie voulait faire disparaître ce camp et faire partir les familles, on pourrait faire dix volumes... Mais les seuls qu’on n’entendrait pas, ce sont les gens qui vivaient dans le camp ! Le père Joseph voulait que les valeurs de cette population soient entendues et reconnues (par exemple, les parents étaient capables d’élever leurs enfants... ). Or cette parole-là - leur parole - manquait.

Nicole Bouvier

Nicole Bouvier, Marie-Claude Hannhart et Sylvie Menu sont respectivement alliée, volontaire et militante d’ATD Quart Monde. Elles ont collaboré à la réalisation du livre-album Ensemble. (Ensemble. 50 ans de vie au quartier du Maroc à Reims, Ed. Quart Monde, 2002, 173 pages).

Marie-Claude Hannhart

Sylvie Menu

CC BY-NC-ND